L’État de droit est mort, vive la « démocratie illibérale » ? Les populistes gagnent les élections parlementaires en Pologne Par Wojciech Zagorski
Forte d’un mandat électoral renouvelé, la coalition de la « Droite unie » annonce la poursuite de sa réforme de la justice, qui a déjà valu à la Pologne de faire l’objet de la procédure de sanction prévue par l’article 7 du TUE. La majorité absolue conservée dans la chambre basse du parlement ne suffit pourtant pas pour réviser la Constitution. Il ne reste donc que la voie de fait, empruntée volontairement par les populistes arrivés au pouvoir en 2015. Depuis lors, les illégalités ne cessent de s’accumuler, à mesure que le pays s’enfonce dans une crise sans précédent.
The Rule of Law in Poland is definitely compromised. The populist majority reelected on October 13th enjoys a renewed mandate to pursue its controversial reform of the judiciary, but won’t be able to amend the Constitution. This means chaos, as major violations committed since 2015 are now bearing their fruit. After suppressing the independent judicial review, the populist government has created a new, parallel legal system. Unlawfully appointed judges render new decisions every day, adding to the existing complexity. From the constitutional point of view, Poland is now just one step away from a point of no return. What we are about to see, is a new “illiberal democracy” coming into life at the very heart of Europe.
Par Wojciech Zagorski, Maître de conférences à l’Université d’Orléans
A l’Est, rien de nouveau. Réélue avec plus de 43% des voix obtenues dans l’élection à la Diète (chambre basse du parlement polonais), la coalition populiste vient de renouveler son mandat démocratique. Les élections, qui se sont tenues le 13 octobre 2019, permettront à la « Droite unie » d’occuper 235 sièges à la Diète et 48 au Sénat. En somme, une majorité solide dans les deux chambres du parlement comptant respectivement 460 et 100 membres.
Alors même que les sondages d’opinion l’annoncent depuis longtemps, cette victoire peut surprendre. Manifestement, rien n’arrête plus le parti au pouvoir : ni le déclenchement de l’article 7 du TUE à l’égard de la Pologne, ni les manifestations massives contre la réforme de la justice, ni même les scandales politiques à répétition. Derniers exemples en date, les affaires des ministres L. Piebiak et M. Banas ont défrayé la chronique au moment où la campagne électorale battait son plein, sans affecter pourtant le résultat du vote.
Monsieur Piebiak, jusqu’à peu vice-ministre de la justice, est une figure phare de la réforme des tribunaux. Sa récente démission fait suite aux révélations dévoilant le rôle qu’il aurait joué dans l’organisation d’une campagne de dénigrement visant les juges opposés aux réformes. Selon les journalistes, l’ex-ministre aurait fourni aux militants de droite des informations sensibles sur les magistrats ciblés (adresses, numéros de téléphone, rumeurs relatives à la vie extraconjugale…), tout en garantissant l’impunité des actes commis au nom de la « noble » cause.
L’affaire du second ministre n’est pas moins surréaliste. Ancien chef de l’administration fiscale, Monsieur Banas vient d’être nommé à la présidence de la plus haute instance de contrôle du pays (il s’agit de la Chambre suprême de contrôle, dont les compétences ressemblent grosso modo à celles de la Cour des comptes). Dans un immeuble privé dont Monsieur Banas a été propriétaire, des délinquants connus de la justice exploitent un hôtel de passe. Interrogé par des journalistes munis d’une caméra cachée, le tenant des lieux (condamné par le passé pour menace de viol) appelle sans gêne le ministre, qui décroche sur-le-champ. Les hommes se tutoient et se mettent rapidement d’accord pour ne rien dire aux journalistes. Sur le plateau de la télévision publique, Monsieur Banas reconnait ensuite qu’il a donné son immeuble en location à vil prix, avant de céder l’immeuble aux mêmes locataires à un prix majoré. Le ministre a donc gagné sur les deux tableaux : il s’est soustrait à l’impôt sur les revenus locatifs, avant de récupérer largement sa mise puisqu’il bénéficiait d’une exonération fiscale en cas de vente. Tout ceci n’a pourtant pas suffi à renverser le gouvernement.
Que se passe-t-il en Pologne ? Le temps d’une législature, l’ancienne championne de l’intégration européenne s’est transformée en république quasi bananière. Sur les pages du JP Blog, on a présenté jusqu’ici les mécanismes de cette transformation[1], laissant de côté la question de ses causes. À l’heure où la Grande Bretagne fait sécession à l’Ouest de l’Europe, le moment est venu d’éclairer le contexte politique en Pologne, d’une manière qui pourrait expliquer le revirement à l’Est du Continent.
La question politique est importante, dans la mesure où elle touche directement le problème – juridique – de la validité du régime polonais. Depuis 2015, les juristes ne cessent de fustiger les délits constitutionnels commis par la majorité : suppression de l’indépendance judiciaire, remplacement illégal du Tribunal constitutionnel et du Conseil de la magistrature, refus d’exécuter les jugements revêtus de la force jugée, tentative (avortée) de limoger les juges de la Cour suprême[2]… Durant la législature des années 2015-2019, une portion substantielle de la Constitution polonaise a été effectivement suspendue. Dans la mesure où la majorité parlementaire vient d’être reconduite, on peut se demander pourtant si le coup d’État rampant, initié en 2015, ne s’est pas transformé dimanche dernier en un coup d’État victorieux. N’assiste-t-on pas à un véritable changement de régime, accompli en dehors des formes prévues par la Constitution ? La question est difficile, dans la mesure où les conséquences juridiques des récentes élections demeurent encore incertaines (II). Sur le plan politique, en revanche, les causes du revirement polonais sont aujourd’hui lisibles (I).
Les causes politiques
Dans un pays qui peut être considéré comme le plus grand bénéficiaire de la récente histoire du Continent, la victoire des populistes n’a rien d’une évidence. Le succès polonais est tangible. Entre 1989 et 2013, le pays a doublé son PIB per capita. Il s’agit du meilleur résultat dans toute l’Union européenne, devant la Slovaquie (+ 75%), l’Estonie (+ 50%), et loin devant les pays de la zone euro (+ 43% en moyenne, selon les données de l’Eurostat et de la BERD).
Ce succès est le résultat des réformes libérales engagées vigoureusement dans les années 1990, au prix d’un choc économique initial. En 1990, alors que l’inflation annuelle avoisinait 800%, le PIB polonais a été inférieur à celui de l’Ukraine. Les gouvernements démocratiques sont pourtant parvenus à maintenir un consensus autour de l’orientation pro-occidentale et de l’intégration européenne. La Pologne est devenue membre de l’OTAN en 1997 et membre de l’Union européenne en 2004. Les réformes économiques ont été suivies d’une profonde refonte des institutions. La Constitution de 1997 a fourni un cadre juridique pour la construction d’un véritable État de droit, fondé sur la séparation des pouvoirs et doté d’une justice indépendante. Depuis son accession à l’UE, la Pologne a bénéficié en outre d’importants fonds européens (108 milliards d’euros dans le cadre du budget 2014-2020).
Tous ces facteurs expliquent la condition actuelle du pays. En 2018, le PIB polonais a crû de 5,1% (contre 1,8% en moyenne dans la zone euro), tandis que le chômage s’élève en 2019 à 3,4%. Selon l’OCDE, la Pologne accueille aujourd’hui le plus grand nombre de travailleurs immigrés parmi tous les membres de l’organisation (1,1 million en 2017, contre 400 000 travailleurs étrangers accueillis dans la même période par l’Allemagne), alors que le produit intérieur brut du pays (mesuré en valeur nominale) est aujourd’hui presque cinq fois supérieur à celui de l’Ukraine.
Cette prospérité n’a pourtant pas été suffisamment redistribuée par les gouvernements libéraux. Si l’on met à part les indemnités de chômage et les soins médicaux, les prestations sociales n’existaient quasiment pas jusqu’en 2015. En profitant d’une conjoncture économique favorable, le gouvernement de la Droite unie a inauguré les transferts sociaux à grande échelle. Sa principale promesse électorale, le programme social baptisé «500+», a permis le versement d’une allocation familiale mensuelle d’un montant de 500 zlotys par enfant (équivalent de 116 €), sans condition de revenu, dans le but avoué de favoriser l’accroissement du taux de natalité. Entraînant une dépense annuelle de 9,3 milliards d’euros, le programme a été financé par une lutte efficace contre la fraude fiscale. Selon un rapport de la Commission européenne, en diminuant la fraude à la TVA de 20 à 14% entre 2016 et 2017, le gouvernement polonais a augmenté ses recettes annuelles de 5,5 milliards d’euros[3]. Pour la première fois depuis 30 ans, le budget national pour 2020 a pu être programmé en équilibre.
Combinés aux autres mesures sociales (comme l’abaissement de l’âge de la retraite ou la 13e allocation mensuelle pour les retraités), ces résultats ont permis d’attirer aux urnes un bon nombre de ceux qui peuvent se considérer comme les oubliés ou les victimes de la transformation. 63% des électeurs sans diplôme ont voté dimanche dernier en faveur des candidats de la Droite unie, de même que 56% des habitants des zones rurales. A travers sa politique sociale généreuse, le gouvernement polonais a su exploiter habilement l’opposition rhétorique entre le « peuple » et les « élites » – c’est en ce sens qu’on le qualifie ici de populiste – en reléguant au second plan les nombreux scandales. Sur la scène politique polonaise, la Droite unie joue au Robin des Bois : ses membres ne sont peut-être pas toujours honnêtes vis-à-vis de l’État, mais ils tiennent leurs promesses et redistribuent le butin au peuple.
Le succès de cette narration a eu un effet désastreux sur l’État de droit polonais. Depuis 2015, les principaux contrepouvoirs juridictionnels ont été simplement démantelés ou remplacés par des institutions usurpatrices, complaisantes à l’égard du gouvernement. Les résultats du scrutin parlementaire montrent que les électeurs de la Droite unie restent indifférents au sort de la « caste » judiciaire. Dans l’esprit populaire, la magistrature incarne « l’impossibilisme juridique » fustigé à maintes reprises par le leader du parti. Dès le début de la soi-disant réforme des tribunaux, Monsieur J. Kaczynski n’a pas caché ses convictions : les juges constituent pour lui un obstacle dans la réalisation de la volonté du peuple. La Constitution de la 3e République n’a aucune légitimité. La justice procédurale et les droits acquis ne sont à ses yeux que des instruments de conservation du pouvoir, mis au service des élites postcommunistes. En détruisant le Tribunal constitutionnel, en recomposant illégalement le Conseil national de la magistrature, en ciblant les juges récalcitrants, Monsieur Kaczynski prépare l’avènement d’une 4e République, démocratique mais « illibérale », à l’image de la Hongrie de Victor Orbán[4]. Contrairement à son allié hongrois, la Droite unie ne dispose cependant pas d’une majorité constitutionnelle. Les violations pratiquées jusqu’ici vont donc probablement s’amplifier, entraînant des conséquences juridiques potentiellement désastreuses.
Les conséquences juridiques
La Pologne n’est plus un État de droit. Dans un pays où le gouvernement a refusé de publier certains arrêts du Tribunal constitutionnel, où la présidente de la Diète refuse d’exécuter un arrêt de la Cour administrative suprême (qui l’oblige à publier la liste de soutiens aux candidats au Conseil de la magistrature), il n’y a plus de séparation des pouvoirs. L’indépendance judiciaire n’est pas assurée quand des magistrats peuvent faire l’objet des poursuites disciplinaires au motif d’avoir posé des questions préjudicielles – fussent-elles irrecevables[5] – à la Cour de justice de l’Union européenne. Et on ne saurait parler sérieusement de procès équitable, dans un pays où un membre du Conseil national de la magistrature peut « tomber » sur le même juge dans trois contentieux différents, pour émettre ensuite un avis favorable relatif à l’avancement de ce même magistrat[6].
À long terme, les conséquences du désordre normatif sont difficiles à prévoir. Le Tribunal constitutionnel polonais accueille aujourd’hui trois juges « surnuméraires », élus par la Diète en violation de la Constitution, qui signent chaque année des dizaines de décisions de la plus haute importance. La présidente du Tribunal, elle-même nommée à la présidence d’une manière irrégulière, est accusée par les juges issus des nominations antérieures à 2015 de procéder à des remaniements arbitraires des formations de jugement, assurant la prépondérance des « nouveaux » membres dans les affaires les plus sensibles. Installé illégalement en 2018, le nouveau Conseil national de la magistrature a pour but de promouvoir des juges complices du pouvoir actuel. La mission est en cours de réalisation, même si la légitimité du nouveau corps est loin d’être acquise. Il suffit de dire qu’un des membres du Conseil a reconnu publiquement avoir signé la liste de soutien, nécessaire à sa propre nomination, en expliquant qu’il serait étrange qu’il n’approuve pas sa propre candidature (!)[7].
Indépendamment des conséquences dommageables, qui vont surgir le terrain de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la situation actuelle sera source de nombreuses complications juridiques. Invitées par une partie de la doctrine à inaugurer un contrôle déconcentré de la constitutionnalité, les juridictions de droit commun devront se demander si le renvoi au Tribunal constitutionnel permet toujours de protéger les droits fondamentaux des citoyens. Les juridictions de l’Union européenne devront examiner si la justice polonaise offre encore des garanties suffisantes pour assurer la reconnaissance de ses actes, notamment en matière de mandat d’arrêt européen[8]. Une fois installée dans ses fonctions, la Commission de Madame von der Leyen sera confrontée à la naissance d’une nouvelle « démocratie illibérale » au sein de l’Europe. Dans la mesure où la procédure de l’article 7 du TUE déclenchée contre la Pologne en 2017 a peu de chances d’aboutir, la Commission européenne – et les citoyens polonais – vont se tourner vers la Cour de Luxembourg pour défendre les fondements de l’ordre juridique commun. Le contentieux potentiel augmente d’un jour à l’autre.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les violations constitutionnelles commises en Pologne n’atteindront bientôt pas une masse critique, rendant impossible tout retour en arrière par le biais des mesures rétroactives[9]. N’assiste-t-on pas à une révision profonde de la Constitution polonaise, effectuée en dehors de ses formes (comme la révision française de 1962), mais plébiscitée par le peuple à travers les élections parlementaires ?
[1] http://blog.juspoliticum.com/2017/12/07/une-reforme-de-la-justice-en-trompe-loeil-la-deconstruction-de-letat-de-droit-en-pologne-par-wojciech-zagorski/
[2] http://blog.juspoliticum.com/2019/01/16/commission-pologne-la-cour-de-luxembourg-vient-au-secours-des-juges-polonais-par-wojciech-zagorski/
[3] https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/vat-gap-full-report-2019_en.pdf
[4] Sur l’évolution autoritaire de la Pologne et de la Hongrie, la récente contribution de P. TACIK au JP Blog : http://blog.juspoliticum.com/2019/09/13/comment-sortir-du-neo-autoritarisme-sur-la-re-constitution-en-pologne-par-przemyslaw-tacik/
[5] V. les conclusions de l’avocat général E. Tanchev prononcées à la suite des renvois effectués par les juges I. Tuleya et E. Maciejewska :
[6] Tel a été le cas de Madame K. Pawlowicz, membre du CNM, et du juge K. Swiderski, qui a bénéficié d’un avis favorable du CNM en septembre 2019.
[7] Il s’agit de Monsieur M. Nawacki. Pour plus de détails (en langue anglaise), v. :
[8] Dans un arrêt de la Grande chambre du 25 juillet 2018 (C‑216/18 PPU), la CJUE a estimé que le déclenchement de l’article 7 du TUE contre la Pologne ne saurait conduire les juridictions des États membres à exclure « automatiquement » l’exécution des mandats d’arrêt émis par les autorités polonaises. Selon la CJUE, le juge compétent sera dès lors obligé de procéder à une « appréciation concrète et précise du cas d’espèce », tendant à vérifier s’il « existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne faisant l’objet de ce mandat d’arrêt européen courra, à la suite de sa remise à l’autorité judiciaire d’émission, un risque réel de violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant ».
[9] En ce sens, v. le billet de P. TACIK : http://blog.juspoliticum.com/2019/09/13/comment-sortir-du-neo-autoritarisme-sur-la-re-constitution-en-pologne-par-przemyslaw-tacik/
Crédit photo: Elekes Andor, CC 4.0, modifications apportées à l’image d’origine