Covid-19 en Autriche : un modèle pour gérer les inconstitutionnalités en temps de crise ? 

Par Matthieu Bertozzo

<b> Covid-19 en Autriche : un modèle pour gérer les inconstitutionnalités en temps de crise ?  </b> </br> </br> Par Matthieu Bertozzo

La crise du Covid-19 met toutes les démocraties à l’épreuve y compris celles qui s’en sortent le mieux. A l’instar de l’Allemagne ou du Danemark, l’Autriche compte parmi les premiers Etats européens à sortir progressivement de la période de confinement. Ce succès tient notamment à deux facteurs : une vaste mobilisation citoyenne d’abord servie par de solides infrastructures sanitaires et l’adaptation dans l’urgence ensuite d’un arsenal juridique d’ampleur appuyée sur une communication gouvernementale de circonstance. Mais si ce succès se jauge avant tout sur le terrain politique, on ne saurait en dire autant sur le terrain du droit constitutionnel.

 

The Covid-19 crisis is testing all democracies, including those that are doing best. Like Germany and Denmark, Austria is among the first European states to gradually emerge from the confinement period. This success is due in particular to two factors: a broad citizen mobilization served by solid health infrastructures and the adaptation in urgency of a large legal arsenal supported by a government communication of circumstance. But if this success is gauged above all in the political field, the same cannot be said in the field of constitutional law.

 

Par Matthieu Bertozzo, Doctorant en droit public à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

Gouvernée par une coalition verte-conservatrice conduite par le jeune Chancelier de droite Sebastian Kurz, la République d’Autriche présente les caractéristiques d’un fédéralisme atypique. Contrairement à sa voisine l’Allemagne, l’Etat fédéral autrichien, très centralisé, rassemble neuf Länder sous l’autorité d’un exécutif fort aux larges compétences pour intervenir dans différents domaines du quotidien. Voilà pourquoi le gouvernement fédéral peut se vanter d’avoir eu les moyens de réagir vite et à temps pour gérer la crise qui touche l’ensemble du territoire européen. Mais c’est aussi au prix d’impressionnants « paquets » législatifs, certes justifiés par des circonstances exceptionnelles, que l’ordre juridique autrichien a temporairement adapté pour permettre au gouvernement « d’éviter le pire » des scénarii (I). Ceci n’a pas été sans provoquer certains manquements aux grands principes de l’Etat de droit dénoncés par les juristes (II) que les discours politiques habilement orchestrés ne peuvent pas cacher (III).      

 

 

1. Nécessité fait … paquets législatifs

Fin février 2020 les autorités autrichiennes décèlent les premiers cas de contamination dans la région du Tyrol. Deux communes seront d’ailleurs identifiées comme foyer de l’épidémie et rapidement placées en quarantaine par le gouvernement fédéral. Le 10 mars, les premières mesures restrictives de liberté furent adoptées. Elles visaient à interdire les rassemblements de plus de 500 personnes en extérieur, de plus de 100 personnes en intérieur. Les élections locales qui devaient se tenir le week-end suivant ont été immédiatement reportées. Les contrôles ont été renforcés aux frontières et les vols en provenance de zones à risques suspendus. Mi-mars, sur présentation d’un plan de sauvetage de l’économie en vue d’un confinement national, le parlement entérinait les principales mesures en adoptant le premier des cinq paquets législatifs COVID-19 actuellement en vigueur.

 

Le régime juridique des crises sanitaires relevant de la loi sur les épidémies de 1950 (Epidemiegesetz) fut alors adapté pour juguler les effets liés à l’épidémie de coronavirus. Pour l’essentiel ce texte fut modifié en vue d’accroître en la matière les compétences de l’exécutif. Malgré quelques critiques de l’opposition et des modifications apportées par la chambre basse (Nationalrat) ce premier paquet législatif fut approuvé sans difficulté par le Parlement. Les organes exécutifs des différents échelons de l’Etat  fédéral et des Etats fédérés (ministre de la santé, chefs de gouvernement du Land et autorités administratives de district) sont désormais habilités à interdire l’accès aux établissements et à « certains lieux » que ne définit pas la loi. Parallèlement le premier paquet COVID abroge le système d’indemnisation prévu par l’ancienne législation et ouvre de nouveaux crédits pour alimenter un fonds de crise à destination des entreprises dont l’activité a dû cesser brutalement. Le deuxième paquet COVID, quant à lui, est relatif aux règles spéciales applicables en matière de justice. Il mêle à une interruption temporaire des procédures une limitation générale de l’activité juridictionnelle ainsi que le report des peines de prison. Les trois derniers paquets législatifs, enfin, touchent à divers domaines de l’économie, du droit du travail et de la sécurité sociale ainsi qu’à l’éducation. En dépit d’une opposition plus vive, la majorité des deux tiers nécessaire pour l’adoption de ces textes a finalement pu être obtenue. En tout, près de 150 lois ont été modifiées et une douzaine de lois fédérales nouvellement créées[1]. Cette inflation législative témoigne de la pression sous laquelle Gouvernement et Parlement ont eu à travailler mais reflète aussi la « nécessité » qu’il y avait à adapter le droit dans la précipitation, comme l’a noté le constitutionnaliste Peter Bußjäger (Université d’Innsbruck).

 

C’est sur le fondement de ces textes que le gouvernement fédéral est intervenu massivement par ordonnances et par décrets afin d’imposer des conditions strictes de confinement. Dès lors, l’Autriche fut un des premiers Etats européens à fermer ses restaurants, bars et cafés, les magasins non essentiels à la vie du pays ainsi que les airs de sport et de jeux. Les motifs autorisés pour quitter son domicile sont drastiquement limités[2] et les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits dans les espaces publics. Depuis 1945, jamais les atteintes aux droits et libertés fondamentaux garantis par la Constitution fédérale n’avaient été si fortes. Dès lors, plusieurs juristes ont fustigé par voie de presse une « légifération excessive » (übertriebene Verdordnetheit). Mais pour l’heure, ce sont surtout les imprécisions de la nouvelle législation d’exception et les risques qui en résultent pour l’Etat de droit transformé temporairement en « Etat règlementaire » (Verordnungsstaat) qui inquiètent la communauté des juristes.

 

 

2. La lettre tue, l’avis d’experts vivifie ?

Ainsi, universitaires et praticiens s’accordent sur les sévères problèmes de rédaction des lois COVID. C’est le cas par exemple de l’habilitation législative pour décider d’interdire l’accès à « certains lieux » (bestimmter Orte) que l’ordonnance du ministre fédéral de la santé réinterprète pour imposer une interdiction générale de pénétrer dans tous les « lieux publics » (öffentlicher Orte). Si l’on part du principe que les exceptions sont de stricte interprétation cette ordonnance est manifestement illégale. Si l’on considère en revanche qu’au nom de la flexibilité, l’exécutif n’a pas méconnu les intentions du législateur c’est que les lois nécessitent un important effort d’interprétation. Or, si elles ne sont pas suffisamment claires alors elles sont potentiellement inconstitutionnelles. Dans les deux cas, la Cour constitutionnelle autrichienne est compétente pour en juger[3]. Seulement, si les recours affluent faisant même craindre un possible engorgement du contentieux, la Cour ne se prononcera pas avant la prochaine session de juin[4].

 

En attendant, pour se défendre des approximations de sa législation le gouvernement fédéral a invoqué l’urgence de la situation. Le Chancelier Kurz a récemment précisé que le temps manquait pour tenir compte des « subtilités juridiques » (juristischen Spitzfindigkeiten). Priorité a été donnée à la République en danger. Et désormais, c’est à une sortie réussie du confinement que l’exécutif se consacre pleinement. Quant à la constitutionnalité des lois et la légalité des règlements, le Chancelier les balaie tout simplement d’un revers de main : « la Cour constitutionnelle décidera tout compte fait si à la virgule près (auf Punkt und Beistrich) tout est en ordre » mais d’ici-là poursuit-il cyniquement « les mesures temporairement prises ne seront plus en vigueur ». Cette provocation, lancée dans le berceau européen de la justice constitutionnelle, n’a pas manqué de susciter l’émoi des juristes. Elle marque une fois de plus[5] le mépris absolu du Chancelier actuel pour ce rôle fondamental de « gardien de la Constitution » qui, au sens de Kelsen, est dévolu tout entier à la Cour constitutionnelle autrichienne.       

 

Afin de racheter cette communication malheureuse le ministre fédéral de la santé Rudolf Anschober (vert) a récemment désigné un groupe d’experts chargé d’évaluer les lois, ordonnances et décrets prochainement adoptés dans le cadre de la crise pour en éliminer les imperfections. De cette manière, l’exécutif donne le change ainsi que des gages de respectabilité. Présidé par l’ancien Vice-chancelier Clemens Jabloner, la présence de ce groupe non officiel aux côtés de l’exécutif n’est toutefois pas exempte de critiques. Car si l’annonce peut rassurer, la mise en place de ce collège arrive malheureusement bien tard. Nombre de citoyens autrichiens ont déjà eu à subir les conséquences qu’entrainent les malfaçons de la législation actuelle. De plus, ce groupe offre bien peu de garanties tant politiques que juridiques. Ces insuffisances tiennent notamment à sa composition, à ses compétences et à la périodicité de ses réunions.

 

Composé d’éminents constitutionnalistes et administrativistes, il comprend aussi d’anciens hommes politiques et plusieurs conseillers juridiques des différents ministères. Mais la liste complète de ses membres n’est pas publique ce qui ajoute à l’ignorance générale dénoncée par certains députés au sujet des conseillers qui entourent actuellement le Chancelier[6]. Et afin de ne pas se substituer de facto à la Cour constitutionnelle, les avis que le groupe exprime ne font l’objet d’aucune publicité comme ils ne lient juridiquement aucune autorité. Le ministère fédérale de la santé s’est même prononcé sur le sujet : « Toutes les lois et ordonnances ont été et seront approuvées en interne par le Gouvernement ». Ce même Gouvernement enfin décide seul de l’opportunité des réunions du groupe qui restent pour l’heure épisodiques. On peut donc déplorer l’opacité d’un travail en pointillé fait par un comité dont on voit mal, au regard de son fonctionnement, en quoi il assurerait le respect de l’Etat de droit et garantirait la transparence des mesures adoptées dans le cadre de cette crise.  

 

 

3. Penser institutionnellement la sortie de crise  

L’exécutif cherche donc à soigner sa communication pour minimiser les multiples entorses au droit. Les effets d’annonce sur l’opinion nationale voire internationale font toutefois sa popularité. Mais la vigilance reste de mise car la phase de sortie de confinement doit conduire le peuple vers une « nouvelle normalité » (Kurz). Présentée comme la fin des restrictions aux libertés elle pourrait bien en être un prolongement. Déjà le Parlement vient d’adopter 13 nouvelles lois COVID et le Chancelier est plus que favorable à l’idée d’un traçage de ses concitoyens via une application disponible sur téléphone portable ou, pour les personnes qui n’en auraient pas, intégrée à une clé numérique portative. A l’heure actuelle, son caractère obligatoire ou non n’est pas définitivement tranché.

 

On le comprend, les menaces qui pèsent sur les droits fondamentaux par conséquent redoublent. Elles auront malgré tout eu le mérite d’interroger les rôles que chaque acteur est censé jouer en période de crise à commencer par la population dont le civisme et la discipline, en tout point impeccables – semble-t-il –, ont permis d’endiguer considérablement la propagation du virus. Sur le plan institutionnel en revanche, certains regrettent que l’urgence empêche la tenue de vrais débats parlementaires de fond au sujet des droits fondamentaux. Quant au président de la République d’Autriche Alexander van der Bellen qui, en d’autres temps, saluait pourtant « l’élégance et de la beauté » de la Constitution[7] a choisi de rester en retrait sans doute pour ne pas ajouter à la difficulté des évènements. Enfin, le vide institutionnel engendré par l’inactivité forcée de la Cour constitutionnelle témoigne de son rôle central dans le système politique autrichien. L’idée d’une réforme destinée à renforcer la protection des libertés en instaurant une procédure d’urgence semblable à celle qui existe en Allemagne est en train de ressurgir. Le centenaire de cette institution cette année sera peut-être un bon prétexte pour franchir ce nouveau cap. C’est ce à quoi la doctrine, autre acteur à part entière, pourrait songer sérieusement.

 

Enfin, il est un peu dommage que la doctrine autrichienne n’ait pas toujours été à la hauteur de sa mission d’éclaireuse au moment même où l’Etat de droit tout entier a été ébranlé.  En effet, elle fut au début au moins de la crise peu prolixe, à part quelques rares exceptions[8], et elle est donc intervenue tardivement dans les débats. Tout se passe comme si la suspension de l’activité de la Cour l’avait par là même neutralisée, ce qui laisserait penser que la sorte d’emprise de la jurisprudence sur le droit constitutionnel moderne aurait pour effet de réduire la plupart des constitutionnalistes en Europe à la seule fonction d’arrêtiste quand il faudrait aussi savoir penser les institutions, y compris quand le juge devient muet. On doit donc à une faute de communication politique du Chancelier le réveil de cette doctrine plongée jusque-là dans un coupable sommeil dogmatique.

 

 

 

[1] Pour suivre la législation dans le cadre la crise le lecteur est invité à consulter le site internet du parlement autrichien sous la rubrique « Thèmes actuels » (Aktuelle Themen) consacrée au coronavirus (https://www.parlament.gv.at/PAKT/AKT/SCHLTHEM/SCHLAG/J2020/054SitzungenCoronakrise.shtml).

[2] Sont autorisées à quitter leur domicile les personnes ayant une activité professionnelle indispensable, ou effectuant des achats de première nécessité, ou encore venant en aide aux personnes en difficulté et enfin celles pratiquant une activité physique, seul ou accompagné de personnes habitant le même foyer.

[3] Il faut savoir qu’à côté du règlement des conflits entre organes et du recours constitutionnel contre les décisions des juridictions administratives, la Cour constitutionnelle autrichienne contrôle également la conformité des lois à la Constitution ainsi que la légalité des règlements (voir les §§ 36a à 93 de la loi relative à la Cour constitutionnelle de 1953).

[4] La Cour constitutionnelle ne siège pas en permanence mais son activité est rythmée par une série de quatre sessions de trois semaines par an (mars, juin, octobre et décembre). Le reste de l’année est consacré à la préparation des cas.  

[5] Sous la coalition précédente le Gouvernement Kurz avait déjà cherché à défier les juges en appliquant au niveau fédéral une mesure pourtant retoquée par la Cour dans les Etats de Basse-Autriche et du Burgenland (décision G 164, 171/2019 du 12 décembre 2019).

[6] Voir notamment la question écrite 1539/J du 15.04.2020 adressée au Chancelier Sebastian Kurz par le député Gerald Loacker (https://www.parlament.gv.at/PAKT/VHG/XXVII/J/J_01539/index.shtml).

[7] Bierlein und Van der Bellen würdigten die Verfassung, Salzburger Nachrichten, 01. 10. 2019 (https://www.sn.at/politik/innenpolitik/bierlein-und-van-der-bellen-wuerdigten-die-verfassung-77049022).

[8] Voir le blog Föderalismus du Professeur Peter Bußjäger (http://www.foederalismus.at/blog/) ou encore l’initiative de l’Université de Linz qui publie un manuel numérique régulièrement mis à jour à l’intention des praticiens : Das Corona-Handbuch Österreichs Rechtspraxis zur aktuellen Lage, Manz, 15 avril 2020 (https://www.manz.at/list.html?isbn=0000000085146).

 

 

Crédit photo: Ministère des Finances autrichien, Flickr, CC 2.0