La réponse chilienne au COVID-19 ou les faux-semblants d’un régime d’exception

Par Carolina Cerda-Guzman

<b> La réponse chilienne au COVID-19 ou les faux-semblants d’un régime d’exception </b> </br> </br> Par Carolina Cerda-Guzman

A l’image d’autres pays ibéro-américains (Brésil ou Portugal), le Chili a décidé de qualifier l’actuelle crise sanitaire de calamité publique et de recourir à un régime d’exception déjà inscrit dans le texte constitutionnel : l’état de catastrophe. Au Chili, ce régime se caractérise par l’accroissement des pouvoirs qu’il octroie au Président de la République et aux Forces Armées. Compte tenu de la nature de la crise, les spécificités de ce régime apparaissent inadaptées. Les faits attestent du rôle crucial joué par les autorités décentralisées et civiles.

 

As other Ibero-American countries (Brazil or Portugal), Chile has decided to qualify the health crisis as a public calamity and to apply an exceptional regime already enshrined in the constitutional text: the state of disaster. However, in Chile, this regime is characterized by the increase of the powers of the President of the Republic and the Armed Forces. Given the nature of the crisis, the specifics of this regime seem inadequate. The reality attests to the crucial role played by the decentralized and civil authorities.

 

Par Carolina Cerda-Guzman, Maître de conférences à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, CERCCLE (EA 7436)

 

 

Après avoir été sous état d’urgence pendant une courte semaine, en octobre 2019, dans le contexte d’un mouvement social d’une ampleur inédite, le Chili vit à un nouveau sous un régime d’exception. Suite à l’augmentation des contaminations liées au COVID-19, le Président de la République, Sebastián Piñera a décidé, le 18 mars 2020, de décréter l’« état d’exception constitutionnelle de catastrophe » pour 90 jours, sur tout le territoire[1]. Selon l’article 41 de la Constitution chilienne, ce régime d’exception peut être déclenché en cas de calamité publique et permet de placer les différentes régions du territoire sous l’autorité de chefs de la Défense Nationale, à savoir des hauts gradés militaires désignés par le Président de la République.

 

Au regard de l’histoire récente du pays, la décision de Sebastián Piñera de déclencher l’état de catastrophe ne provoque pas l’étonnement, tant cette décision semble être devenue un réflexe pavlovien des chefs d’Etat chiliens. Depuis dix ans, plus de vingt décrets présidentiels ont été adoptés pour déclencher cet état d’exception. La plupart d’entre eux ont été utilisés pour répondre aux troubles occasionnés par une catastrophe naturelle, que cela soit un séisme, comme le 27 février 2010, l’éruption d’un volcan, le 22 avril 2015, ou des inondations violentes, le 9 août 2015. Le Chili étant un pays sujet aux catastrophes naturelles, la mise en place de régime d’exception après chaque nouvel évènement est apparue, au fil des années, un mal nécessaire mais temporaire. La décision de l’utiliser dans le contexte du COVID-19 a semblé, dès lors, évidente. Pourtant, il apparaît difficile de concevoir l’utilité d’un régime d’exception accordant d’importants pouvoirs au Président de la République et à l’Armée afin de répondre à des problèmes de nature essentiellement civile. Combattre une maladie par la force militaire, cela a-t-il du sens ? Les faits semblent démontrer que le pouvoir central n’en semble pas lui-même convaincu, tant la mise en œuvre réelle de la réponse chilienne au coronavirus s’avère être dans les faits, non pas centralisée et militaire, mais décentralisée et civile, conduisant ainsi à s’interroger sur la pertinence d’un tel recours à ce régime d’exception.

 

 

1. L’apparente centralisation du pouvoir aux mains du Président et des Forces Armées

La mainmise présidentielle sur l’état de catastrophe est particulièrement marquée dans le système juridique chilien. Conformément aux dispositions de l’article 8 de la loi organique constitutionnelle du 14 juin 1985 sur les états d’exception, l’état de catastrophe est un régime pouvant être déclaré par simple décret suprême signé par le Président de la République et les ministres de l’Intérieur et de la Défense Nationale. Selon l’article 41 de la Constitution, le Président dispose également d’une grande latitude sur la durée, même si cet article précise que toute déclaration d’état de catastrophe pour une durée supérieure à un an doit compter sur l’accord du Congrès, lequel dispose, en outre, du pouvoir de mettre fin à ce régime au bout de 180 jours, si les conditions de son déclenchement ne sont plus réunies. Ce monopole présidentiel est d’autant plus renforcé par l’immunité juridictionnelle dont bénéficie le décret de déclenchement, puisque l’article 45 de la Constitution interdit explicitement aux tribunaux de qualifier les fondements ou les circonstances de fait invoqués par l’autorité pour prendre cet acte[2].

 

Au moment du déclenchement, le Président de la République doit indiquer quels sont les hauts responsables militaires désignés comme chefs de la Défense nationale ayant autorité sur les zones placées sous état d’exception. Une fois désignés, ces chefs de la Défense nationale disposent d’une liste de pouvoirs importants. L’article 7 de la loi organique constitutionnelle dispose qu’ils peuvent notamment assurer le commandement des Forces Armées, des Forces de l’Ordre et de la Sécurité publique se trouvant sur la zone déclarée en état de catastrophe afin de veiller à l’ordre public. Ils peuvent également contrôler l’entrée et la sortie de la zone, ainsi que la circulation interne ; ordonner l’approvisionnement et le stockage d’aliments, d’articles et de marchandises ; mettre en place la distribution gratuite ou onéreuse de biens nécessaires pour la subsistance de la population ; encadrer les réunions dans les lieux publics ; ou enfin donner des instructions à tous les fonctionnaires de l’Etat, de ses entreprises ou des municipalités qui se trouvent dans la zone, dans le seul objectif de réparer les effets de la calamité publique. Dans le cadre de ce régime d’exception, les institutions civiles sont donc clairement placées sous l’autorité directe des Forces Armées.

 

Au vu de ce bref descriptif, l’état de catastrophe constitue indéniablement un dispositif exceptionnel encore plus redoutable et fortement attentatoire aux droits et libertés constitutionnels que ne pourrait l’être, ou ne l’a été, l’état d’urgence français. Considéré comme un des legs de la dictature militaire (qui a sévi de 1973 à 1990)[3], ce régime d’exception constitue un moyen pour le Président de la République d’attester de la force de la réponse chilienne face au coronavirus. Si, lors de sa première allocution télévisée, Emmanuel Macron avait parlé d’une guerre contre le virus, il n’en a pas utilisé les armes. Sebastián Piñera, quant à lui, n’a certes pas utilisé le champ lexical guerrier dans sa prise de parole public le 18 mars, mais il en a indéniablement utilisé les instruments.

 

Cependant, au moment où cet état de catastrophe a été déclenché, le Chili n’avait eu à regretter aucune mort liée au coronavirus. 238 cas de personnes contaminées avaient été enregistrés et 8 personnes étaient en réanimation. L’utilisation d’un état d’exception aux mesures aussi fortes apparaît-il proportionné au regard du péril ? De l’aveu même du Président, l’utilisation de ce régime d’exception a été faite de manière préventive, afin d’anticiper les étapes à venir de la pandémie[4]. Si l’utilisation de plus en plus courante des régimes d’exception de manière préventive peut être regrettée, force est de constater qu’il s’agit d’une pratique de plus en plus courante[5]. En réalité, la question qu’il convient de se poser dans le cas chilien est celui de l’adaptation de ce régime au regard de la particularité des problèmes concrets posés par cette pandémie. La centralisation et la militarisation du pouvoir sont-elles adaptées ? La pratique indique le contraire.

 

 

2. La réelle prise en main de l’état d’exception par les autorités décentralisées et civiles

En apparence l’état de catastrophe, tel que décrit dans la Constitution chilienne, confie au Président de la République et aux militaires, ses directs exécutants, des pouvoirs exceptionnels permettant de restreindre principalement la liberté de circulation et de réunion. Cependant, dans les faits, toutes les potentialités de ce régime d’exception n’ont pas encore été utilisées par le pouvoir central. En comparaison, les mesures adoptées par le Chili dans le cadre de l’état d’exception constitutionnel de catastrophe sont moins rigoureuses que celles adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire législatif français.

 

Il est vrai qu’à compter du 22 mars a été adopté un couvre-feu sur tout le territoire chilien, portant atteinte à la liberté de circulation entre 22h et 5h du matin. Les classes dans les établissements scolaires ont été suspendues. Les évènements publics réunissant plus de 50 personnes ont été interdits. Les cinémas, théâtres, restaurants, pubs, discothèques, gymnases et évènements sportifs ont été fermés. Une quarantaine nationale a également été décrétée pour tous les adultes âgés de plus de 80 ans. Enfin, les frontières terrestres, maritimes et aériennes ont été fermées pour l’entrée de personnes étrangères. Mais, aucune quarantaine totale n’a été décidée sur tout le territoire. Seules quelques villes ont été placées sous ce régime par l’Etat central et ce pour des périodes très courtes (7 jours)[6].

 

Cette absence de mise en place d’un confinement total au niveau national ou même régional, qui aurait pu parfaitement être décidé dans le cadre de l’état de catastrophe, a rapidement été critiquée par de nombreux maires. Certains avaient même anticipé la mesure nationale en décrétant dans leur ville une « urgence municipale », dès le 17 mars 2020[7], afin d’ordonner la fermeture des établissements accueillant plus de 50 personnes et d’adapter le fonctionnement des services municipaux aux nouvelles contraintes sanitaires. Ces initiatives locales, indépendantes des mesures prises au niveau national, se sont poursuivies sous l’état de catastrophe. Le 10 avril, la Maire de la ville d’Antofagasta, a décidé de fermer tous les services municipaux pendant une semaine, après la découverte d’une contamination d’un conseiller municipal au coronavirus. Des maires ont également adopté une série de mesures afin d’aider financièrement leurs administrés. Le Maire de la ville de Penco a décidé d’allouer une prime spéciale à tous les éboueurs de la ville afin de valoriser leur tâche essentielle.

 

Les exemples d’une prise en main municipale sont bien trop nombreux pour pouvoir tous les citer. Mais, leur nombre atteste que ce sont bien les institutions décentralisées qui sont à l’origine des principales règles de confinement et de limitation des libertés, contredisant ainsi la logique même de l’état de catastrophe mais aussi des principes constitutionnels comme celui de la subsidiarité[8], voire de certains droits fondamentaux. En effet, le 1er avril, deux maires, qui n’avaient pas obtenu une décision de mise en quarantaine de leur ville, ont décidé d’utiliser les véhicules municipaux pour bloquer l’accès à leurs communes afin d’empêcher le transfert de patients contaminés par le virus dans leurs hôpitaux. Cette entrave illégale à la liberté de circulation et du droit à la santé a été fortement contestée par l’Etat central qui a annoncé une poursuite de ces maires devant la justice. Si ces exemples restent des cas extrêmes, ils constituent une preuve d’une volonté de renversement de la hiérarchie des normes et des autorités, au point où le pouvoir central apparaît de plus en plus défié. Le 16 avril, 58 maires ont signé une déclaration publique dans laquelle ils demandent de nouvelles mesures à l’Etat central pour affronter l’expansion du virus, notamment l’octroi de facultés extraordinaires aux municipalités. En l’absence de telles mesures, ces maires menacent de prendre des actions légales contre l’Etat central. La rébellion des maires chiliens, qui a pu également être constatée dans une moindre mesure en France, révèle l’absence d’adéquation d’une action militaire et centralisée pour faire face à des problèmes civils et intrinsèquement locaux, du fait de la diversité des situations. On aurait pu espérer que le maintien de ce régime d’exception archaïque dans le système juridique chilien soit amené rapidement à disparaître. Les mouvements sociaux d’octobre 2019 avaient obtenu la promesse de l’organisation d’un référendum crucial pour l’avenir constitutionnel du Chili. Cependant, dans le cadre de l’état de catastrophe, le Président de la République a annoncé le report de ce référendum, initialement prévu pour le 26 avril, à une date encore indéterminée, rallongeant ainsi, encore un peu plus, la survie de ce legs dictatorial.

 

 

 

 

[1] Décret n°104 du 18 mars 2020 déclarant l’état d’exception constitutionnel de catastrophe, pour calamité publique, sur le territoire chilien.

[2] Cour suprême du Chili, 24 décembre 2013, « Campos Herrera c/ État chilien », aff. n°4029- 2013, cons. 12. Voir : F. Zúñiga Urbina, « El derecho de excepción y la responsabilidad del Estado : falta de servicio y acto de gobierno. Comentario de la sentencia de casación rol n°4029-2013 de la Corte suprema, de 24 de diciembre de 2013 », Estudios constitucionales, n°1, 2014, pp. 503-526.

[3] Carolina Cerda-Guzman, « Histoire, continuité et actualité des régimes d’exception », Cultures & Conflits, n°112, 2018, p. 75 à 92.

[4] Allocution télévisée du Chef de l’Etat du 18 mars 2020.

[5] Comme le confirme l’exemple portugais. Voir : A. de Moura, « La solidarité institutionnelle dans l’état d’urgence : la réponse portugaise au COVID-19 », JP Blog, 10 avril 2020.

[6] Au 17 avril, seules 8 villes (où même uniquement certains secteurs d’une ville) étaient en confinement total.

[7] Comme dans la ville d’Antofagasta, voir : Décret municipal n°443/2020 de la Maire d’Antofagasta.

[8] Pablo Soto, « Estado de catástrofe : Un modelo de excepción constitucional agotado », La Tercera, 20 mars 2020

 

 

Crédit photo: Direction de la presse, Présidence de la République du Chili