La fin du droit ? Droit, politique, et expertise scientifique en période de crise sanitaire

Par Edouard Dubout

<b> La fin du droit ? Droit, politique, et expertise scientifique en période de crise sanitaire </b> </br> </br> Par Edouard Dubout

Face à la crise, le droit ne paraît plus en mesure d’exercer son rôle d’encadrement de l’exercice du pouvoir, au point que la question de sa réelle utilité se pose. Plutôt que d’y voir l’aveu de la supériorité du politique sur le juridique, un troisième champ semble dominant dans la prise de décision : l’expertise scientifique. Son emprise pose la question de l’autonomie et de l’objectivité du raisonnement juridique qui sont censées justifier le recours au droit comme instance de la conciliation entre préservation de la liberté et protection de la vie des personnes.

 

In the face of the crisis, the law no longer seems capable of exercising its role as a framework for the exercise of power, so much so that the question of its real usefulness arises. Rather than seeing this as an admission of the superiority of politic over law, a third field seems to dominate decision-making: scientific expertise. Its influence raises the question of the autonomy and objectivity of legal reasoning, which are supposed to justify recourse to law as a means of reconciling the preservation of freedom and the protection of human life.

 

Par Edouard Dubout, Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Inutile Droit…

Face à la pandémie, la question à laquelle tous les gouvernements du monde, et même chacun de nous, s’efforcent de répondre est celle de savoir quel doit être le juste équilibre entre préservation de la liberté et protection de la vie des personnes. Dans les démocraties libérales et constitutionnelles, on aurait pu penser que l’analyse juridique en soit l’ultime arbitre, ou du moins participe activement à sa résolution. Il n’en a rien été. La crise a rendu le discours juridique à peu près inaudible, au point qu’il soit tentant de le croire incapable de remplir son rôle d’encadrement de l’exercice du pouvoir.

 

Si de nombreux recours ont été déposés au niveau interne afin de contester la validité des mesures anti-crise, la réponse se caractérise par une prudence manifeste, qui peut même laisser douter de l’existence d’un réel contrôle de nature juridique et à tout le moins de son utilité. Le rejet quasi-systématique par le Conseil d’État français des requêtes dont il a été saisi, qu’elles aillent dans le sens d’un renforcement ou d’un assouplissement des mesures de crise, a même conduit le Président de sa section du contentieux à s’exprimer dans la presse afin de défendre la réalité de son rôle de gardien des libertés[1]. Quant au Conseil constitutionnel, il a validé sa propre impotence à se prononcer[2]

 

A quoi peut donc bien servir le droit dans un tel contexte de suspension généralisée des règles juridiques supérieures, tant au niveau interne qu’européen ? La crise sanitaire mondiale que nous traversons réactive deux débats essentiels sur le droit : l’un classique concerne sa soumission au champ politique d’une part, et l’autre plus actuel envisage sa dilution dans le champ scientifique d’autre part. Pour espérer en échapper, une approche morale du droit semble redevenir nécessaire.

 

 

Droit et politique : le retour du souverain ?

Face à la crise, la plupart des grandes libertés ont été sévèrement limitées, voire même totalement supprimées, par le pouvoir politique en méconnaissance parfois des procédures constitutionnelles et démocratiques, obligeant le Conseil d’État français à réactiver sa théorie des « circonstances exceptionnelles » conçue lors du premier conflit mondial pour en assurer la légalité[3]. Ainsi en-va-t-il des libertés inscrites non seulement dans les Constitutions nationales mais également protégées au niveau européen par la Convention européenne des droits de l’homme, ou encore la Charte des droits fondamentaux de l’Union.

 

Toutes ces libertés étaient pourtant présentées dans le discours juridique comme étant « fondamentales », précisément en raison de leur capacité à encadrer l’action de tout pouvoir politique quel qu’il soit. De ce point de vue, la crise sanitaire et la généralisation des états d’urgence et d’exception confirmeraient, comme l’a théorisé de manière bien connue Carl Schmitt, l’absolue supériorité du politique sur le juridique[4]. Sur l’espace européen, fait d’unité juridique plus que proprement politique, cette crise illustrerait en outre la permanence et le caractère indépassable du souverain national comme source ultime de l’autorité et du pouvoir de « décision » (au sens schmittien). Toutefois, un tel double constat de soumission du droit au politique d’une part et de l’européen au national d’autre part mérite d’être nuancé.

 

Face à la nature et l’ampleur de la crise sanitaire, l’effacement de l’encadrement juridique du pouvoir ne s’est pas traduit par sa pleine récupération par le politique. Au contraire la crise semble provoquer à la fois une dé-juridisation et une dé-politisation de l’exercice du pouvoir[5]. Les gouvernements qui ont tenté de faire de la réponse à la crise un choix strictement politique et idéologique (comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis), ont vite été rattrapés par son implacable réalité. En ce qu’elle s’impose tant au champ juridique qu’au champ politique la crise sanitaire ne laisse en définitive que peu de latitude, au point qu’il soit difficile d’y voir une réelle marque de souverainisme. En outre, la dimension globale et transnationale de la pandémie empêche également d’y déceler la marque d’un retour à l’échelon national comme niveau le plus adapté de la prise de décision. S’il est vrai que fait défaut une position commune à l’échelle européenne de réaction face à la crise, c’est en réalité davantage à une échelle régionale plus que nationale que la réponse est modulée. Les frontières qui ont été réintroduites l’ont été tout autant entre États membres qu’en leur sein[6].

 

La crise du Covid-19 marque autant la permanence que l’insuffisance du pouvoir politique souverain. Si la crise n’implique pas un retour au tout politique, c’est qu’en réalité un autre champ devient dominant dans cette période : la science. Ce serait finalement dans le champ scientifique que se concentrerait l’essentiel du pouvoir de décision qui surplomberait tant le politique que le juridique.

 

 

Droit et sciences : raisonnement juridique et expertise scientifique

Pour répondre au dilemme entre liberté et vie que suscite la pandémie, c’est naturellement vers la science que se sont tournés la plupart des responsables politiques pour tenter de l’établir. Le Président E. Macron l’a affirmé ouvertement en soulignant que pour décider des mesures à prendre « un principe nous guide (…) : c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent »[7]. La crise corroborerait l’idée selon laquelle l’expertise scientifique serait devenue l’épicentre de la décision politique, et qu’il faudrait cesser d’y voir un simple mode de production de la vérité objective pour l’envisager comme un champ de forces et de normativités ou « la politique continuée par d’autres moyens »[8].

 

Investissant le champ politique, le discours scientifique pénètre également celui du droit. La crise en révèle la porosité au point que certains juristes soucieux de préserver la « pureté » de leur discipline s’en sont ouvertement émus en appelant au strict respect des rôles distribués par la Constitution[9]. Mais au-delà de ce que dit la Constitution, qu’est-ce qui justifie que ce soit aux juristes, et non à d’autres disciplines, de décider ultimement du juste équilibre dans la conciliation des libertés ? Il est parfois avancé que la vertu du droit et de son raisonnement résideraient dans leur force rationnalisante, leur capacité à modérer les excès du débat politique. Néanmoins, dès lors que la décision politique est elle-même dictée par des considérations scientifiques, la vertu rationaliste et modératrice du droit se fait moins nette. Les biais qui affectent le raisonnement juridique apparaissent, par contraste, plus clairement.

 

Pour emprunter le langage de la proportionnalité bien connue des juristes, si l’on adopte un test de nécessité, la question formulée sera de savoir s’il est absolument nécessaire de confiner toutes les personnes indifféremment, et non pas uniquement les plus vulnérables. En revanche, si l’on emprunte un test d’aptitude et de systématicité, la question sera de savoir s’il est vraiment cohérent de prévoir certaines dérogations au confinement, comme organiser des élections, ou encore aller faire ses courses ou son jogging. Selon la question posée et le test retenu, la prémisse du raisonnement change : la liberté individuelle est implicitement conçue comme la règle dans le test de nécessité, tandis que la protection de la santé et de la vie devient la principale priorité dans le test de systématicité. On peut en prendre un autre exemple : s’agissant de la mise en place annoncée d’application de « traçage » des personnes pour lutter contre la contamination, sa soumission à une double condition de volontariat et d’anonymat[10] apparaît d’un côté comme étant susceptible de satisfaire à un test de nécessité en la réduisant au strict nécessaire, mais d’un autre côté comme risquant d’échouer à un test de systématicité au regard de son efficacité plus douteuse. Il est tentant de voir dans la manipulation du raisonnement un choix subjectif des juges, et non pas le résultat d’une opération intellectuelle parfaitement objective.

 

La crise révèle les limites du raisonnement juridique, et finalement la faible utilité du recours au droit pour y répondre du mieux possible. Faut-il par conséquent revoir notre manière de raisonner ? La question n’est pas nouvelle et il s’observe déjà une tendance vers une forme de procéduralisation du contrôle juridique, notamment en cas d’incertitude scientifique et/ou d’indécidabilité axiologique, les deux étant en l’occurrence réunies avec la pandémie. Le test pratiqué, dit parfois « semi-procédural »[11], consistera à s’assurer que la procédure ayant mené à la prise de décision l’a été en tenant compte de l’ensemble des intérêts en présence, de façon contradictoire, approfondie, transparente, et équilibrée. Toutefois, il est clair que ce type de test aboutit à donner un poids prépondérant à l’expertise en confirmant sa centralité dans le processus décisionnel et par conséquent dans son issue.

 

Dans un tel moment d’indécision, ce qui redevient nécessaire dans le raisonnement juridique tient en un effort plus poussé d’identification des raisons qui nous font privilégier certains types de raisons dans les choix qui sont effectués. Face à la crise, il y a lieu de tenter d’organiser les savoirs et les systèmes spécifiques de connaissances qui produisent les raisons que nous avançons pour agir[12]. Le droit et son raisonnement sont-ils le lieu d’une telle entreprise d’ordre épistémique ? Il est probable qu’ils ne s’y prêtent pas entièrement, mais il n’est pas à exclure qu’en tant que force d’institutionnalisation de la vie sociale, d’outil d’auto-réflexion de la société sur elle-même, le droit offre à certains égards un espace pour repenser les sources de normativité et parvenir à les agglomérer. Cela passe par une approche moins technique et plus éthique du droit.

 

 

Droit et morale : pour une re-moralisation du droit

Une approche plus éthique du droit requiert de mobiliser des arguments et des principes de raisonnement d’ordre moral, qui se ramènent à tenter de cerner ce signifie mener une vie décente. Protéger la vie certes, mais laquelle ?

 

A ceux qui réclament un confinement plus radical, plutôt que d’arguer de l’impossibilité matérielle de l’assurer, il serait envisageable de répondre qu’une telle mesure irait à l’encontre du principe de base selon lequel chaque être humain doit demeurer en mesure d’exercer une responsabilité sur sa vie. Envisageable dans un système de valeurs au sein duquel la responsabilité individuelle pour faire de sa vie quelque chose de valable n’aurait pas de poids significatif ; un confinement radical est en revanche difficilement concevable dans une conception de la vie humaine qui requiert de chacun de nous qu’il s’efforce de mener sa vie du mieux qu’il le peut, même si cela peut aboutir à ce que certaines vies ne puissent être sauvées. S’agissant des seniors, par exemple, reclus et dont on envisage un confinement jusqu’à découverte d’un vaccin, quel est le sens de vouloir sauver leurs vies dans des conditions invivables ?

 

A l’inverse, à ceux qui réclament un déconfinement plus rapide, plutôt que d’objecter le risque statistique, le manque de masques et autre argument technique, il conviendrait de mettre en avant le devoir d’un gouvernement légitime de prêter une égale attention à la vie des personnes qu’il a la charge de gouverner. Dans un système de valeurs au sein duquel les vies humaines pourraient ne pas avoir la même importance, en sacrifiant par exemple les vulnérables ou les plus âgés au profit du plus grand bien de tous, une telle mesure aurait pu être adoptée, au motif que « le remède est pire que le mal »[13]. Mais si l’on prend au sérieux le principe de base de l’égale dignité des vies humaines, alors il devient inconcevable de prendre un tel risque et de jouer avec les vies des plus fragiles.

 

C’est sur la base de ces deux principes de « justice », la responsabilité sur sa vie et l’égale considération pour les vies, que le philosophe du droit R. Dworkin espérait déceler une « vérité » sur les valeurs[14]. Entreprise vaine, prétentieuse, et risquée – diront certains – en ce qu’elle peut tout autant aboutir à fragiliser la normativité juridique qu’à la fortifier. Et bien évidemment, l’appel à de tels principes généraux ne permettra pas de répondre précisément à toutes les interrogations. Mais, en période de crise, ils offrent un cadre au sein duquel le raisonnement et l’organisation des raisons que nous donnons à nos choix peuvent être déployés. Raisonner de la sorte revient à injecter de la substance morale dans le droit. Mieux assumer cette fin(alité) du droit pourrait éviter de précipiter sa fin(initude).

 

 

 

 

[1] J.D. Combrexelle, 12 avril 2020, Le Monde, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/12/jean-denis-combrexelle-les-juges-administratifs-du-conseil-d-etat-se-situent-loin-des-polemiques_6036387_3232.html

[2] CC, 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, n° 2020-799 DC.

[3] CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, req. n° 439674.

[4] C. Schmitt, Théorie de la constitution, Puf, 1993, spéc. p. 248.

[5] F. Saint-Bonnet, « Exception, nécessité, urgence », in D. Alland & S. Rials (dir.), Dictionnaire de culture juridique, Puf, 2003, spéc. p. 677.

[6] M. Laporte & M. Michaut, « Crise du Covid-19 et fédéralisme aux États-Unis », JP Blog, 14 avril 2020, http://blog.juspoliticum.com/2020/04/14/crise-du-covid-19-et-federalisme-aux-etats-unis-par-mathilde-laporte-et-maud-michaut/   

[7] « Adresse aux français », https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[8] B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions, La Découverte, 1984, spéc. p. 340.

[9] « La Constitution dit que le rôle du juge est d’être le gardien de la liberté individuelle, ce ne sont pas les médecins, ce sont les juges », interview de D. Rousseau, 1er avril 2020, France culture, https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/nos-libertes-fondamentales-sont-elles-menacees-par-les-mesures-de-lutte-contre-la-pandemie

[10] « Adresse aux français », 13 avril 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/04/13/adresse-aux-francais-13-avril-2020

[11] I. Bar-Siman-Tov, “Semiprocedural Judicial Review”, Legisprudence, vol. 6, n°3, December 2012, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2177877.

[12] De manière générale, T.M. Scanlon, 2014, Being Realistic About Reasons, Oxford University Press, 144 p.

[13] « Coronavirus : quel est le prix d’une vie humaine ? », Courrier international, 26 mars 2020, https://www.courrierinternational.com/article/confinement-coronavirus-quel-est-le-prix-dune-vie-humaine

[14] R. Dworkin, Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs, Labor & Fides, 2015, spéc. p. 14 et passim.

 

 

Crédit photo: Renew Summit, Flickr, CC NC 2.0