Prendre l’impeachment au sérieux. Jonathan Turley devant la commission judiciaire de la Chambre des Représentants Par Tristan Pouthier
Auditionné par la Commission judiciaire de la Chambre des Représentants dans le cadre de la procédure d’impeachment du président Donald Trump, le constitutionnaliste Jonathan Turley a développé une critique serrée de cette procédure en appuyant tout son propos sur une idée simple : faute de prendre au sérieux le caractère pénal de l’impeachment, la majorité démocrate à la Chambre a abaissé de façon préoccupante le degré d’exigence de cette procédure, aussi bien dans l’opération de qualification juridique que dans le travail d’établissement des faits.
In his testimony before the House Judiciary Committee, constitutional law expert Jonathan Turley provided a thorough critical analysis of the impeachment procedure against President Donald Trump. His entire reasoning rested on a simple idea : House Democrats have failed to take seriously the criminal dimension of the impeachment procedure, thus lowering impeachment standards with regard to legal classification as well as fact-finding.
Par Tristan Pouthier, Professeur de droit public à l’Université d’Orléans
L’audition de quatre constitutionnalistes par la commission judiciaire de la Chambre des Représentants le 4 décembre dernier fut un épisode surprenant de la procédure d’impeachment du président Trump. Noah Feldman (Université d’Harvard), Pamela S. Karlan (Université de Stanford) et Michael Gerhardt (Université de Caroline du Nord) avaient été sollicités par les Représentants démocrates pour établir la viabilité juridique de la procédure en cours ; Jonathan Turley (Université George Washington) l’avait été par les Représentants républicains pour mettre en évidence ses faiblesses. Le visionnage de l’audition et la lecture des rapports écrits des quatre témoins donne globalement l’impression d’un échec complet des trois partisans de l’impeachment d’un côté, et de son unique adversaire de l’autre, à se rencontrer sur un même terrain de discussion. Il y a à cela une raison simple : Jonathan Turley était prêt à accorder à ses collègues l’essentiel des positions qu’ils étaient venus défendre. Mais il soutenait que ni eux, ni la majorité démocrate de la Chambre des Représentants n’avaient pris la mesure de ce qu’exigeait la procédure d’impeachment pour que le bien-fondé de ces positions se trouvât objectivement établi.
Les trois premiers experts expliquèrent en substance que le fait, pour un président des États-Unis, de faire pression sur un gouvernement étranger afin que ce dernier déclenche une enquête sur un adversaire possible à la prochaine élection présidentielle américaine, constituait un abus de pouvoir qui pouvait être considéré comme un « haut crime et délit » au sens des constituants de 1787. Autrement dit, c’est la gravité de l’allégation qui constituait le centre de leur réflexion. Chacun avait, au demeurant, son approche particulière. Noah Feldman, préoccupé principalement de l’enjeu de la qualification juridique, insista sur le fait que l’expression « hauts crimes et délits » s’appliquait aux détournements de pouvoir à des fins personnelles, du type de celui qui lui paraissait établi en l’espèce. Pamela Karlan insista plus sur la nécessité (très présente à l’esprit des Framers) de protéger l’intégrité du processus électoral contre les tentatives d’influence du président, a fortiori lorsque celles-ci impliquaient une puissance étrangère. Michael Gerhardt se concentra surtout sur les questions d’entrave à l’exercice de la justice et d’entrave à l’exercice des pouvoirs d’enquête du Congrès dans la continuité des pratiques présidentielles mises au jour par le Mueller Report d’avril 2019[1] ; il cita, à l’appui, des formules de Donald Trump et de ses conseillers juridiques qui lui semblaient révéler une conception purement monarchique du pouvoir présidentiel, conception incompatible avec le principe républicain en vertu duquel personne, fût-ce le président des États-Unis, n’est au-dessus des lois.
Jonathan Turley, encore une fois, était d’accord avec nombre de ces points. Le cœur de son intervention consista cependant à montrer que l’essentiel restait encore à faire, c’est-à-dire satisfaire aux conditions d’objectivité de la procédure d’impeachment, ce qui supposait de prendre au sérieux son caractère pénal. De ce point de vue, et sans prendre position politiquement, on ne peut se défaire de l’impression que Noah Feldman, Pamela Karlan et Michael Gerhardt ont péché par excès de confiance. Focalisés sur la gravité des faits reprochés, et convaincus que Donald Trump n’était pas un personnage digne d’être président des États-Unis, ils ont esquivé la question fondamentale de ce qu’exigeait l’impeachment d’un président des États-Unis – fût-ce Donald Trump. Détail révélateur : leurs trois rapports écrits mis ensemble n’atteignaient pas la moitié des cinquante pages de dense démonstration juridique rédigés par Jonathan Turley. Celui-ci, au terme d’une démonstration historique établissant le caractère impérieusement objectif de la procédure d’impeachment (I), a cherché à montrer que la procédure en cours diminuait de manière dangereuse le degré d’exigence de la pratique antérieure (II).
I- L’objectivité de la procédure d’impeachment. Leçons de l’histoire constitutionnelle américaine
Turley consacre une vingtaine de pages de son rapport à un travail de démonstration historique qui s’étend de la pratique anglaise des XVIIe-XVIIIe siècles jusqu’à l’impeachment de Bill Clinton. L’objet central de cette démonstration est d’établir que la procédure d’impeachment ne peut produire les effets qu’en attendaient ses concepteurs qu’à la condition que son caractère pénal soit scrupuleusement respecté. L’impeachment américain, on le sait, est une procédure politico-pénale qui, à la différence de la procédure pénale ordinaire, autorise un certain jeu au niveau des incriminations possibles. Turley montre dans son rapport que le problème fondamental qui s’est posé aux membres de la Convention de Philadelphie en 1787 était, précisément, la détermination du degré de souplesse adéquat. Une marge trop étroite risquait de laisser échapper des formes difficilement prévisibles d’abus des pouvoirs présidentiels qui, sans constituer des crimes au sens de la loi pénale, ne justifieraient pas moins une destitution – ce pourquoi George Mason réclamait que la Constitution prévît des incriminations plus larges que la « trahison » et la « corruption ». Avec une marge de jeu trop importante, en revanche, la procédure d’impeachment allait nécessairement être utilisée comme un moyen détourné de sanction de désaccords politiques entre les chambres et l’exécutif au profit des premières – ce pourquoi la qualification de « mauvaise administration », proposée par le même Mason, fut écartée au profit de la traditionnelle incrimination anglaise « hauts crimes et délits ».
Ainsi, selon Turley, la formule Treason, Bribery, or other high Crimes and Misdemeanors est née de la recherche d’un standard qui prémunirait efficacement contre les abus de pouvoir du président des États-Unis, sans autoriser pour autant les usages politiques de la procédure d’impeachment dont l’Angleterre avait donné l’exemple. La suite de la démonstration historique consiste alors à montrer que le standard de l’impeachment a globalement répondu à ces attentes dans les 230 ans de pratique de la Constitution américaine. L’impeachment fonctionnait comme une sorte de piège redoutablement efficace : alors que la marge de jeu au niveau de l’incrimination faisait miroiter à toute majorité à la Chambre des Représentants la tentation de régler ses comptes avec un adversaire politique en forgeant une incrimination ad hoc, la dimension pénale de la procédure ne tardait pas à rappeler ses exigences irréductibles en termes de respect des droits de la défense et d’établissement des faits. Au bout du compte, les partisans de l’impeachment, pour échapper eux-mêmes à l’imputation infamante de justice politique, se trouvaient contraints de lester leur mise en accusation d’une ou plusieurs incriminations pénales en bonne et due forme sur lesquelles se greffaient les accusations, plus flottantes juridiquement, d’abus de pouvoir. L’histoire de l’impeachment aux États-Unis est parsemée de tentatives manquées pour atteindre ce degré d’exigence, de nombreuses procédures ne parvenant pas à l’étape du vote des articles d’impeachment, ou échouant à ce stade. Étonnante force du droit, qui contraint des animosités politiques intenses à se soumettre à l’épreuve d’objectivité d’une opération de qualification pénale.
II- La critique de la procédure en cours. De la nécessité de préserver le haut niveau d’exigence de l’impeachment
Au terme de cette rétrospective historique, Turley peut développer sa critique de l’impeachment en cours : celui-ci constitue, au regard des précédents Nixon (1974) et Clinton (1998), un dangereux abaissement du niveau d’exigence, et se rapproche bien plutôt du contre-modèle de l’impeachment d’Andrew Johnson (1868). « Ma seule préoccupation, déclare-t-il ainsi, est l’intégrité et la cohérence du standard constitutionnel et de la procédure d’impeachment. Le président Trump ne sera pas notre dernier président et ce que nous laisserons après nous dans le sillage de ce scandale donnera forme à notre démocratie pour les générations à venir. Je crains l’abaissement des standards de l’impeachment pour ajuster celui-ci à une insuffisance de preuves et à un trop-plein de colère. »[2] Turley critique ainsi deux dimensions corrélées de la procédure en cours : l’abaissement du niveau d’exigence dans l’application du standard de l’impeachment, et dans la procédure d’établissement des faits.
S’agissant tout d’abord de l’application du standard Treason, Bribery, or other high Crimes and Misdemeanors, Turley cherche à défendre la démarche qui a été celle de toutes les Chambres des Représentants dans le passé : s’efforcer dans toute la mesure du possible de rattacher les accusations d’abus de pouvoir à des incriminations définies par la loi pénale. Il ne s’agit pas, comme il le répète à de multiples reprises, de soutenir qu’un tel rattachement est juridiquement indispensable ; mais il constitue le meilleur critère d’objectivité juridique face au risque d’usage politique de l’impeachment. En l’espèce, l’invocation d’infractions pénales proprement dites par la majorité démocrate est venue dans un second temps, à l’initiative du président de la commission du renseignement de la Chambre Adam Schiff. Parmi les quatre infractions pénales qui ont été évoquées (corruption, entrave à l’exercice de la justice, extorsion, violation du financement des campagnes électorales), deux retiennent plus particulièrement l’attention de Turley. La première est celle de corruption (bribery). Le cœur de sa critique consiste ici à montrer que l’incrimination de corruption ne pourrait être retenue contre Donald Trump qu’à la condition de ne pas appliquer à ce terme la délimitation jurisprudentielle qu’en a donnée la Cour suprême à l’époque contemporaine, notamment dans la décision McDonnell v. United States de 2016[3]. Les contradicteurs de Turley en tombent d’ailleurs d’accord, et soutiennent par conséquent qu’il serait possible d’écarter le standard jurisprudentiel dans le cadre d’un impeachment. Ce point a donné lieu à l’un des rares échanges réels entre les constitutionnalistes présents. Noah Feldman a ainsi soutenu que, la Constitution étant elle-même du droit, l’incrimination de corruption ne manquerait pas de la base légale nécessaire – ce qui ressemble fort à une échappatoire, et signifie en somme qu’un président des États-Unis aurait moins droit à la protection de la loi pénale que n’importe quel autre administrateur[4].
La seconde incrimination pénale est celle d’entrave à l’exercice de la justice (obstruction of justice), à laquelle se rattache l’entrave à l’exercice des pouvoirs d’enquête du Congrès (obstruction of Congress). Ici, les actes reprochés à Donald Trump consistent dans le refus qu’il a opposé au Congrès de déférer aux injonctions (subpoenas) de produire des documents déterminés et aux injonctions de comparaître adressées à des membres de son administration. Ce à quoi Turley réplique que Donald Trump a contesté ces injonctions en justice comme l’avaient fait d’autres présidents avant lui. Or la Chambre des Représentants, en fixant arbitrairement le mois de décembre comme limite chronologique pour le vote des articles d’impeachment, s’est empêchée elle-même d’attendre les décisions judiciaires relatives aux refus présidentiels : elle a donc été contrainte de dénier par principe au président le droit de recourir à la justice, ce qui équivaut à donner au Congrès un pouvoir unilatéral et abusif dans la détermination du périmètre des documents et des personnes qu’il peut soumettre à injonction. L’accusation d’entrave à l’exercice des pouvoirs du Congrès se trouve ainsi privée de base juridique sérieuse par la précipitation de la majorité démocrate dans la conduite de l’enquête.
C’est encore la précipitation qui, selon Turley, affaiblit la dernière accusation possible, celle d’abus de pouvoir. La difficulté qu’il y a à rattacher l’impeachment à des incriminations pénales déterminées fait retomber sur cette accusation, dangereusement large, toute l’exigence d’objectivité. Autrement dit, le risque d’arbitraire au niveau de l’incrimination devait être compensé par un travail exhaustif d’établissement des faits. Or, insiste Turley, la Chambre des Représentants s’est condamnée elle-même, en fixant un délai arbitraire et inhabituellement court pour la clôture de l’enquête, à n’offrir que des éléments de preuve insuffisants, alors notamment que des témoins-clés de l’affaire n’ont pas été auditionnés. Les chefs de la majorité républicaine au Sénat n’ont d’ailleurs pas manqué de relever cette faiblesse de l’impeachment voté par la Chambre des Représentants le 18 décembre 2019, Mitch McConnell indiquant la veille même de ce vote qu’il ne se sentait pas tenu de compléter, par de nouvelles auditions, un dossier inachevé[5].
Au bout du compte, deux chefs d’accusation ont été retenus par la Chambre des Représentants dans les articles d’impeachment votés le 18 décembre 2019 : l’abus de pouvoir (article I) et l’entrave à l’exercice des pouvoirs du Congrès (article II). Il s’agit des deux incriminations qui, si l’on suit l’analyse de Turley, auraient pu constituer un fondement solide pour un impeachment… pour peu que la Chambre des Représentants se fût donné le temps de les établir correctement en fait. Par sa précipitation, la majorité démocrate à la Chambre a fourni à la majorité républicaine au Sénat les armes pour transformer la procédure de jugement en tribune de dénonciation d’un impeachment partisan. L’impeachment de Donald Trump est ainsi appelé à révéler progressivement, par des conséquences qu’il est impossible de déterminer aujourd’hui, tous les risques qu’il y avait à bâcler la procédure. Comme le résume Turley en conclusion de son rapport, « ce n’est pas ainsi qu’on met en accusation (impeach) un président des États-Unis »[6].
[1] L’enquête conduite par le procureur spécial Robert Mueller entre mai 2017 et mars 2019 visait à établir s’il y avait eu collusion entre l’équipe du candidat Donald Trump et la Russie lors de la campagne présidentielle de 2016. Une telle collusion n’a pas été établie par l’enquête, mais le rapport final du procureur spécial a révélé des pratiques d’entraves à la justice de la part du président Trump au cours de l’enquête. Robert Mueller a été l’objet de très vives critiques, aussi bien de la part des démocrates que de celle des républicains, du fait de l’ambiguïté de sa position sur ce dernier point. Sans avoir déclenché de poursuites sur le fondement du délit d’entrave à la justice, il n’a pourtant pas explicitement écarté la possibilité que les pratiques du président pussent être constitutives d’une infraction pénale. Cette ambiguïté est bien résumée par une étrange expression employée par Robert Mueller lors de son audition à la Chambre des Représentants le 24 juillet 2019 : « Nous avons pris la décision de ne pas décider de poursuivre ou pas. »
[2] J. Turley, The Impeachment Inquiry Into President Donald J. Trump : The Constitutional Basis For Presidential Impeachment, p. 4.
[3] Le Code des États-Unis (titre XVIII, §201) dispose que le titulaire d’une fonction publique (public official) peut être poursuivi pour corruption (bribery) lorsque, « directement ou indirectement, et de manière corruptrice, [il] exige, recherche, reçoit, accepte, ou consent à recevoir ou à accepter une quelconque chose de valeur, personnellement ou pour toute autre personne ou entité, en échange d’une influence dans l’exercice d’un quelconque acte officiel ». Dans sa décision McDonnell v. US, la Cour suprême a rejeté les interprétations indéfinies (boundless) de l’expression « acte officiel » qui conduisaient à englober quasiment tout ce que le titulaire d’une fonction publique peut être amené à faire dans le cadre de sa fonction (par exemple des rencontres et des discussions), en sorte que la limite entre le comportement permis et le comportement interdit devenait très difficile à tracer.
[4] « N. Feldman. – Bribery had a clear meaning to the Framers. It was when the President, using the power of his office, solicits or receives something of personal value from someone affected by his official powers. And I want to be very clear. The Constitution is law. The Constitution is the supreme law of the land. So of course professor Turley is right : you wouldn’t want to impeach someone who didn’t violate the law. But the Constitution, the supreme law of the land, specifies bribery as a ground of impeachment, as it specifies other high crimes and misdemeanours. Bribery had a clear meaning. If the House believes that the President solicited something of value, in the form of investigations or an announcement of investigations, and if he did so corruptly for personal gain, then that would constitute bribery under the meaning of the Constitution and it would not be lawless, it would be bribery under the law.
Chairman J. Nadler. – So the Supreme Court case in McDonnell interpreting the federal bribery statute and other decisions interpreting the statute would not be relevant ?
Feldman. – The Constitution is the supreme law and the Constitution specifies what bribery means. Federal statutes can’t trump the Constitution, they can’t defeat what’s in the Constitution. »
[5] « The Senate Democratic leader would apparently like our Chamber to do House Democrats’ homework for them. He wants to volunteer the Senate’s time and energy on a fishing expedition to see whether his own ideas could make Chairman Schiff’s sloppy work more persuasive than Chairman Schiff himself bothered to make it. »
[6] J. Turley, op. cit., p. 50.
Crédit photo: The White House, domaine public