Le report du second tour des élections municipales : analyse juridique contre simplifications médiatiques ? Par Bruno Daugeron
« Mais que dit le droit ? ». Journalistes, grand public, électeurs veulent savoir « ce que peut bien dire le droit », le code électoral voire « la Constitution » au sujet hier du report du premier tour des élections municipales, aujourd’hui du report du second. Quelques juristes prennent donc position sur les deux thèmes pour soutenir telle ou telle thèse, notamment « l’inconstitutionnalité » du report du premier tour dans ce tableau inédit où d’aussi massives questions juridiques finissent par passer par de dérisoires subtilités face à la lutte contre la propagation du Covid-19. On sait que le législateur vient d’adopter le report du second tour des élections municipales au plus tard en juin 2020 à une date à préciser par décret pris avant le 27 mai[1]. A défaut de savoir ce que dit le droit, tentons de savoir ce que l’on peut en penser en juriste.
‘What does the law say ?’. Journalists, the general public and voters wonder « what can the law », the electoral code or « the Constitution » say about the postponement of the first, and now second, round of the local elections in France. Amid this unprecedented crisis, jurists come up with legal opinions and notably discuss « the unconstitutionality » of postponing the first round. Such massive legal questions end up going through derisory subtleties in the face of the fight against the spread of Covid-19. The legislator has just adopted the postponement of the second round of municipal elections to June 2020 at the latest. A decree taken before May 27 must specify the exact date of the election. Absent legal clarity, let’s try to find out what we can think about it as jurists.
Par Bruno Daugeron, Professeur de droit public à l’université Paris Descartes, Directeur du Centre Maurice Hauriou (EA 1515)
Etait-il juridiquement possible de reporter le premier tour des élections municipales ?
Même si la décision était loin d’être aisée à prendre dans un contexte d’urgence sanitaire et de tension politique, tant elle paraissait incongrue encore quelques jours avant, il n’a de toute évidence pas été opportun de maintenir le premier tour des élections municipales le dimanche 15 mars sans avoir la certitude de pouvoir organiser le second dans le délai d’une semaine prévu par le code électoral (article L. 56). Compte tenu de l’accroissement des risques d’épidémie évoqué, sur un ton grave, par le président de la République lui-même dans son allocution du jeudi 12 mars et du risque de forte abstention que ne manquerait pas d’entraîner le maintien d’une élection dans un cadre aussi anxiogène, un report était justifié. Il aurait aussi été compris. Mais était-il seulement possible ? Comme plusieurs juristes, dont l’auteur de ces lignes, l’ont indiqué, il était juridiquement possible, même si pour le moins inusuel au regard de la légalité du processus électoral, de reporter le premier tour des élections municipales même à quelques jours, voire à quelques heures du scrutin. La décision n’était certes pas facile à prendre tant elle pouvait paraître suspecte à une échéance aussi rapprochée. Mais elle semblait s’imposer par la situation sanitaire dont avait connaissance le gouvernement à ce moment précis : la réaction à un fait aussi grave ne pouvait être prisonnier du droit. Et elle était aisée à mettre en œuvre par un moyen légal : un décret en Conseil des ministres aurait pu abroger l’article 1er du décret de convocation des électeurs du 4 septembre 2019 lui-même pris en Conseil des ministres fixant la date du renouvellement des conseillers municipaux du 15 mars. C’est d’ailleurs ce qui a été fait pour reporter le second tour : le décret du 17 mars 2020[2] a abrogé l’article 6 du décret du 4 septembre 2019 fixant la date du second tour au 22 mars. Certes, c’est la loi qui prévoit le renouvellement intégral des conseils municipaux tous les six ans en mars à une date déterminée au moins trois mois avant le scrutin (article L 227 du code électoral). Mais comment avoir recours à une loi si proche de l’échéance ? Elle pouvait, en réalité, ne venir que dans un second temps. Car si c’est la loi qui fixe la durée des pouvoirs des conseils municipaux et communautaires et le mode d’élection de leurs membres et que c’est par elle que l’on modifie habituellement le calendrier électoral, c’est bien un décret en Conseil des ministres qui convoque les électeurs. Et pas de convocation des électeurs, pas d’élection. Saisi, le Conseil d’Etat, n’aurait sans doute eu guère de réserves à regarder comme légal un décret prenant de telles libertés avec le processus électoral normal dès lors qu’il était dûment motivé, visait l’urgence et surtout le caractère exceptionnel des circonstances (en particulier la survenance brutale d’événements graves et imprévus – en tout cas par le gouvernement -) selon les critères les plus traditionnels de la jurisprudence administrative en la matière, visant à éviter la propagation de l’épidémie. Le législateur aurait pu ensuite intervenir et voter, à partir d’un projet de loi gouvernemental, une disposition repoussant les élections municipales dans leur ensemble et, comme c’était nécessaire, prolonger les fonctions des assemblées délibérantes locales (communes et intercommunalités) et donc ceux des maires. Mais voilà, c’est une autre décision qui a été prise. Rétrospectivement regrettable, elle s’impose néanmoins. Et l’on se retrouve avec un premier tour privé de second.
Que faire des résultats du premier tour ?
Quatre possibilités sont vites apparues aux acteurs et observateurs dépourvus qu’ils étaient de toute norme de référence spécifiquement électorale car aucune disposition du code ne prévoyait un tel cas : annulation pure et simple du premier tour puisque le second ne pouvait pas se tenir dans les délais ; conservation des résultats du premier tour pour toutes les communes y compris celles où un second tour est nécessaire mais report du second tour sur le fondement des résultats du premier ; conservation des résultats du premier tour mais seulement pour les communes ou le conseil municipal avait été élu au premier tour et annulation du second tour pour convoquer les électeurs à une date ultérieure pour deux nouveaux tours.
Existait-t-il une solution conforme à la légalité pour sortir de ce qui ressemble fort à une impasse ? Il serait tentant de le croire mais, à bien y regarder, aucune des solutions envisagées n’est pleinement satisfaisante au regard du droit usuel des élections. D’abord parce que, justement, le droit ne dit rien d’une telle situation. Rien dans le code électoral et pas davantage dans la Constitution qui ne détermine le mode de scrutin d’aucune élection, sauf celle du président de la République, ni a fortiori le régime juridique devant s’appliquer à des élections perturbées par une calamité publique. Ensuite parce que toutes présentent des inconvénients majeurs, en particulier la première : comment peut-on annuler, comme cela a été évoqué, le premier tour d’une élection, a priori légale, et à laquelle les électeurs ont été régulièrement convoqués qui a débouché sur le renouvellement de 30 143 conseils municipaux sur 35 065 communes ? Le taux d’abstention ? Il est à l’évidence fâcheux et loin d’être injustifié à en juger par la situation des assesseurs et scrutateurs contaminés du fait de leur participation aux opérations électorales du 15 mars. Mais aucune norme électorale ne vient fixer un seuil minimal de participation.
On a invoqué « l’inconstitutionnalité » de la seconde pour privilégier la troisième. Mais les deux solutions ressemblent bel et bien au choix entre la peste et le choléra. On prétend que le report à une date indéterminée du second tour d’une élection censée se dérouler une semaine après le premier serait « inconstitutionnelle » sur le fondement qu’une élection forme un tout et que le second tour est indissociable du premier au point que séparer temporellement de plusieurs semaines le premier tour du second, reviendrait à faire deux élections et non plus une au point de fausser alors la « sincérité du scrutin », « principe constitutionnel », violant par là même la Constitution. Il est un fait que le juge de l’élection appelé à se prononcer sur la régularité d’une élection est conduit à annuler les deux tours et non seulement le second suggérant qu’une élection est un processus insécable. Et d’ailleurs on sait que le juge de l’élection – Conseil d’Etat comme Conseil constitutionnel – juge irrecevable toute protestation contre les seuls résultats du premier tour indépendamment de l’élection, seul acte contestable. Il est également vrai que le Conseil constitutionnel a récemment créé de toute pièce un « principe constitutionnel » de sincérité du scrutin mystérieusement tiré de l’article 3 de la Constitution (décision n° 2018-773 DC) en plus de la « sincérité du suffrage » qu’il évoque parfois et sans plus guère de précision comme une « exigence constitutionnelle »[3], mais ce n’est pas la Constitution qui fixe le délai entre deux tours, c’est la loi. Le « date ultérieure », « la plus rapprochée possible », évoquée dans la décision 73-603/741 AN du 27 juin 1973 à propos des élections législatives de la Réunion perturbées par un cyclone citée comme le précédent en la matière n’est pas une exigence de la Constitution à travers l’interprétation du Conseil. Il s’agit seulement des termes de l’arrêté du préfet de l’époque qui avait décidé, dans l’urgence et avec les moyens du bord, de reporter le second tour à une date ultérieure ce qui est très différent. C’est sur ce fondement que le Conseil avait jugé que le report occasionné par la crainte des effets de ce phénomène climatique était justifié en raison de circonstances exceptionnelles et qu’il n’avait pas altéré la sincérité du scrutin que seul le juge de l’élection est compétent pour apprécier, pour les municipales, les tribunaux administratif en première instance et le Conseil d’Etat en appel (articles L. 248 et L. 249 du code électoral).
Comment apprécier la constitutionnalité du report du second tour ?
La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19[4] a prévu de reporter le second tour des élections fixé au 22 mars 2020 au plus tard en juin 2020, en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’impérative protection de la population face à l’épidémie de covid-19. Sa date doit être fixée par décret en Conseil des ministres, pris le mercredi 27 mai 2020 au plus tard si la situation sanitaire permet l’organisation des opérations électorales au regard, notamment, de l’analyse du comité de scientifiques institué sur le fondement de l’article L. 3131‑26 du code de la santé publique. Le législateur a aussi décidé que si la situation sanitaire ne permettait pas l’organisation du second tour au mois de juin 2020, le mandat des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains concernés serait prolongé pour une durée fixée par une nouvelle loi et que les électeurs seront convoqués par décret pour les deux tours de scrutin qui doivent avoir lieu dans les trente jours qui précèdent l’achèvement des mandats ainsi prolongés et enfin qu’une loi déterminerait aussi les modalités d’entrée en fonction des conseillers municipaux élus dès le premier tour dans les communes de moins de 1 000 habitants pour lesquelles le conseil municipal n’a pas été élu au complet.
La loi combine finalement deux des trois options évoquées : report du second tour s’il peut se tenir avant fin juin ; nouvelle convocation pour deux tours, une fois passé ce délai de trois mois. Le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi. Mais il y a tout lieu de penser que ce report aurait été jugé « constitutionnel » s’il l’avait été. D’abord parce que les seules exigences constitutionnelles tirées de sa jurisprudence est que la modification du calendrier électoral, très fréquent depuis plus de vingt ans soit pour concentrer les consultations électorales afin d’éviter l’abstention (départementales et régionales de 2015), soit, au contraire, pour éviter des périodes trop chargées où les élections risquaient de se télescoper (municipales de mars 1995 et mars 2007 reportées de quelques mois à un an en raison de l’élection présidentielle), ne doit pas avoir pour effet de méconnaître « le principe selon lequel les électeurs doivent être appelés à exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable » (v. par ex. 2013-667 DC du 16 mai 2013). Aucun risque ici. De même pour les autres aspects contrôlés par le Conseil depuis ses premières décisions à ce sujet : report limité dans le temps devant revêtir « un caractère exceptionnel », choix opéré par le législateur ne devant pas être manifestement inapproprié aux objectifs, eux-mêmes d’intérêt général, qu’il s’est fixés, absence de risque de confusion dans l’esprit des électeurs afin de ne pas méconnaître le droit de suffrage, réputé garanti par l’article 3 de la Constitution depuis que le Conseil constitutionnel regarde les élections locales comme exprimant un suffrage politique (décision 82-146 DC du 18 novembre 1982). Ces critères ont d’ailleurs constitué le trame du raisonnement du Conseil d’Etat dans son avis, rendu public par le Gouvernement, du 18 mars dernier où il a estimé « qu’une mesure de suspension et de report d’un deuxième tour de scrutin n’est admissible que dans des cas exceptionnels, pour des motifs d’intérêt général impérieux et à la condition que le report envisagé ne dépasse pas, eu égard aux circonstances qui le justifient, un délai raisonnable ».
Mais surtout l’inconstitutionnalité est d’autant moins évidente que c’est le juge constitutionnel lui-même qui, pas toujours de la manière la plus claire ou argumentée qui soit, décide de la portée des principes qu’il invoque. Et en la matière, la constitutionnalité peut avoir tendance à se révéler dans l’opportunité. Consulté, il aurait dû peser entre l’atteinte à la libre expression du suffrage, sa « sincérité » et le motif d’intérêt général qui ne semble pas manquer ici : éviter la propagation d’un virus contre lequel on ne pourrait lutter que par confinement. D’autant qu’un report, même au mois de juin, n’a pas pour objet ni pour effet de remettre en cause le seul « principe » constitutionnel en la matière : la périodicité raisonnable des élections. On l’imagine mal ne pas tenir compte de ces considérations.
On voit donc que les mots « Constitution » et « démocratie » ne peuvent être réduits à des slogans médiatiques indépendamment de toute règle de droit précise et sans égard pour les techniques juridiques, pourtant bien connues, du juge constitutionnel. Ces notions n’existent pas par elles-mêmes en dehors de toute interprétation. Le croire ou le faire croire revient à de la pure incantation, sonore mais sans fondement et contribuent à confondre le savoir et l’opinion. Le fait qu’une solution présente des inconvénients n’en fait pas pour autant une solution « contraire à la Constitution », contrariété qui n’existe qu’à travers les catégories du juge et l’appréciation qu’il porte à partir d’éléments concrets, c’est-à-dire ce qu’il va bien vouloir en dire et en faire dans le cadre d’une mise en balance d’intérêts forcément antagonistes. Et il n’y a ici que des inconvénients : pour les candidats élus si le premier tour avait été annulé ; pour les candidats encore en compétition pour le second tour s’il est reporté dans plusieurs mois et plus encore pour les candidats bien placés le 15 mars ou en capacité de se maintenir si les résultats du premier tour ne peuvent être conservés les obligeant à une nouvelle campagne, à de nouvelles dépenses et à un nouveau vote peut-être beaucoup moins favorable que le premier lequel aura fait figure de sondage grandeur nature et donc une manière de voir les effets concrets de leur stratégie. Revenir sur les résultats du premier tour, c’est purement et simplement revenir sur la libre expression du suffrage que l’on prétend par ailleurs ériger en « principe ». Mais même dans cette hypothèse, juridiquement la plus douteuse selon nous car elle revient sur un vote acquis et régulièrement obtenu, il n’est pas certain que le Conseil constitutionnel ait fait prévaloir cette rupture de l’égalité devant le suffrage devant le motif d’intérêt général de lutte contre l’épidémie.
Le reste, c’est-à-dire les conséquences, bien réelles et fort complexes, de cette crise sanitaire sur la « sincérité du scrutin » seront traitées dans le cadre du contentieux électoral, c’est-à-dire par les « protestations » des candidats qui ne manqueront pas d’être introduites devant le juge de l’élection dans les délais de recours. Peut-être certaines l’ont déjà été pour les résultats du premier tour ? Celles concernant le second, qu’il ait lieu avant ou après juin, ne manqueront certainement pas de venir. Peut-être même sera-t-il saisi de QPC dans le cadre des contentieux électoraux contestant a posteriori la constitutionnalité des dispositions organisant la suite des opérations électorales du premier tour qui n’ont pas été contestées par une saisine a priori. Se profilent ainsi à l’horizon d’intéressantes questions auxquelles il sera toujours possible de trouver une réponse le moment venu.
Qu’en conclure ? Que les pouvoirs publics ont à leur dispositions des moyens juridiques de trouver des solutions expédientes et rationnelles, mais qu’il n’est pas toujours aisé de les identifier et qu’elles doivent être prises dans le respect du droit. Garanti en période de « crise », ce même droit intègre en son sein une possible dérogation à la légalité pour circonstances exceptionnelles et est toujours susceptible d’adaptations pour peu que ces dernières ne conduisent pas à des abus qu’il appartient en principe au juge, à le supposer saisi, d’identifier mais dans des limites où les questions d’opportunité ne sont pas absentes au point de finir par intégrer légalité et constitutionnalité. Bref, qu’il n’existe guère de droit ni surtout de constitutionnalité à l’état naturel indépendamment de ce que ses interprètes en disent et en font. C’est peut-être cela qui permet de distinguer les juristes des médecins en micro-biologie : ils ne découvrent pas des phénomènes naturels mais se bornent le plus souvent, à partir de concepts qu’ils interprètent, à créer des artifices, les moins douteux possibles, pour faire face aux situations les plus épineuses.
[1] « LOI n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 », J.O. du 24 mars 2020
[2] https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000041732000
[3] V. la décision n° 2013-667 DC du 16 mai 2013
[4] Loi précitée du 23 mars 2020
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