De la division à l’union sacrée de l’Europe face à la crise migratoire : le rôle de Frontex

Par Estelle Chambas

<b> De la division à l’union sacrée de l’Europe face à la crise migratoire : le rôle de Frontex </b> </br> </br> Par Estelle Chambas

Alors qu’un pré-accord de répartition automatique des migrants arrivant à Malte et en Italie sera soumis aux États membres le 8 octobre prochain, la question migratoire reste une des plus épineuses pour l’Union européenne. Elle divise fortement les États pour l’accueil des réfugiés depuis des dizaines d’années déjà. Toutefois, de manière beaucoup plus cachée, l’on trouve un accord entre les États afin de repousser les réfugiés ce qui transparait des activités de l’Agence Frontex. Celle-ci connait une délégation de pouvoir pour le moins exceptionnelle.

 

Meanwhile a pre-agreement will be submitted to the Member States the 8th of October, the migratory question remains a hot topic for the European Union. It has already been splitting the member States about the hosting of refugees for decades now. However, in the shadow, there is a well-established agreement among the States for the repelling of refugees which is epitomized by the Frontex Agency which has the highest delegation of authority ever known within the Union organisms.

 

Par Estelle Chambas, Doctorante à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

Alors qu’un pré-accord de répartition automatique des migrants arrivant à Malte et en Italie sera soumis aux États membres le 8 octobre prochain, la question migratoire reste une des plus épineuses pour l’Union européenne.

 

Depuis 2013 et le naufrage de 500 personnes au large de l’île de Lampedusa, les catastrophes migratoires en mer Méditerranée font régulièrement la une des journaux. L’Open Arms, l’Ocean Viking ou encore l’Aquarius sont autant de noms qui évoquent l’enfer migratoire ayant cours dans la mer méditerranée depuis des années et l’impuissance de l’Union Européenne à agir. Sujet de discorde entre les États membres de l’Union européenne qui négocient laborieusement la répartition de l’accueil des rescapés à chaque sauvetage, la question migratoire est pourtant une des rares thématiques où les États ont transmis autant de pouvoir à l’Union européenne. Ce transfert a pris la forme d’une agence communément dénommée Frontex.

 

Frontex est marquée par le paradoxe : née pour pallier la division accrue de l’Union, Fontex apparait comme une agence quasi-fédérale (I) dont il est pourtant difficile d’identifier quels actes lui sont concrètement attribuables (II). Les États exploitent cette caractéristique à foison afin de mener une politique de refoulement de l’immigration violant différents instruments de protection des libertés fondamentales dont la Convention européenne des droits de l’homme (III).

 

 

1. Crise migratoire et montée en puissance de Frontex

Il convient de rappeler en premier lieu qu’au sein de l’Union européenne a été institué l’espace Schengen comprenant 22 États membres de l’Union européenne et 4 États associés (la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein). C’est notamment par la signature de la Convention de Schengen le 19 juin 1990 qu’un espace « sans frontière » a été créé dans le but de favoriser les libertés de circulation instaurées par le projet européen. Dès lors, le fardeau du contrôle migratoire est retombé presque exclusivement sur les États ayant une frontière avec le monde extérieur. Ce sont notamment la Grèce, l’Italie et l’Espagne qui se sont vues attribuer la lourde tâche d’incarner la douane de l’Europe face à des flux migratoires qui se sont intensifiés au fil du temps.

 

Cette augmentation de l’afflux de personnes et notamment de réfugiés a grandement fragilisé l’espace Schengen. En effet, face aux risques de diverses natures liés à une immigration illégale non contrôlée, les États membres ont peu à peu réinstauré des contrôles à leurs propres frontières suspendant ainsi l’existence de Schengen. Dès lors, dans le but de réinstaurer la confiance mutuelle entre les États et de prêter main forte à ceux qui faisaient face au plus grand nombre de demandes, l’Union européenne a créé Frontex sous la forme d’une agence par l’adoption du règlement n° 2007/2004. Cet organisme était conçu comme un appui matériel venant seconder les États dans leur traitement des flux migratoires.

 

À la suite de la « crise migratoire » de 2015, les pouvoirs octroyés à Frontex ont connu un niveau jamais atteint pour une agence de l’Union européenne. C’est le règlement n° 2016/1624 qui a proposé cette nouvelle formule de l’agence dès lors dénommée Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes ainsi que la création d’un corps européen de garde-frontières et garde-côtes. Cependant, il ne faut pas s’y tromper, il s’agit plus d’un réseau européen que d’un véritable corps de fonctionnaires puisque les effectifs restent majoritairement pourvus par les États membres. L’article 3 du règlement précise bien que ce corps est composé de l’agence Frontex et des « autorités nationales des États membres chargées de la gestion des frontières » soit les gardes-frontières et garde-côtes nationaux qui restent soumis aux droits nationaux. En réalité, cette organisation est classique des différents réseaux d’autorités existant déjà au sein de l’Union européenne et pour lesquels aucun « corps européen » de fonctionnaires n’a été créé comme le Réseau Européen de la Concurrence composé de la Commission et des Autorités nationales de concurrence.

 

Toutefois, ce nouveau vocable s’inscrit dans une volonté de développer l’importance de Frontex ce qui est également traduit par l’approfondissement de ses compétences. Conçue initialement comme un organisme d’appui aux États, les missions de cette agence sont principalement constituées d’une « assistance technique et opérationnelle » comme l’organisation de l’échange de données entre l’Agence et les pays membres ou encore l’analyse des risques. Parallèlement, l’agence Frontex propose des actions opérationnelles nombreuses. Elle peut acquérir ses propres équipements et les mobiliser ou coordonner des opérations de terrains sous l’égide de l’État hôte. Mais ce statut d’organisme d’appui est aujourd’hui largement dépassé dans la mesure où Frontex est investie de pouvoirs quasi-fédéraux dans la gestion de l’immigration en Europe.

 

 

2. Frontex : une administration quasi-fédérale mais dissimulée

Actuellement, la présence de Frontex est particulièrement marquée dans les hotspots (« plateformes régionales de débarquement ») où les migrants sont placés en attendant que leur situation soit examinée par leur État de destination. Ces centres de rétention sont principalement présents en Italie et en Grèce, pays auxquels Frontex a dû prêter main forte. Cette aide prend diverses formes : des locaux, du matériel ou encore des experts. Le but est de faciliter le tri des migrants et de désengorger ces lieux surpeuplés où les conditions de vie sont très largement dénoncées.

 

Cependant, cette mission d’appui s’est révélée particulièrement intense. En effet, l’implication de Frontex dans le fonctionnement des hotspots relève difficilement du simple accompagnement. L’agence exerce un rôle actif dans le tri des migrants désignant ceux pouvant être demandeurs d’asile et ceux en situation irrégulière. Il est enjoint à ces derniers de retourner dans leur pays d’origine. Pour ce faire, des avions sont affrétés pour opérer ces « vols retours » par … l’Agence Frontex ! Seulement, les actes de Frontex sont considérés dans la plupart des cas comme ceux de l’État auquel elle prête main-forte en raison du monopole étatique de la coercition. Par conséquent, il existe une confusion quant à l’auteur des actes intervenant dans les procédures de tri des migrants. Dans les faits, ils émanent de Frontex mais juridiquement ils sont imputables aux États membres.

 

Ce point revêt une importance particulière pour les destinataires de ces actes. Dans les cas où ils voudraient former des recours contre ces décisions qui leur refusent souvent l’asile, l’identité de l’auteur de l’acte déterminera le juge compétent et le droit applicable. En effet, un acte émis par Frontex n’est pas soumis au droit national et ne peut pas être annulé ou modifié par le juge national. À l’inverse, l’acte émanant d’une administration nationale est soumis à la compétence de ce juge et au droit national. En plus d’être déterminant pour le droit à un recours effectif des destinataires de ces actes, cette zone d’ombre portant sur l’imputabilité de ces actes est aussi problématique au regard de la responsabilité. Si l’acte n’est pas imputé à Frontex, la responsabilité de l’Union ne peut vraisemblablement pas être mise en jeu. Cette incertitude s’ajoute à une rédaction maladroite du règlement qui prévoit dans son article 5 une « responsabilité partagée » entre l’État hôte et Frontex [1]. Il n’est pas indiqué ce que signifie ces termes ni comment s’opère la répartition des responsabilités. Sans les modalités concrètes de ce partage, il est très probable qu’aucune responsabilité ne puisse être engagée puisque chacun pourra plaider qu’il s’agit de la responsabilité de l’autre.

 

Dès lors, il n’est pas étonnant de voir que la doctrine déplore que l’action de Frontex soit considérée comme accessoire à celle des États [2]. De par cette fiction, les actes de Frontex échappent à tout recours juridictionnel devant les juges nationaux et européens. Bien que le règlement de 2016 ait instauré une procédure interne de plainte devant un Officier des droits fondamentaux, l’absence d’indépendance de ce dernier face au directeur exécutif de l’agence ne permet pas de combler l’absence de contrôle juridictionnel des actes de l’agence Frontex. Au regard des enjeux humanitaires considérables qui sont en balance dans ces situations, on ne peut que dénoncer un tel fonctionnement. Il est difficile d’imaginer que l’Union puisse octroyer de telles compétences à une agence sans prévoir un contrôle qui soit proportionnel à leur envergure. Cela semble fort contradictoire avec la valeur de l’État de droit que proclame l’Union dans l’article 2 du Traité sur l’Union européenne.

 

 

3. Frontex : un instrument de déresponsabilisation des États

Outre l’État de droit, le fonctionnement de Frontex viole le respect de la dignité humaine et des droits de l’homme qui sont également des valeurs fondatrices de l’Union européenne. Frontex participe à la multiplication des catastrophes humaines dans la mer méditerranée. En effet, si l’Union européenne s’écharpe sur la question de l’accueil des réfugiés, tous les États membres sont en revanche d’accord pour repousser au maximum l’arrivée des flux migratoires sur le territoire de l’Union. En théorie, l’agence Frontex devrait participer aux opérations de sauvetage en mer menées par les États selon l’article 8) d) du règlement de 2016. Cette mission devait obligatoirement être attribuée à l’agence puisque le droit international pose une obligation d’assistance aux naufragés. Toutefois, sur ce terrain-là, l’agence Frontex opère réellement de manière secondaire à l’action des États. Cette fois-ci, le zèle n’est pas de mise.

 

Cela reflète une politique plus globale des États membres qui cherchent à éviter tout contact avec les migrants afin d’échapper à la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme et à l’application de la Convention éponyme. En effet, dans un arrêt Hirsi Jamaa c/ Italie rendu par la grande chambre de la Cour le 23 février 2012, il a été jugé qu’à partir du moment où un État exerce un contrôle continu et exclusif sur un individu, c’est-à-dire toute personne quel que soit son statut ou sa nationalité, il devait lui reconnaître les droits découlant de la Convention européenne des droits de l’homme même si cet État agissait à l’extérieur de son territoire. En l’espèce, des garde-côtes italiens avaient intercepté des migrants dans les eaux internationales puis les avaient reconduits en Lybie. La Cour a jugé que la Convention était applicable dans ce cas de figure et qu’en conséquence les États ne pouvaient plus intercepter les migrants dans les eaux internationales et les renvoyer dans leur pays sans étudier au préalable leur demande d’asile en leur garantissant les droits et libertés protégés par la Convention et ses protocoles.

 

Ainsi, par crainte des condamnations, les États membres ont développé deux techniques pour échapper à l’application de la Convention. La première est de laisser les migrants mourir en mer en évitant soigneusement de les sauver. La seconde est de fournir matériel et formations aux États extérieurs d’où partent les flux pour traverser la mer méditerranée. Dès lors, l’Union européenne arme la Libye ou encore verse des sommes importantes à la Turquie afin que ces pays jugulent les flux de personnes [3]. Ainsi, les droits fondamentaux sont considérés comme étant respectés par les pays européens. Ceci montre combien la théorie de la souveraineté territoriale est surannée face au monde actuel et mène parfois à l’absurdité. Une réflexion est nécessaire afin d’empêcher ce drame humain « légal » et de mettre les États face à leur véritable responsabilité. Espérons que la Convention des droits de l’homme saura évoluer afin de saisir ces angles morts. Une des clefs pourrait se trouver dans l’adoption d’une conception plus fonctionnelle de l’action des États rompant avec la territorialité classique du droit international public.

 

* La plupart des informations sur Frontex proviennent de la lecture des actes du colloque ayant porté sur cette agence : CHEVALLIER-GOVERS C., TINIÈRE R. (dir.), De Frontex à Frontex. Vers l’émergence d’un service européen des garde-côtes et garde-frontières, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne, Colloques, 2019, Bruxelles, 298 p.

[1] L’article 5 du règlement (UE) 2016/1624 portant sur la « responsabilité partagée » dispose :

  1. Le corps européen de garde-frontières et de garde-côtes met en œuvre la gestion européenne intégrée des frontières en tant que responsabilité partagée de l’Agence et des autorités nationales chargées de la gestion des frontières, y compris les garde-côtes dans la mesure où ils effectuent des opérations de surveillance des frontières maritimes et d’autres tâches éventuelles de contrôle aux frontières. Les États membres restent responsables en premier ressort de la gestion de leurs tronçons des frontières extérieures.
  2. Les États membres assurent la gestion de leurs frontières extérieures, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt commun de tous les États membres, dans le plein respect du droit de l’Union et conformément à la stratégie technique et opérationnelle visée à l’article 3, paragraphe 2, en coopération étroite avec l’Agence.
  3. L’Agence soutient l’application de mesures de l’Union relatives à la gestion des frontières extérieures en renforçant, évaluant et coordonnant les actions des États membres dans la mise en œuvre de ces mesures et dans le domaine du retour.

[2] FINK M., « A ‘blind spot’ in the framework of international responsibility? Third-party responsibility for human rights violations: the case of Frontex », in GAMMELTOFT-HANSEN T., VEDSTED-HANSEN J. (éds.), Human Rights and the Dark Side of Globalisation, Routledge, coll. Studies in Human Rights, 2017, Londres, pp. 272-293.

SLAMA S., « Frontex : un juge national aux abonnés absents », in CHEVALLIER-GOVERS C., TINIÈRE R. (dir.), De Frontex à Frontex. Vers l’émergence d’un service européen des garde-côtes et garde-frontières, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne, Colloques, 2019, Bruxelles, pp. 221-245.

[3] Sur cette question voir : AKKERMAN M., Expanding the Fortress. The policies, the profiteers and the people shaped by EU’s border externalisation programme, disponible sur : https://www.tni.org/files/publication-downloads/expanding_the_fortress_-_1.6_may_11.pdf [en ligne, consulté le 24/09/2019].

 

Crédit photo: Irish Defence Forces, Opération Triton, 15 juin 2015, CC by 2.0, aucune modification