L’arrêt Heyriès du Conseil constitutionnel ? Par Mathieu Carpentier
Le Conseil constitutionnel a récemment jugé qu’étant donné les circonstances actuelles, l’examen d’un projet de loi organique le lendemain de son dépôt n’entachait pas la procédure législative d’inconstitutionnalité, alors même que l’article 46 de la Constitution prévoit un délai de 15 jours entre le dépôt et l’examen par la première assemblée saisie d’un projet ou d’une proposition de loi organique lorsque la procédure accélérée a été engagée. Certains commentateurs ont alors effectué un rapprochement avec la théorie des circonstances exceptionnelles articulée dans la jurisprudence du Conseil d’Etat. Le présent billet tente de montrer que cette comparaison est infondée.
The Constitutional Council recently held that, given the current circumstances, an Institutional Act was not unconstitutional even if, contrary to the very clear provisions of Article 46 of the Constitution, it had been submitted for consideration by the first House to which it was referred less than fifteen days after its introduction. The Council’s decision has been compared with the Council of State’s Exceptional Circumstances doctrine. In this post I try to show that this comparison is mistaken.
Par Mathieu Carpentier, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Le 18 mars dernier le gouvernement a déposé sur le bureau du Sénat un projet de loi organique visant à suspendre le délai de trois mois applicable, en QPC, à la décision de renvoi ou de non-renvoi du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation ainsi qu’à la décision du Conseil constitutionnel. Le même jour, le gouvernement a engagé la procédure accélérée. Le 19 mars, le projet de loi organique a été examiné en première (et d’ailleurs unique) lecture par le Sénat, en dépit des dispositions extrêmement claires de l’article 46 de la Constitution qui impose, lorsque la procédure accélérée a été engagée[1], le respect d’un délai de quinze jours entre le dépôt et l’examen du tout projet ou proposition de loi organique. Le texte a été adopté par un vote conforme de l’Assemblée nationale le lendemain. Dans sa décision 799 DC du 26 mars (sur laquelle nous renvoyons également au billet très complet publié par Samy Benzina sur ce blog), le Conseil constitutionnel a jugé que, « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution ».
L’épidémie de coronavirus a eu pour effet inattendu de susciter un engouement nouveau pour la théorie séculaire des circonstances exceptionnelles, par laquelle le Conseil d’Etat admet, depuis un célèbre arrêt Heyriès du 28 juin 1918, que l’administration puisse, dans certaines circonstances de lieu et de temps, s’affranchir des exigences de la légalité. Cette construction jurisprudentielle avait déjà été évoquée lorsque des doutes se sont élevés sur la légalité du décret du 17 mars qui a reporté le second tour des élections municipales (à ce sujet on ne peut que renvoyer à l’excellent billet de Bruno Daugeron sur ce blog qui vient utilement remettre les pendules à l’heure). De surcroît, le juge des référés du Conseil d’Etat lui-même a fait explicitement référence à la théorie des circonstances exceptionnelles (CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, para. 2), sans que l’on sache s’il s’agit d’autre chose que d’un obiter dictum. La théorie des circonstances exceptionnelles a donc le vent en poupe, et il n’est pas étonnant que les commentateurs l’aient également utilisée pour effectuer un rapprochement avec la décision 799 DC.
Apparemment, cette comparaison n’a pas plu au Conseil constitutionnel. Selon des propos rapportés par un grand quotidien du soir, on y aurait affirmé que « cela n’a rien à voir avec la théorie des circonstances exceptionnelles développée par le Conseil d’Etat » (Le Monde, 30 mars 2020, p. 13). Il faut sur ce point donner pleinement raison à l’auteur (anonyme) de ces propos. En effet la théorie des circonstances exceptionnelles est bien plus exigeante que la logique qui semble sous-tendre la décision du Conseil constitutionnel. La jurisprudence du Conseil d’Etat – telle qu’elle a notamment été systématisée et théorisée par le commissaire du gouvernement Letourneur dans ses conclusions sur l’arrêt Laugier (CE Ass., 16 avril 1948, Sieur Laugier) – suppose en effet un contrôle approfondi du juge sur le caractère exceptionnel dans le temps et/ou dans l’espace des circonstances (« Une situation anormale, exorbitante [qui] suppose soit l’absence des autorités régulières… soit la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves et imprévus » selon la formule de Letourneur) et sur le lien qui existe entre ces circonstances et l’illégalité commise : il faut que l’administration ait été dans l’impossibilité d’agir légalement et que la réponse apportée aux circonstances soit nécessaire et proportionnée.
Par contraste, la position exprimée, fort laconiquement, par le Conseil constitutionnel semble être la suivante : la situation sanitaire emporte par avance l’absolution de tous les vices, du moins procéduraux, susceptibles d’entacher les textes soumis à son examen. A aucun moment le Conseil n’a recherché s’il était bien impossible au gouvernement d’attendre l’échéance du délai de 15 jours prévu par la Constitution. À vrai dire il aurait été difficile de le démontrer. D’une part, le Parlement, bien qu’ayant réduit son activité législative, continue de se réunir. D’autre part, le fait que le Conseil constitutionnel lui-même ait d’ores et déjà dépassé le délai de 3 mois dans deux QPC pendantes – et d’ailleurs qu’il ait été particulièrement demandeur de la loi organique soumise à son examen – n’apparaît ici guère pertinent : le dépassement du délai de trois mois était, pour les deux QPC concernées, acquis en tout état de cause au 20 mars – la loi organique n’a été publiée, et n’est entrée en vigueur, que 11 jours plus tard – ; de surcroît, pour la QPC immédiatement suivante, le Conseil avait jusqu’au 16 avril – soit près d’un mois après le dépôt du projet de loi organique – pour se prononcer : attendre 15 jours pour examiner le projet de loi organique n’aurait donc pas exposé le Conseil constitutionnel à de nouvelles violations de la règle du délai de trois mois. Enfin, concernant les juridictions de renvoi, le non-respect du délai de 3 mois n’a d’autre conséquence que le renvoi automatique de la QPC au Conseil constitutionnel (art. 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958) ; à supposer que l’épidémie en cours ait entraîné la multiplication de tels cas de figure, il n’y aurait cependant pas là de quoi rendre impossible le respect de l’article 46 de la Constitution.
Bien que le Conseil constitutionnel invoque les « circonstances particulières de l’espèce » – sans préciser quelles sont ces circonstances –, il semble bien que ce soient les circonstances générales que nous traversons (la « guerre » menée contre le coronavirus) qui justifient qu’un brevet de constitutionnalité soit décerné à la violation d’une disposition explicite de la Constitution. Maurice Hauriou avait bien perçu le danger que pouvait présenter un tel raisonnement. Dans sa note sous l’arrêt Dol et Laurent du 28 février 1919, il opposait ainsi la théorie des circonstances exceptionnelles de l’arrêt Heyriès, qu’il avait salué avec enthousiasme, et une théorie de l’état de guerre qui, « comme une colossale éponge, [servirait] à laver toutes les illégalités et toutes les fautes et à diluer toutes les responsabilités ». Selon lui, la décision Dol et Laurent, par l’invocation notamment des « nécessités provenant de l’état de guerre », pouvait être interprétée comme la manifestation d’une telle théorie, et, partant, comme un infléchissement important de la doctrine exprimée par l’arrêt Heyriès.
L’histoire a montré que le pessimisme d’Hauriou était infondé ; on peut espérer qu’il en aille de même aujourd’hui.
Post-scriptum. Ce billet n’a pas abordé la question de la constitutionnalité au fond de la loi organique qui a fait l’objet de la décision ici commentée. Nous avouons ne pas partager l’opinion d’une partie de la doctrine (v. notamment la porte étroite envoyée par Paul Cassia au Conseil constitutionnel) à ce sujet, car l’inconstitutionnalité ne nous paraît nullement évidente : concernant la décision des juridictions suprêmes, la suspension du délai ne supprime pas celui-ci, et demeure donc conforme à l’exigence « de délai déterminé » de l’article 61-1 ; quant à la décision QPC du Conseil constitutionnel lui-même, aucune règle ni aucun principe constitutionnel n’exige que la loi organique instaure un délai quel qu’il soit. C’est pourquoi nous n’avons ici porté notre attention que sur la violation manifeste de l’article 46 de la Constitution et sur le « coup d’éponge colossal » passé par le Conseil constitutionnel. Cependant, si cette malheureuse affaire pouvait avoir pour conséquence d’amener le législateur organique à repenser l’absurde délai de trois mois qui corsète les décisions QPC du Conseil constitutionnel – il est moins choquant, à nos yeux, en ce qui concerne la décision de renvoi –, ce sacrifice de la légalité constitutionnelle n’aurait pas été vain.
[1] Depuis 2008, dans toutes les autres hypothèses, y compris celle (plaidable en l’espèce, bien que surprenante pour un projet de loi organique) d’un « projet relatif aux états de crise », le délai de 6 semaines imparti par l’article 42 s’applique, l’article 46 renvoyant à la règle de l’article 42 al. 3 et non aux exceptions de l’article 42 al. 4.
Crédit photo: Conseil constitutionnel