Le droit constitutionnel belge à l’épreuve du COVID-19 (1/2)

Par Julian Clarenne et Céline Romainville

<b> Le droit constitutionnel belge à l’épreuve du COVID-19 (1/2) </b> </br> </br> Par Julian Clarenne et Céline Romainville

La propagation du COVID-19 a conduit, en Belgique comme ailleurs, à un renforcement de l’Exécutif, en vue de l’adoption de mesures urgentes destinées à gérer la crise et ses conséquences. La réaction des différents Pouvoirs de l’État fédéral belge suscite à cet égard de nombreuses questions d’ordre constitutionnel. Dans ce premier billet, nous revenons sur les premières mesures de confinement prises par le gouvernement fédéral.

 

Since mid-March, Belgium has been affected by the COVID-19 pandemic. Like in other States, the role of the Executive has been strengthened, in order to take emergency measures, raising specific issues from a constitutional approach. The purpose of this first post is to examine the containment measures adopted by the federal Government.

 

Par Julian Clarenne, doctorant à l’Université Saint-Louis – Bruxelles (centre interdisciplinaire de recherches en droit constitutionnel et administratif), et

Céline Romainville, professeure à l’Université catholique de Louvain (Centre de recherche sur l’État et la Constitution)

 

 

 

Depuis la mi-mars, la lutte contre la pandémie de COVID-19 a conduit les autorités belges à prendre nombre de mesures urgentes destinées à gérer la crise et ses conséquences[1]. Caractérisée par un renforcement des exécutifs, cette séquence suscite une série de questions constitutionnelles quant à la manière dont les différents Pouvoirs de l’État fédéral belge font face à cette crise sanitaire majeure.

 

Ces questions sont d’autant plus prégnantes que le système constitutionnel belge est particulièrement peu outillé pour faire face aux situations exceptionnelles. L’article 187 de la Constitution est catégorique : « La Constitution ne peut être suspendue en tout ni en partie ». Dans un tel contexte, comment la tension entre le caractère exceptionnel de la situation et l’ingénuité de la Constitution belge a-t-elle été gérée? La pandémie de COVID-19 a-t-elle impliqué un moratoire sur des règles et principes fondamentaux d’un droit constitutionnel qui ne connaît pas les états d’exception ?

 

Dans ce premier billet, nous revenons sur les mesures imposant un confinement généralisé et la distanciation sociale, adoptées par le gouvernement fédéral sur la base de sa compétence en matière de gestion et de coordination des crises. Nous analysons les arrêtés ministériels adoptés par le gouvernement fédéral sous l’angle de la répartition des compétences (I), du principe de légalité, dans ses dimensions formelles et matérielles (II) et de la théorie des affaires courantes (III). Dans la foulée, nous examinerons, dans un deuxième billet, les pouvoirs spéciaux octroyés par la plupart des Parlements des collectivités politiques belge à leurs gouvernements pour gérer les conséquences engendrées par la crise du COVID-19, ainsi que le contrôle parlementaire de ces pouvoirs en période de confinement.

 

 

I. Confinement et distanciation sociale dans le fédéralisme belge

Le 13 mars 2020, le ministre fédéral de l’Intérieur prend un arrêté portant sur des mesures d’urgence pour limiter la propagation du COVID-19. Cet arrêté interdit, jusqu’au 3 avril, « les activités à caractère privé ou public, de nature culturelle, sociale, festive, folklorique, sportive et récréative » et les « les activités des cérémonies religieuses ». Sont encore autorisées « les activités en cercle intime ou familial et les cérémonies funéraires ». L’arrêté emporte la fermeture « des établissements appartenant aux secteurs culturel, festif, récréatif, sportif et horeca » et la suspension des « leçons et activités » dans l’enseignement. Le 18 mars, un nouvel arrêté ministériel, remplaçant le précédent, impose un confinement généralisé. Les « rassemblements » et les « voyages non essentiels » sont interdits, « [l]es personnes sont tenues de rester chez elles » (sic) et il « est interdit de se trouver sur la voie publique et dans les lieux publics, sauf en cas de nécessité et pour des raisons urgentes ». La fermeture de nombreux commerces et établissements est imposée.[2]

 

Ces mesures de distanciation sociale et de confinement, qui relèvent de la gestion d’une crise sanitaire aigüe, ont été adoptées par le ministre de l’Intérieur sur le fondement de trois législations : la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police, la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile et la loi du 31 décembre 1963 sur la protection civile. La localisation de la compétence en matière de gestion des crises au niveau fédéral, ainsi que la portée d’une telle compétence, ont pourtant fait l’objet de controverses par le passé, alimentées notamment par le fait qu’aucune disposition constitutionnelle n’attribue expressis verbis cette compétence à l’État fédéral.

 

Il existe, il est vrai, de bons arguments pour considérer que les arrêtés ministériels imposant le confinement et des mesures de distanciation sociale ne posent aucun problème au regard de la répartition des compétences dès lors que la coordination et la gestion des crises doit être considérée comme relevant des compétences résiduelles qui reviennent, par défaut, à l’État fédéral. Nombre de réglementations fédérales encadrent la planification et la gestion de situations d’urgence, dont les lois précitées de 1963 ou de 2007. Ces règles peuvent être considérées comme autant de concrétisations de la compétence fédérale résiduelle exclusive en matière de gestion et de coordination d’une crise. Dans les travaux préparatoires de la sixième réforme de l’État, l’existence d’une telle compétence fédérale « pour la politique de crise dans l’éventualité où une pandémie nécessiterait des mesures urgentes » fut d’ailleurs confirmée[3]. Enfin, l’autorité fédérale demeure expressément compétente en matière de « mesures prophylactiques nationales ».

 

Le caractère évident de la compétence fédérale en matière de gestion de crise a toutefois été nuancé par la section de législation du Conseil d’État. Elle a d’abord estimé que la prophylaxie nationale ne concernait que les vaccinations obligatoires. Elle a par ailleurs considéré, quant à la compétence résiduelle de l’autorité fédérale en matière de gestion et de coordination de crise, que « [ce] n’est pas parce que des mesures portent sur la lutte contre une crise touchant à la santé publique que l’autorité fédérale peut être réputée compétente. Au contraire, chaque autorité est responsable de la lutte contre une crise touchant à la santé publique dans les limites de ses propres compétences matérielles »[4]. Dans un avis ultérieur, la section de législation, poursuivant une interprétation stricte de la compétence fédérale en matière de crise sanitaire, s’est interrogée sur le sens à donner à l’expression « politique de la crise » : « s’agit-il également de prendre des mesures concrètes, même si celles-ci relèvent de la compétence matérielle d’autorités autres que l’autorité fédérale ? »[5]. En réponse à ces remarques, les auteurs de la proposition de loi spéciale ont précisé la portée de la compétence résiduelle fédérale en matière de crise : « (…) L’autorité fédérale est […] compétente aussi à tout le moins pour la coordination ou la gestion d’une situation de crise de type pandémique »[6].

 

Alors que le besoin de mesures concrètes au plan national était poussé à son paroxysme par la propagation du COVID 19, les arrêtés organisant le confinement et la distanciation sociale adoptés par le ministre de l’Intérieur ont réfuté nettement la théorie d’une compétence partagée entre l’autorité fédérale et les entités fédérées en matière de gestion et de coordination des crises, laquelle aurait pu conduire à des conséquences absurdes, voire dangereuses. Quant à la compétence en matière de gestion des conséquences de la crise, il s’agit d’une compétence partagée entre les différentes entités.

 

Ceci étant, force est de constater que la compétence fédérale en matière de gestion de crise a été exercée in casu de manière originale. Dès le premier arrêté ministériel du 13 mars 2020, il est en effet précisé que la décision du Ministre de l’Intérieur est prise « [c]onsidérant les concertations entre les gouvernements des entités fédérées et les autorités fédérales compétentes, au sein du Conseil National de Sécurité ». Pourtant, l’arrêté royal du 28 janvier 2015 concernant ce fameux Conseil ne prévoit pas de représentation des entités fédérées. Cette association des entités fédérées à une décision exclusivement fédérale, mais très lourde de sens et de conséquences, s’est donc déployée en marge de la loi. Elle apparait ici comme un nouvel instrument consociatif de la démocratie belge, en vue de garantir l’adhésion de différents segments de la communauté à la politique de crise, dans une logique quasi confédérale assez proche de ce qui existe en Allemagne avec le fédéralisme coopératif.

 

 

II. Les premiers arrêtés de confinement et le principe de légalité

Comme ailleurs, les arrêtés ministériels apportent des restrictions d’une ampleur inédite aux droits et libertés. Pour ce qui concerne la liberté d’aller et venir, la liberté de se rassembler et de manifester, l’intensité et l’ampleur de la limitation est telle qu’elle conduit à s’interroger sur sa qualification juridique : peut-on encore considérer qu’il s’agit d’une simple restriction, ou cela s’apparente-t-il davantage à une véritable suspension ? D’autres droits et libertés sont également affectés dans leur substance même par ces arrêtés, dont le droit à la vie privée et familiale.

 

Dans un contexte d’interdiction de principe des suspensions des droits et libertés, ces différentes mesures doivent respecter les conditions posées par le régime « ordinaire » des restrictions. Parmi les conditions de restriction inscrites dans les systèmes constitutionnels et conventionnels de protection des droits et libertés, le principe de légalité figure en bonne place.

 

Dans sa dimension matérielle, ce principe suppose, entre autres, que le fondement légal de la restriction soit prévisible (c’est-à-dire claire et précise). Or, la lecture des arrêtés ministériels à l’aune de ces exigences de clarté et de précision laisse songeur. Le libellé de certaines dispositions frôle parfois l’incompréhensible, comme celle qui autorise – par exception à l’interdiction de tout rassemblement – les fameuses « promenades avec un ami », laissant penser qu’il serait obligatoire de se promener accompagné : sont autorisées « les promenades extérieures avec les membres de la famille vivant sous le même toit en compagnie d’une autre personne, ainsi que l’exercice d’une activité physique individuelle ou avec les membres de sa famille vivant sous le même toit ou avec toujours le même ami ». L’application des arrêtés et la sanction de leur violation ont donné lieu à de nombreuses situations de confusion et d’incertitude, conduisant l’autorité fédérale à indiquer, dans un document sans valeur juridique, les conséquences concrètes de l’arrêté sur le quotidien des belges. Dans un tel contexte, on peut se demander si la formulation des trois premiers arrêtés ministériels répond aux conditions de légalité au sens matériel.

 

En droit constitutionnel belge, l’exigence de légalité matérielle peut être renforcée d’une exigence de légalité formelle, qui implique la nécessaire intervention du Parlement dans l’adoption de la règle restreignant les droits et libertés. Tel est par exemple le cas en ce qui concerne les ingérences dans le droit au respect de la vie privée, à propos desquelles la Cour constitutionnelle belge a considéré qu’elles ne peuvent avoir lieu qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue. Une délégation à un autre pouvoir est certes possible, mais à condition que l’habilitation soit définie de manière précise et que les éléments essentiels de la mesure soient fixés préalablement par le législateur[7].

 

Or, il est permis de douter que les bases légales invoquées dans les arrêtés ministériels suffisent pour satisfaire la légalité formelle. Un des principaux fondements de ces arrêtés est l’article 182 de la loi du 15 mai 2007, qui prévoit que « [l]e ministre [ayant l’intérieur dans ses attributions] ou son délégué peut, en cas de circonstances dangereuses, en vue d’assurer la protection de la population, obliger celle-ci à s’éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure ; il peut, pour le même motif, interdire tout déplacement ou mouvement de la population ». Cette disposition ne précise pas, selon nous, les éléments essentiels des mesures, et n’encadre pas davantage les objectifs à poursuivre lors de leur adoption. La base légale semble donc insuffisante pour rencontrer l’exigence de légalité formelle. Si elles étaient saisies de cette question, quod non à notre connaissance jusqu’ici, il n’est toutefois pas certain que les juridictions belges s’en émeuvent, tant elles ont aujourd’hui tendance à se concentrer sur la dimension matérielle du principe de légalité, dans la lignée de la jurisprudence strasbourgeoise[8].

 

Force est de reconnaître que le gouvernement, au moment de l’adoption des arrêtés, a dû composer avec des dispositions générales et imprécises dont il n’est pas certain que le législateur avait envisagé la mise en œuvre dans des mesures de cette nature, de cette ampleur et de cette durée. La France a d’ailleurs connu une situation juridique similaire : les premières mesures de lutte contre la propagation du virus ont été adoptées par le ministre de la Santé sur le fondement d’une disposition particulièrement large et générale du Code de la santé publique (l’article L 3131-1). Ensuite, le législateur français est intervenu pour renforcer la sécurité juridique des décisions gouvernementales[9]. En Belgique, le fondement des arrêtés de confinement est demeuré inchangé mais le gouvernement a pris une précaution particulière, et ce dès le début de la crise : alors que les dispositions légales invoquées attribuent les compétences de gestion de crise au seul ministre de l’Intérieur, les arrêtés ministériels ont tous été délibérés en Conseil des ministres, et précédés d’une concertation avec les gouvernements des entités fédérées.

 

 

III. Les arrêtés ministériels et les affaires courantes 

Cette précaution se comprend d’autant mieux qu’au moment de l’adoption des arrêtés ministériels, le gouvernement Wilmès est encore un gouvernement minoritaire (38 sièges sur 150) et démissionnaire, depuis la démission du gouvernement Michel II le 21 décembre 2018. L’action propre de ce gouvernement était donc limitée à ce que l’on appelle en droit belge « les affaires courantes », en raison de l’impossibilité pour la Chambre de contraindre à la démission un gouvernement dont il met en cause la responsabilité politique. S’il ne fait aucun doute que les arrêtés ministériels de confinement pris par le ministre de l’Intérieur relèvent bien des « affaires courantes » en tant qu’« affaires urgentes », on perçoit bien la difficulté de la situation, sur le plan démocratique. L’impossibilité d’exercer un contrôle parlementaire complet sur des mesures d’une telle ampleur et d’une durée encore indéterminée – a fortiori dans un contexte d’affaires courantes qui s’éternisent – constitue un écart considérable aux principes fondamentaux du régime parlementaire. C’est d’ailleurs cet écart que le gouvernement minoritaire a voulu combler, en sollicitant la confiance de la Chambre des représentants le 17 mars dernier, sur un programme limité à la seule gestion de la crise sanitaire. Depuis lors, c’est un gouvernement fédéral de plein exercice qui fait face à la pandémie, et a reçu, à l’instar de certains de ses homologues fédérés, des « pouvoirs spéciaux » afin de gérer les conséquences de la crise dans ses domaines de compétences. Dans un deuxième billet, nous reviendrons sur cette attribution desdits pouvoirs spéciaux aux exécutifs, et sur le contrôle de ceux-ci par les différentes assemblées parlementaires.

 

 

 

 

 

[1] Pour un panorama exhaustif des mesures adoptées au niveau fédéral et fédéré, nous renvoyons à F. Bouhon, A. Jousten, X. Miny et E. Slautsky, « L’État belge face à la pandémie de Covid-19 : esquisse d’un régime d’exception », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2020, n° 2446(1), pp. 5-56 (http://www.crisp.be/2020/04/letat-belge-face-a-la-pandemie-de-covid-19-esquisse-dun-regime-dexception/).

[2] Les mesures de confinement figurent désormais dans un arrêté ministériel du 23 mars, modifié en date des 3 et 17 avril 2020.

[3] Proposition de loi spéciale relative à la sixième réforme de l’État, 25 juillet 2013, Doc. parl., Sén., 2012-2013, n° 5-2232/1, p. 43.

[4] Avis n° 53.018/VR donné le 13 mai 2013.

[5] Avis n° 53.932/AG donné le 27 août 2013.

[6] Rapport fait au nom de la commission des affaires institutionnelles par MM. Moureaux et Claes sur la proposition de loi spéciale relative à la Sixième réforme de l’Etat, Doc. parl., Sén., sess. 2013-2014, n° 2232/5 5, pp. 248-249.

[7] C.C., n° 49/2019, 4 avril 2019, B. 44.1.

[8] Sur cette question, voyez S. van Drooghenbroeck et C. Rizcallah, « Le principe de la légalité des limitations aux droits et libertés », L. Detroux, M. El Berhoumi et B. Lombaert, , La légalité, un principe de la démocratie belge en péril ?, Bruxelles, Larcier, 2019, p. 19-63.

[9] Voyez sur cette question le billet de Didier Truchet « Covid 19 : point de vue d’un administrativiste sanitaire », publié sur ce Blog le 27 mars 2020.

 

 

Crédit photo: Security & Defense Agenda, Flickr,  CC2.0, recadrage