Bons gouvernants, bon gouvernement ?

Par Éric Buge

<b> Bons gouvernants, bon gouvernement ? </b> </br> </br> Par Éric Buge

Dans son ouvrage Virtue Politics. Soulcraft and Stratecraft in Renaissance Italy, 2019, James Hankins expose la théorie du pouvoir politique développée par les humanistes italiens de la Renaissance, de Pétrarque à Machiavel. Cette dernière repose sur l’idée que seule la vertu des gouvernants peut conférer la légitimité nécessaire aux gouvernements.

 

In his book Virtue Politics. Soulcraft and Stratecraft in Renaissance Italy, 2019, James Hankins outlines the theory of political power developed by Italian Renaissance humanists from Petrarch to Machiavelli. This theory is based on the idea that only the virtue of rulers can confer the necessary legitimacy on governments.

 

Par Éric Buge, Dernier ouvrage paru: Droit de la vie politique, PUF, 2018

 

 

Le 28 avril dernier, le Premier ministre concluait ainsi sa présentation du plan de déconfinement : « En juillet 2017, dans des circonstances bien différentes mais à cette même tribune, à l’occasion de ma première déclaration de politique générale, j’avais évoqué cette antique qualité dans laquelle les Romains puisaient leur force : la vertu, qui mêle la rectitude, l’honnêteté et le courage. J’étais loin d’imaginer alors combien cette qualité serait essentielle dans les semaines à venir pour préparer notre avenir, l’avenir de nos enfants, l’avenir de la France. »

 

Ce terme de « vertu » est aujourd’hui devenu rare dans le langage politique. Il a un côté suranné et naïf, voire un peu inquiétant, depuis l’association révolutionnaire de la vertu à la Terreur[1]. Pourtant, la « notion » de vertu a été l’une des épines dorsales de la théorie politique, depuis l’antiquité jusqu’au XVIIIe siècle. Elle était notamment au cœur de la pensée politique des humanistes italiens de la Renaissance, ainsi que le montre un ouvrage récent de James Hankins[2].

 

J. Hankins, professeur à Harvard, est l’un des meilleurs spécialistes des penseurs de la Renaissance italienne. Il livre avec Virtue Politics une synthèse de sa pensée, fruit de plus de dix années de recherche. Il y parcourt la pensée politique des humanistes italiens, de Pétrarque à Machiavel, couvrant ainsi près de deux siècles, du XIVe siècle au début du XVIe siècle. Son ouvrage se compose à la fois de chapitres thématiques, portant par exemple sur les notions de « république », de « tyrannie » ou de « démocratie » ou sur la redécouverte de certains auteurs grecs anciens (Thucydide, Xénophon ou Démosthène) au XVe siècle. Les autres chapitres sont monographiques et détaillent la pensée de certains auteurs humanistes. Trois chapitres portent ainsi sur Machiavel, deux sur Pétrarque, un sur Boccace, etc. J. Hankins consacre également des chapitres à des auteurs moins connus et moins accessibles, mais dont le retentissement, à l’époque, a été considérable, tels que Léonardo Bruni, qui produisit une monumentale histoire de Florence, ou Francesco Patrizi, auteur de deux traités sur la monarchie et la république. C’est dire que cet ouvrage constituera un travail de référence sur la pensée politique des humanistes italiens, du fait également de la richesse de son index et de sa bibliographie.

 

L’ouvrage de J. Hankins n’en est pas pour autant une encyclopédie. Alors que l’on tendait à ne voir dans les productions de ces auteurs qu’un patchwork de citations antiques enrobé de moralisme et sans portée théorique, J. Hankins tente d’en restituer, par une lecture attentive des textes, le fil directeur. Il énonce une thèse clairement affirmée : ce qui fait, pour lui, l’unité de la pensée politique des humanistes italiens est l’idée d’une « politique de la vertu » (virtue politics), notion qui est détaillée dans le chapitre 2 de l’ouvrage. Les humanistes ont pour ambition le redressement moral et politique de la chrétienté dont ils constatent le déclin et le morcellement. Leur questionnement principal porte sur la légitimité du pouvoir politique. Contrairement aux juristes scolastiques, ils ne la font résulter ni de la grâce divine, ni de l’hérédité, ni de la conformité au droit ou à la tradition. Pour eux, ce qui fait un bon gouvernant, c’est la vertu, qui est seule capable d’inspirer le respect au peuple et de créer du consensus dans des cités-États déchirées par les guerres de factions. Bref, « seuls ceux qui ont la connaissance, la sagesse et la vertu méritent de gouverner » (p. 39)

 

Cette vertu, qui apporte le charisme à celui qui la possède, s’acquiert par l’étude des exemples de l’antiquité tels qu’ils résultent des œuvres de Cicéron, de Sénèque ou de Plutarque. Elle nécessite également l’apprentissage de la rhétorique car l’éloquence est le moyen pour le bon gouvernant de convaincre ses concitoyens, de haranguer ses armées ou de mener sa diplomatie. C’est une nouvelle éducation qu’il faut ainsi fonder, reposant sur l’étude de l’histoire, de la poésie, de la grammaire ou de la philosophie, telles qu’elles résultent notamment de l’antiquité romaine. Ainsi conçue, la vertu humaniste a une dimension égalitaire, dans la mesure où toute personne, indépendamment de sa classe sociale, est en mesure de l’acquérir par une éducation appropriée.

 

Cette alliance du bon gouvernant et du bon gouvernement sous l’égide de la vertu peut être illustrée par un des exempla antiques dont les humanistes étaient coutumiers, celui de Camille tel que raconté par Tite-Live (p. 160-161) : le général romain Camille avait la possibilité, grâce à une trahison, de prendre sans combattre la ville de Faléries. Un maître d’école avait en effet livré les enfants de la ville aux Romains, pour qu’ils puissent s’en servir comme otages. Révolté du procédé, Camille renvoie les enfants et déclare qu’il conquerra la ville à la façon des Romains, « par la vertu, le travail et les armes ». Subjugués par ce sens de la justice, les habitants de Faléries décident de lui ouvrir les portes de leur ville et de se ranger sous des lois qui engendrent de tels actes. Cette anecdote antique est typique de la vision qu’avaient les humanistes italiens du pouvoir politique : l’art de gouverner (statecraft) repose d’abord et avant tout sur l’art de se gouverner (soulcraft).

 

On le voit, les humanistes étaient, pour J. Hankins, fondamentalement indifférents à une approche juridique ou institutionnelle du pouvoir. Ils ne croyaient pas à l’idée que l’on puisse arrêter un tyran avec des lois. Pour eux, le meilleur moyen pour se faire est de l’inciter à bien se comporter. En partant de cette idée, les institutions politiques apparaissent comme secondaires pour mener au bon gouvernement. D’ailleurs, l’un des apports de l’ouvrage est de montrer que les humanistes sont divisés sur ce qu’est le meilleur régime politique possible. Ou, plus exactement, cette question n’est pas centrale pour eux. Francesco Patrizi, humaniste siennois du XVe siècle, consacre ainsi un traité à la fondation d’une bonne république et un autre à la monarchie. Les humanistes ne sont pas « exclusivistes », au sens où ils sont capables de penser à la fois un bon gouvernement monarchique et un bon gouvernement républicain.

 

En cela, J. Hankins prend le contre-pied d’un courant de pensée qui a vu dans les humanistes de la Renaissance italienne les origines de la pensée politique moderne, fondée sur la volonté du peuple et sur l’exaltation de la liberté civique. Depuis H. Baron (The Crisis of the Early Italian Renaissance : Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny, 1955), jusqu’à Q. Skinner (Les fondements de la pensée politique moderne, 1978), en passant par J. G. A. Pocock (Le moment Machiavel, 1975), ce courant a tenté de caractériser l’humanisme civique des républiques italiennes de la Renaissance comme s’inscrivant dans une tradition républicaine de promotion de la liberté civique remontant à l’antiquité et active jusqu’à l’époque révolutionnaire. La thèse de J. Hankins est que les humanistes sont pour la plupart indifférents aux questions institutionnelles et que ce qui fait leur unité est de chercher à inspirer la vertu aux gouvernants, quels qu’ils soient. On ne saurait, en cela, en faire les préfigurateurs de la pensée républicaine contemporaine.

 

À ce propos, il n’est pas inintéressant d’évoquer l’histoire du terme de « république » qui fait l’objet du chapitre 3 de l’ouvrage. Avant le milieu du XIVe siècle, le terme de « respublica » désigne tout type de régime politique, qu’il soit monarchique, oligarchique ou populaire. J. Hankins rappelle les sources antiques, en particulier Tite-Live et Cicéron, qui qualifient de « respublica » des régimes monarchiques, à partir du moment où ils visent le bien commun. Les auteurs latins n’utilisaient d’ailleurs par le terme de « respublica » pour désigner spécifiquement la phase de leur histoire que l’on qualifie aujourd’hui de « républicaine ». L’utilisation de « république » au sens de gouvernement non monarchique n’apparaît qu’au XIVe siècle, avec la traduction par Léonardo Bruni des Politiques d’Aristote. Alors que dans ses propres œuvres, « république » peut désigner des régimes monarchiques, Bruni traduit par « respublica » ce qu’Aristote dénomme « politia », à savoir la forme non corrompue du gouvernement du grand nombre. À partir du XVe siècle, l’opposition des républiques et des monarchies commencera à se populariser, jusqu’à devenir un acquis dans la pensée de Machiavel.

 

J. Hankins oppose d’ailleurs frontalement Machiavel et les humanistes de la Renaissance. Machiavel critique de manière acerbe l’idée qu’un prince devrait se comporter de manière vertueuse. Ce qui doit lui importer, c’est la survie et la gloire de l’État, quels que soient les moyens à employer. Non seulement la vertu rend le prince prévisible, et donc vulnérable, mais en plus, elle le trompe sur les finalités de l’action politique. C’est en substituant la virtù (habilité, audace, réalisme) à la vertu que le Prince peut parvenir à tenir efficacement les rênes de l’État. On sent, à la lecture notamment du chapitre 19, que J. Hankins abandonne en partie sa neutralité axiologique s’agissant de la pensée de Machiavel, dont il critique le réalisme indifférent aux valeurs. Il lui oppose le courant humaniste pour qui la vertu individuelle constitue une valeur. Illustration de cette divergence, le dernier chapitre de l’ouvrage présente les solutions respectivement proposées par Léonardo Bruni et Machiavel à la question du factionnalisme.

 

Il est bien entendu impossible de rendre complètement compte de l’ouvrage de J. Hankins, qui synthétise des années d’étude des textes des humanistes italiens. Il y présente l’analyse par Boccace du caractère délétère pour la vie civique de l’accumulation de richesses (chapitre 7), le cosmopolitisme d’un Georges de Trébizonde (chapitre 14) ou la transposition du modèle spartiate d’un Francesco Filelfo (chapitre 15). En ces temps de confinement, on lira certainement d’un œil amusé ou surpris le chapitre consacré au De vita solitaria de Pétrarque, où ce dernier promeut le retrait hors des affaires du monde, dans l’étude des lettres et des anciens (chapitre 6).

 

Si J. Hankins semble se désoler du triomphe du réalisme machiavélien et de l’échec de la « politique de la vertu » prônée par les humanistes, force est de constater que la vertu n’a pas disparu de la théorie politique avec le déclin de l’humanisme. Cette notion a ainsi été centrale dans la philosophie politique des Lumières, depuis Montesquieu jusqu’à d’Holbach, en passant par Rousseau ou Diderot[3], puis pendant la Révolution française. Ce sont les régimes représentatifs qui ont progressivement marginalisé l’exigence de vertu de leurs dirigeants, préférant fonder des institutions aptes à résister à de mauvais gouvernants plutôt que de tenter de susciter la vertu de ces derniers. En ce sens, le bon gouvernant n’était plus un préalable au bon gouvernement.

 

 

 

[1]  M. Linton, Choosing Terror. Virtue, Friendship, and Authenticity in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2013.

[2] J. Hankins, Virtue Politics. Soulcraft and Stratecraft in Renaissance Italy, Harvard University Press, 2019, 736 p.

[3] M. Linton, The Politics of Virtue in Enlightment France, Palgrave Macmillan, 2001.

 

Crédit photo: Matt Twyman