La circulaire Castaner : beaucoup de bruit pour peu de chose

Par Jean-Marie Denquin

<b> La circulaire Castaner : beaucoup de bruit pour peu de chose </b> </br> </br> Par Jean-Marie Denquin

Le Conseil d’Etat, statuant en référé a, par une ordonnance rendue le 31 janvier 2020, suspendu trois dispositions de la circulaire Castaner destinée à attribuer des nuances politiques aux candidats et aux élus des élections municipales à venir. Le présent billet s’attache à analyser le contenu et les conséquences de cette décision, tout en s’efforçant de la replacer dans une dimension historique et théorique plus large.

 

On January 31, 2020, the Council of State issued a ruling in chambers that suspended three provisions of a circular of the Minister of the Interior (Christophe Castaner) designed to attribute political « nuances » to both candidates and elected officials as part of the forthcoming local elections. This note aims at analysing the content and consequences of this ruling while replacing it in a broader historical and theoretical perspective. 

 

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

      

 

La circulaire du 10 décembre 2019, dite circulaire Castaner, version initiale remplacée ultérieurement par celle du 3 février 2020, a été élaborée par le ministère de l’intérieur afin d’attribuer aux candidats et aux élus des élections municipales de mars prochain des nuances politiques, qui feront ensuite l’objet d’un traitement automatisé. La circulaire relève que, si l’étiquette est librement choisie par les candidats, la nuance est en revanche attribuée de manière discrétionnaire à chaque candidat et liste par les  préfets. Cette opération doit être effectuée lors de l’enregistrement des candidatures, sur la base de deux grilles : une « grille de nuances individuelles des candidats aux élections municipales et communautaires » (annexe 1) au nombre de 24 et une « grille des nuances des listes de candidats aux élections municipales et communautaires » au nombre de 22 dans sa version initiale (annexe 2). Les nuances sont elles-mêmes regroupées en « six blocs de clivages » (sic : pourquoi pas une accumulation de trous ?). Ainsi, dans l’annexe 2, une nuance est attribuée à  l’Extrême gauche, 7 à la Gauche, (dont Europe Écologie-Les Verts), 4 aux « Courants politiques divers » (« autre liste écologiste », listes « divers », « régionaliste » et « gilets jaune »), 4 au Centre, et, dans sa version initiale, 3 à la Droite comme à l’Extrême droite – dont le mouvement de M. Dupont-Aignan, « Debout la France ».

 

Le nuançage n’est pas neuf, et n’est pas contesté dans son principe. Mais sa mise en œuvre dans la circulaire en question a suscité de vives polémiques. Saisi en référé, le Conseil d’État a examiné le texte en urgence bien que, non publié, il n’ait pas encore été opposable. Par son ordonnance du 31 janvier 2020, il a suspendu trois dispositions dont la légalité lui est apparue pour le moins douteuse. Il convient d’examiner cette décision et les conséquences qu’en a tirées l’administration (I). Mais il importe également de replacer cette problématique dans une dimension historique et théorique plus large (II).

 

 

I. L’ordonnance du Conseil d’Etat et ses conséquences

La première disposition litigieuse porte sur la définition d’un seuil, c’est-à-dire d’un nombre d’habitants par commune au-dessous duquel le nuançage n’est pas appliqué. Il est en effet bien connu que dans les plus petites d’entre elles beaucoup de candidats rechignent à se définir par une tendance politique. Leur en attribuer une serait donc arbitraire, pour ne pas dire mensonger : cette allocation sauvage n’apporterait aucune information et serait de nature à encourager toutes les manipulations. Le seuil, fixé à 3500 habitants jusqu’en 2014, avait été alors abaissé à 1000 habitants. La circulaire contestée le portait à 9000. Le Conseil d’État observe que cette disposition est contradictoire avec la finalité proclamée de l’opération. La CNIL a en effet défini celle-ci dans sa délibération 19 décembre 2013 : « La nuance politique, qui est attribuée par l’administration, vise à placer tout candidat ou élu ainsi que toute liste sur une grille politique représentant les courants politiques et se distingue ainsi des étiquettes et des groupements politiques. Elle permet aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux faisant apparaitre les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps. » Or le seuil adopté en l’espèce conduit à ne pas attribuer de nuances politiques à 95 % des communes, qui représentent environ 40 % du corps électoral. La solution retenue parait ainsi entachée d’« erreur manifeste » (considérants 8-10).

 

La deuxième disposition litigieuse concernait le traitement particulier appliqué à la nuance baptisée « liste divers centre » (LDVC). En effet la circulaire prévoyait que pouvait être virées au compte de celle-ci les voix obtenues par des listes qui avaient reçu le simple soutien d’une formation politique, alors que les autres nuances ne pouvaient comptabiliser que les listes qui avaient obtenu l’investiture des partis politiques (notamment le PS et « Les Républicains ») autour desquelles s’était opéré le regroupement. Le but était à l’évidence de permettre à « La République en marche », qui a décidé dans de nombreux cas de soutenir des candidats présentés par d’autres formations politiques, d’agréger leurs suffrages aux siens. Mais le Conseil d’État constate qu’ici « la circulaire fait une exception » qui engendre une « différence de traitement » entre les listes (considérant 13).

 

La troisième disposition contestée concerne le classement dans le bloc « extrême-droite » du mouvement de M. Dupont-Aignan  « Debout la France ». Celui-ci fait valoir que, s’il a soutenu Mme Le Pen au second tour de la dernière élection présidentielle, il a en revanche refusé tout rapprochement structurel avec le « Rassemblement national ». Or la circulaire, observe le Conseil d’État, dispose que les classements opérés doivent se faire sur la base d’un « faisceau d’indices ». Ce principe n’a manifestement pas été respecté en l’espèce puisque la décision est fondée sur un critère unique (considérant 14).

 

Les autres moyens présentés par les requérants sont écartés par le Conseil car celui-ci estime qu’ils ne sont pas de nature à créer un doute sérieux quant à leur légalité (considérant 15). En conséquence les dispositions litigieuses sont suspendues (art. 1er) et le surplus des conclusions des requêtes est rejeté (art. 4).

 

Les termes employés par le Conseil d’État (erreur manifeste, différence de traitement, faisceau d’indices) laissaient clairement présager de ce qu’aurait été sa décision sur le fond. Aussi le Ministre de l’intérieur a-t-il jugé préférable de modifier son texte. La nouvelle circulaire, en date du 3 février 2020, a été, à la différence de la précédente, publiée sur Legifrance le 4.

 

Ce texte modifie les dispositions critiquées par le Conseil d’État.

 

Le mouvement « Debout la France » est introduit dans l’annexe 2 parmi les nuances de la Droite (qui sont donc désormais au nombre de 4, alors que l’extrême droite n’en a plus que 2).

 

Le soupçon d’un traitement différentiel susceptible de bénéficier aux partisans du Chef de l’État est levé par diverses dispositions. Une nouvelle catégorie, « union du centre », est ajoutée, ce qui porte à 23 le nombre de nuances applicables aux listes et restaure une égalité de traitement avec les listes d’union de la gauche et de la droite. Toutes trois se définissent maintenant par l’investiture de la principale formation de chaque tendance et d’au moins un de ses alliés. D’autre part les nuances « Divers gauche », « centre » et « droite » sont attribuées « aux listes qui sont investies ou soutenues par des formations politiques qui ne disposent pas de leurs propres nuances de listes », « aux listes qui en l’absence d’investiture officielles sont soutenues [souligné dans le texte] par un parti du même bloc qui dispose d’une nuance de liste propre », « aux listes de sensibilité de gauche, centriste ou de droite même en l’absence de soutien d’une formation politique ». Les listes dissidentes d’un parti politique sont quant à elles réparties entre les cinq blocs, de l’extrême gauche à l’extrême droite, auxquels se rattache la formation dont ils sont issus. Il n’existe donc plus de discrimination entre les partis fondée sur la distinction entre investiture et soutien.

 

Certes, la formule selon laquelle « la nuance attribuée à chaque liste devra d’abord l’être sur la base des investitures officielles accordées par les partis politiques » figurait dans la version initiale de la circulaire. Toutefois, le nouveau texte – outre qu’il modifie l’ordre des mots – porte : « d’abord sur la base des investitures officielles ». Cette double insistance – soulignement et caractères gras – vise évidemment à écarter le soupçon selon lequel l’administration aurait fait prévaloir le soutien accordé par le parti majoritaire sur l’investiture conférée par l’un des partis traditionnels, ce qui aurait eu pour effet d’améliorer le score de l’un par rapport à celui des autres. Cette solution, sans être critiquable en son principe, présente néanmoins l’inconvénient inverse de celui auquel elle entend remédier. Le soutien de la majorité présidentielle – dont rien ne permet d’affirmer qu’il soit étranger au succès d’une liste qui en a bénéficié, même si rien ne permet d’établir l’inverse – disparait en effet des statistiques. L’objectif d’une information complète se heurte donc ici à un dilemme.

 

Enfin le seuil à partir duquel le nuançage est appliqué aux communes est fixé à 3500 habitants, ce qui constitue un retour à la situation antérieure à 2014. Dans les questions juridiques, la définition d’un seuil quantitatif est arbitraire, mais il est nécessaire qu’il y ait des seuils. Le chiffre de 9000 habitants paraissant excessif et celui de 1000 trop faible, la solution médiane, traditionnelle, semble un compromis défendable.

 

Le droit et la raison l’emportent donc. Mais ce constat – précieux car plus rare qu’il ne l’est souhaitable – ne saurait dispenser d’une réflexion plus générale, historique et théorique, sur les phénomènes ici concernés et les concepts qui sont censés en rendre compte. Une brève réflexion sur ces points parait donc nécessaire.

 

 

II. Nuances, tendances et majorité

L’objet de la circulaire du Ministre de l’intérieur est clair. Il repose sur la distinction de l’étiquette, qui est choisie par les intéressés et de la nuance, qui est allouée autoritairement dans un but de connaissance et d’information, tant des pouvoirs publics que des citoyens. Telle quelle, cette distinction parait fondée. Elle répond à l’usage que l’on veut en faire. La réalité, pourtant, s’avère complexe : il faut reprendre les choses de plus loin.

 

Qu’est-ce qu’une étiquette politique ? Le mot rend bien compte, y compris dans sa dimension triviale, de l’objet. L’étiquette individualise le produit : d’une part positivement, en le définissant comme une entité qui possède une identité et présente tel ou tel caractère. D’autre part, négativement, elle s’oppose aux autres étiquettes, car elle serait inutile si n’existaient pas d’autres entités de même espèce. Elle situe donc l’objet dans un environnement plus large.

 

Il en résulte que la notion d’étiquette est coextensive à l’idée de parti politique. Tant que l’élection n’a signifié que le choix d’un homme, l’étiquette était exclue et même proscrite. Cette vision des choses était solidaire d’une conception de la représentation où n’existaient aucun lien de droit, et, du moins en principe, aucun lien de fait entre l’électeur et l’élu : le second ne représentant que la Nation, le premier ne pouvait se prévaloir de la qualité de représenté. Aussi tous les groupements politiques identifiés comme tels étaient-ils soupçonnés de vouloir faire triompher des intérêts particuliers, contraires à la volonté générale, et flétris du nom péjoratif – vite dangereux – de factions. C’est au cours du XIXème que la notion de parti s’est peu à peu imposée comme nécessaire. Le phénomène s’est d’abord manifesté sous la forme de groupes parlementaires plus ou moins informels. Puis ils ont fusionné avec des comités électoraux, devenus ainsi permanents, et non plus constitués au coup par coup pour soutenir la candidature d’un individu déterminé. Ainsi apparait le parti au sens moderne, public, structuré, légitime et proclamant son identité.

 

Il en résulte que l’étiquette est à double face. Pour le militant qui adhère à un parti, ce choix vaut autodéfinition : chacun adhère librement à un parti politique et peut donc, s’il le souhaite, se prévaloir de son appartenance à celui-ci. Mais l’accord de l’organisation est également nécessaire. Elle peut, pour divers motifs, refuser l’adhésion d’un individu ou l’exclure en cas de faute selon une procédure disciplinaire définie par ses statuts. Dans le cas d’une élection, elle dispose aussi d’une capacité de choix qui s’exprime dans la notion d’investiture : il est fréquent en effet qu’existent, au sein d’une formation politique, plusieurs candidats à une candidature. Or il importe qu’une organisation ne présente qu’un candidat au scrutin uninominal et une liste au scrutin proportionnel. Dans cette perspective, le soutien évoqué dans la circulaire du Ministre de l’intérieur n’est qu’une modalité d’investiture : elle s’en distingue non par son contenu – dans les deux cas le parti appelle à voter pour l’intéressé – mais par la qualité de son bénéficiaire : celui-ci n’est pas un membre du parti, qui a choisi néanmoins de le soutenir pour des raisons de stratégie politique ou de tactique électorale.

 

On voit donc qu’il est simpliste d’opposer étiquette à nuance comme une définition choisie à une définition allouée. Car le premier terme s’applique à deux situations différentes. L’étiquette n’est une autodéfinition que dans le cas d’un candidat libre de toute affiliation partisane ou qui, non investi, se présente néanmoins et sera donc considéré comme dissident – qualité prise en compte par l’ordonnance. Dans tous les autres cas, elle n’est pas le fait de l’administration mais suppose l’accord d’une organisation.

 

Réciproquement, peut-on définir la nuance comme exclusivement allouée par autrui, en l’espèce le préfet ? Non, évidemment, puisque la compétence du préfet n’est pas toujours, malgré le terme utilisé dans la circulaire, discrétionnaire. Il est certes possible que la nuance « soit différente de celle librement définie par le candidat » (§ 6), mais il est précisé plus loin que « les candidats appartenant à un parti disposant d’une nuance propre (…) se voient attribuer la nuance de ce parti » (point 1 c)) – disposition qui implique à l’évidence une compétence liée. Les préfets sont d’autre part invités à ne pas multiplier les « divers » afin de ne pas « altérer le sens politique du scrutin en sous-estimant les principaux courants politiques » (ibid.). Même quand une hésitation existe, les critères d’attribution sont définis par un faisceau d’indices dont l’application peut être contrôlée par le juge – et l’a été, comme on l’a vu, dans le cas du mouvement « Debout la France ».

 

Il faut observer, cependant, que la « nuance » ici considérée provient de deux sources, convergentes mais distinctes. La première, ancienne et bien connue, consiste dans le fait de distinguer des tendances politiques – il est aujourd’hui plus élégant de parle de sensibilités. La matrice en est l’opposition de la Droite et de la Gauche, qui a logiquement engendré un Centre, puis s’est enrichie de deux ailes, baptisées Extrêmes. Ces notions sont floues, évolutives, connaissent d’étranges interférences, permutations et ambiguïtés – car les extrêmes se touchent. Mais elles sont connues, assumées, senties, permettent à de nombreux individus de s’orienter et de se définir à la manière de classifications totémiques. Les « six blocs de clivages » retenus par la circulaire reprennent ces notions et n’y ajoutent qu’une catégorie sui generis, expéditive et fourre-tout, voiture-balai où s’entasse tout ce qu’on ne peut ou ne veut nommer. Ici, par conséquent, les catégories préexistent à l’effort de classification ministériel. Celui-ci les présuppose et n’y ajoute qu’une formalisation, c’est-à-dire une procédure destinée à trancher les cas limites et permettre un traitement quantitatif, censé introduire une certaine intelligibilité, synchronique et diachronique, dans le champ politique.

 

L’idée de « nuance » possède toutefois une autre source. Celle-ci, moins évidente, s’avère peut-être plus virulente. Elle recèle en effet un enjeu politique plus apte à mobiliser les énergies qu’un motif de pure connaissance. Cette source, innovation de la Vème République, est l’idée de majorité, entendue comme ensemble d’individus censés soutenir un gouvernement pendant la durée d’une législature. Apparu en 1962, le phénomène a manifesté une surprenante vitalité. D’abord parlementaire, puis présidentielle, la notion s’est ensuite imposée, employée absolument, comme une référence nécessaire de la vie politique, au niveau local comme au niveau national. De ce point de vue, la saga de la circulaire Castaner constitue un épisode d’une histoire. Elle s’éclaire notamment par comparaison avec un autre, oublié mais significatif.

 

En 1970, Raymond Marcellin, ministre de l’intérieur, entreprit de classer les conseillers généraux élus sans étiquette politique – pratique extrêmement courante : les élections cantonales étaient (sont ?) par excellence des élections de notables – en deux catégories – on n’avait pas encore recours au terme pictural et vaguement euphémistique de nuance : les Divers Modérés Favorables à la majorité (DMF) et les Divers Modérés favorables à l’Opposition (DMO). Entreprise paradoxale, et dont la finalité n’apparait pas rétrospectivement évidente.

 

Paradoxale, car elle revient à imposer autoritairement une étiquette à des candidats qui ont délibérément choisi de récuser cette démarche, soit qu’ils se qualifient explicitement de « sans étiquette » ou d’« apolitiques », soit qu’ils invoquent la défense des intérêts locaux ou cantonaux, soit qu’enfin ils ne disent rien. Sa finalité, d’autre part, n’est pas transparente : en quoi les pouvoirs du Chef de l’État et du Gouvernement sont-ils modifiés, et même concernés, par la variable cachée, inexistante peut-être, des sentiments intimes d’un élu cantonal à leur égard ?

 

Pour interpréter le phénomène, deux facteurs doivent être pris en compte. D’une part, à l’époque, l’idée de majorité constitue, en période faste, un tremplin électoral. Chose aujourd’hui difficilement compréhensible, une partie de l’opinion publique était en effet favorable au Gouvernement ou hostile à ses adversaires, car le clivage entre droite et gauche demeurait prégnant. Se réclamer de lui pouvait être électoralement rentable au niveau local et, réciproquement, l’élection d’un individu qui ne lui était pas hostile renforçait sa position au niveau national. Confirmer la vitalité de ce phénomène constituait donc un enjeu. D’autre part les élus cantonaux élisent un président : ce scrutin se réduit aisément à un choix binaire, et la conjoncture nationale incite à y voir un duel non de personnes mais de tendances politiques. Les deux phénomènes convergent au niveau, capital, du communiqué : si le nombre des conseillers « DMF » progresse, c’est un succès ; s’il se maintient aussi : la conjoncture est si défavorable ! Si un département bascule, terme journalistique devenu technique, dans le bon camp, c’est un triomphe. Dans ce contexte, gonfler le nombre des modérés supposés favorables est évidemment très tentant. Peu importe que certains élus, qui tiennent à leur absence d’étiquette, et les partis d’opposition, protestent. On peut noter en passant que dans un tel scrutin toutes les voix sont prises en compte : il n’y a pas de seuil.

 

Les termes DMF et DMO ne survivront pas à l’élection de François Mitterrand : le qualificatif de « modérés » ne convient plus aux élus de la majorité. Mais la polarisation des assemblées départementales, puis régionales, demeure acquise. Chaque renouvellement de celles-ci sera l’occasion d’une bataille nationale, dont l’issue sera âprement commentée.

 

Par rapport à ce phénomène, les élections municipales sont restées longtemps, sinon en retard, du moins en retrait. Certes les batailles électorales ont toujours constitué, dans les grandes villes, un enjeu politique et national. Mais d’une part, le nombre des communes et la faible politisation des scrutins dans les plus petites d’entre elles rendaient plus difficile une globalisation de l’enjeu. Il n’existe pas, à ce niveau, l’équivalent de l’élection d’un président de conseil départemental ou régional : la pierre de touche d’un choix binaire, où il faut opter pour un camp, est donc absente.

 

Pourquoi voit-on aujourd’hui resurgir de telles pratiques, dans le contexte apparemment le moins favorable ? Sans doute faut-il y voir une conséquence des conditions de l’élection d’Emmanuel Macron. Son triomphe personnel, puis la victoire d’une formation politique née pour l’occasion, l’effondrement corrélatif des partis politiques qui ont dominé la vie publique depuis plus d’un demi-siècle ont fait espérer à ses partisans, dans un premier temps, un raz de marée municipal en leur faveur. Ils ont escompté, comme dans les années soixante-dix, une influence de la politique nationale sur les élections locales. Le retournement de la conjoncture a, semble-t-il, dissipé ces rêves. En revanche il n’a pas modifié la tactique. Celle-ci a seulement changé de but : non plus amplifier le triomphe, mais limiter les dégâts.

 

L’affaire, toutefois a-t-elle beaucoup d’enjeu ? Il existe une tension manifeste entre les deux sources du nuançage. La première constate des phénomènes préexistants, du moins si l’on admet le postulat selon lequel la Gauche, la Droite, le Centre, les Extrêmes et par voie de conséquence ce qui n’entre dans aucune catégorie, existent. En revanche la seconde définit une majorité (présidentielle) mais repose sur un paradoxe : classer les individus qui refusent le classement. Les promoteurs du nuançage reconnaissent d’ailleurs implicitement le caractère arbitraire de leur démarche puisqu’elle exclut une part, même réduite et quel que soit le seuil choisi, des électeurs : les habitants de petites communes n’ont-ils pas d’opinion sur la politique nationale ? Sont-ils trop bêtes ou trop honnêtes ? Le total n’est donc pas l’exposition d’un donné – comme si l’on dénombrait les électeurs blonds, bruns et roux – mais un artefact statistique, manipulable, soupçonnable, irrémédiablement politique.

 

Et à ce niveau même, l’opération a-t-elle un véritable enjeu ? Il est évident que, passés le soir des élections et le communiqué, triomphant, modeste ou résigné des princes qui nous gouvernent provisoirement, les chiffres proclamés demeurent sans influence sur les compétences de droit du Chef de l’État et du Gouvernement : une variation de quelques points ou décimales dans le score de leurs soutiens n’y change rien. Leur pouvoir effectif n’est guère affecté non plus. On ne peut même en tirer un horoscope, car un retournement de la conjoncture est toujours possible. Par conséquent « politique » n’a pas ici d’autre sens que « rhétorique ».

 

Le dernier épisode de la saga a cependant montré que, depuis l’ère Marcellin, la règle du jeu a changé. Pour reprendre la formule célèbre de Jean Rivero, les moustiques sont arrêtés. Quant aux chameaux…

 

 

 

 

 

 

Crédit photo: Croquant / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0 & GFDL