Le droit des partis radicaux à défendre l’égalité des partis politiques devant la Cour de Karlsruhe

Par David Kuch

<b> Le droit des partis radicaux à défendre l’égalité des partis politiques devant la Cour de Karlsruhe </b> </br> </br> Par David Kuch

Dans des affaires récentes, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a renforcé les droits des partis politiques contre les commentaires désobligeants des autorités gouvernementales. La Cour répond à deux caractéristiques générales du statut juridique des partis selon la loi fondamentale allemande : Premièrement, leurs activités sont fortement protégées par la loi, car elles sont essentielles au cadre pluraliste de la démocratie représentative. Deuxièmement, les partis politiques peuvent poursuivre le gouvernement au moyen de procédures judiciaires spéciales les assimilant aux organes de l’État. Dans les cas examinés ici, la combinaison de ces deux aspects conduit à une « juridification » de la politique qui devrait être atténuée par un réexamen du second aspect.

 

In recent cases the German federal constitutional court strengthened the rights of political parties against derogatory comments from governmental officials. The court responds to two general characteristics in the legal status of parties according to the German fundamental law : First, their activities are strongly protected by law, because they are essential to the pluralistic framework of representative democracy. Second, political parties can sue the government by means of special legal proceedings assimilating them to state organs. In the cases examined here the combination of these two aspects leads to a « juridification » of politics which should be assuaged by a reconsideration of the second aspect.

 

 

Par Dr. David Kuch, Akademischer Rat à l’université Julius-Maximilian de Würzburg*

 

 

De nombreuses décisions récentes[1] ont donné à la Cour constitutionnelle allemande l’occasion de préciser les règles en matière de compétition électorale. Elle a notamment indiqué que la Loi fondamentale allemande (ci-après LF) interdit aux membres du gouvernement toute discrimination verbale entre partis politiques. Un nouvel arrêt, rendu le 9 juin 2020, déclarant que le ministre fédéral Horst Seehofer (CSU) avait commis une telle discrimination[2] est représentatif de cette interprétation du droit constitutionnel.

 

Si l’on revient aux faits de l’arrêt, il faut remonter au mois de septembre 2018. Celui qui était déjà ministre fédéral de l’Intérieur, de la Construction et du Territoire avait fait publier une interview de presse sur le site Internet officiel du ministère. Il y incriminait le populisme de l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne » ), parti né en 2013 autour d’un projet eurosceptique, désormais associé à l’extrême droite[3] et siégeant au Bundestag depuis 2017[4]. Selon Horst Seehofer, le comportement de l’AfD n’est pas seulement « très dangereux » pour la démocratie, mais véritablement « destructeur pour l’État » (staatszersetzend)[5]. On le suppose déjà : il n’aura pas le dernier mot dans cette affaire. Face aux cas similaires déjà décidés, la réaction de l’AfD fut prompte : il lui suffirait d’invoquer l’art. 21 LF (« Les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple. ») pour fonder un recours constitutionnel. Pour les commentateurs allemands, l’arrêt du 9 juin est en conséquence peu surprenant.

 

La déclaration de l’inconstitutionnalité des remarques ministérielles mérite cependant des explications pour ceux qui sont moins familiers de la « German Approach »[6]. C’est notre point de départ pour une brève perspective de deux particularités de la Constitution allemande, qui peuvent expliquer cette série de décisions : d’une part, il faut rappeler la forte protection dont bénéficient les partis politiques (I) ; d’autre part, l’on peut s’interroger sur la possible instrumentalisation du recours constitutionnel par les partis populistes (II).

 

 

1. Le double atout constitutionnel des partis politiques sous la LF

Selon l’art. 21 al. 1 LF, les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple. Cette position constitutionnelle des partis politiques contraste avec la Constitution de Weimar[7], mais surtout avec le développement antiparlementaire et antipluraliste après 1933. Bien sûr, de même que la constitution de Weimar, la LF ne peut pas elle-même instaurer un système politique stable; elle doit bien davantage le présupposer. Reste à savoir en quoi consiste cette présupposition normative ? Depuis les années 1960, on s’est orienté de plus en plus vers un compromis entre les conceptions contraires de Gerhard Leibholz et de Konrad Hesse[8]. La Cour constitutionnelle l’exprime dans un arrêt de principe de 1966, décrivant les partis comme des « groupes formés librement, ancrés dans la sphère politico-sociale et appelés à contribuer à la formation de la volonté politique du peuple et à agir au sein de l’État institutionnalisé ». Leur rôle central dans la démocratie représentative est donc la raison pour laquelle l’art. 21 LF est interprété en faveur d’une protection solide de leurs activités : cela contribue au pluralisme politique. Par conséquent, l’État est appelé à traiter les partis d’une manière strictement égalitaire. Ce principe général nous ramène aux arrêts particuliers ici cités, qui conduisent à restreindre la communication politique des ministres : si cette communication publique officielle[9] discrimine un parti politique – et n’importe lequel – elle sera inconstitutionnelle. Pour la Cour constitutionnelle, il ne s’agit ce faisant pas de « neutraliser » le discours politique[10], mais de le protéger contre « l’autorité » du gouvernement[11].

 

En dehors de la position matérielle des partis, le deuxième aspect remarquable à relever tient à la procédure judiciaire, qui leur permet de faire valoir leur position. Dès son début, et apparemment sous l’influence de la doctrine de l’« État des partis » (Parteienstaat) proposée par Leibholz, la Cour constitutionnelle a considéré les partis politiques comme des institutions de l’État[12]. L’art. 21 LF peut dès lors être invoqué par les partis dans le cadre d’un conflit entre organes (Organstreit, art. 93 al. 1 no 1 LF), procédure particulière inconnue en France. L’emploi de cette procédure au profit des partis politiques n’est certes pas une grande nouveauté en Allemagne, au regard de certains précédents sous Weimar[13]. Sous la LF, il existe cependant une nouvelle arme procédurale : le recours constitutionnel individuel (Verfassungsbeschwerde). En effet, selon la jurisprudence de la Cour[14], celui-ci est accessible aux partis politiques si l’atteinte à l’art. 21 LF invoquée est le fait d’un « titulaire d’une fonction de souveraineté » (Hoheitsträger) autre qu’un organe constitutionnel fédéral (Verfassungsorgan), une municipalité, par exemple. Du point de vue du droit matériel, le recours individuel offre exactement la même protection que l’Organstreit. La différence est purement procédurale : Avant qu’un plaignant puisse introduire une Verfassungsbeschwerde à Karlsruhe, il doit d’abord chercher protection juridique devant la juridiction civile, administrative ou spécialisée. Néanmoins la Cour de Karlsruhe n’est pas favorable à cette solution. Elle a toujours préféré l’Organstreit, conforme à l’identification des partis à l’État. Il faut alors percevoir l’ironie d’une telle conception s’agissant de partis radicaux se plaignaient de discriminations[15] : la voie procédurale qui lui est offerte lui permet de se présenter comme un élément de l’État, c’est-à-dire du même État, dont il rejette les valeurs. Or, précisément, face à l’affaiblissement successif des partis traditionnels et intégratifs (Volksparteien) et à la fragmentation des préférences politiques lors les dernières décennies (en Allemagne comme en Europe), ces grandes lignes de jurisprudence semblent aujourd’hui quelque peu anachroniques. Et c’est peut-être ici qu’il s’agit de la particularité la plus frappante du point de vue externe : pour n’importe quel parti politique, la si souvent citée « route vers Karlsruhe » demeure une option facilement accessible.

 

 

2. Le recours constitutionnel comme technique narrative pour les populistes ?

En dépit de nombreuses critiques, la jurisprudence ici évoquée semble aujourd’hui consolidée. L’argument principal reste l’« égalité » politique entre tous les partis. On peut cependant opposer la critique d’une « juridicisation » exagérée de la politique, qui est en quelque sorte contre la nature d’un discours ouvert, y compris s’agissant de l’engagement communicatif du gouvernement[16].

 

On peut alors se focaliser sur l’interprétation de l’art. 21 LF : protège-t-il les partis contre une chose aussi éphémère que des remarques d’un ministre, qui présente les faits d’une façon un peu simplifiée ?[17] Quelles sont les limites exactes de la polémique encore admissible, et où commence le terrain de l’invective illicite ? Il est difficile de trouver des réponses satisfaisantes à ces questions, dès lors que la concrétisation juridique du principe général de l’art 21 LF n’est jamais séparable des cas particuliers[18]. Il est toutefois possible de poursuivre l’analyse du problème, notamment en se demandant d’où vient l’impression, toujours incommode pour le juriste, d’une « juridicisation » extrême de la politique ? Deux aspects y contribuent avant tout : d’une part, la procédure mentionnée, selon laquelle les partis peuvent facilement saisir la Cour constitutionnelle ; d’autre part, l’instrumentalisation de cette procédure, qui transforme le tribunal constitutionnel en une tribune des populistes. Les circonstances de l’arrêt du 9 juin confirment ce dernier aspect. Dans quelques passages révélateurs la Cour cite la demande du plaignant (AfD) : le parti ne recule pas devant une comparaison des remarques de Seehofer avec les « discours de haine du gouvernement national-socialiste contre les concitoyens juifs depuis 1933 »[19]. L’absurdité de ce parallèle révèle les véritables motifs du plaignant. Encore une fois il s’agit d’une mise en scène du rôle (prétendu) de victime de l’establishment, qui permet à l’AfD de se présenter comme la « vraie » voix populaire. Il apparaît que, de son point de vue, la procédure légale ne soit qu’une technique narrative[20]. Est-il cependant vraiment raisonnable d’assimiler les partis aux organes de l’État dans les cas traités ici ? Certes, il y a des contextes où l’art. 21 LF confère aux partis politiques des droits essentiels au fonctionnement du système représentatif. Pensons notamment aux droits aux activités libres dans les campagnes électorales et à la distribution égalitaire des ressources, y compris publiques. Mais il y a aussi la politique quotidienne, où les partis rivalisent avec tous les autres protagonistes politiques dans un discours ouvert, où se déroulent d’innombrables antagonismes contingents. Doit-on si facilement y voir des conflits, nécessitant l’intervention immédiate de la Cour constitutionnelle ? La remarque sur le fond rejoint ici la remarque procédurale : si la procédure du recours constitutionnel individuel était privilégiée, il reviendrait d’abord au plaignant d’épuiser les recours avant d’atteindre « Karlsruhe ». Et dans le cas de Seehofer, il est probable qu’un seul juge administratif aurait pu décider comme les huit juges de la deuxième chambre (Senat) de la Cour constitutionnelle fédérale – même justice, mais sans spectacle.

 

 

Conclusion : Du double atout légal au double défi juridique

Ces brèves remarques montrent que le double atout constitutionnel des partis politiques pose actuellement un double défi juridique : d’un côté, il faut protéger le pluralisme contre l’autorité du gouvernement, si nécessaire ; de l’autre côté, il faut protéger les procédures légales contre leur usage irresponsable. Ces interrogations représentatives de la culture juridico-politique allemande sont ainsi intéressantes à mettre en perspective.

 

 

 

* À la Chaire de philosophie du droit, de droit constitutionnel et droit administratif de Horst Dreier. L’auteur remercie cordialement la Professeure Aurore Gaillet, qui a bien voulu corriger son français.

[1] Notamment les arrêts du 10 juin 2014, 2 BvE 4/13 – Gauck ; du 16 décembre 2014, 2 BvE 2/14 – Schwesig ; du 27 février 2018, 2 BvE 1/16 – Wanka ; la série remonte jusqu’à l’arrêt du 2 mars 1977, 2 BvE 1/76.

[2] Arrêt du 9 juin 2020, 2 BvE 1/19 – Seehofer.

[3] Ainsi que l’atteste aussi le développement du groupe nommé « Der Flügel » autour de Björn Höcke et Andreas Kalbitz. Le 12 mars 2020 ce groupe a été qualifié d’« extrémiste » par l’Office allemand pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz). V. ici le commentaire de F. Thrun, verfassungsblog du 15 avril 2020.

[4] Pour un aperçu : H. Dreier et D. Kuch, « Droit constitutionnel allemand : quelques évolutions marquantes en 2017–2018 » (dir. A. Gaillet), Revue française de droit constitutionnel, 2019, p. 209–213.

[5] Cf. arrêt du 9 juin 2020, supra, pt. 5.

[6] Cf. C. Schönberger, Der « German Approach », 2015, p. 32 et s. et passim.

[7] Bref aperçu du rôle des partis dans la République de 1919 : G. Lübbe-Wolff, « Das Demokratiekonzept der Weimarer Reichsverfassung », in Das Wagnis der Demokratie, H. Dreier et C. Waldhoff (dir.), 20182, p. 111 et s., en part. p. 126-131.

[8] Cf. K. Hesse, « Die verfassungsrechtliche Stellung der politischen Parteien im modernen Staat », VVDStRL, t. 17, 1958, p. 21 n. 28 (contre Leibholz).

[9] En ce qui concerne la distinction entre l’engagement « officiel » ou ministériel et « privé » ou sociétal, les détails sont contestés, cf. D. Dişçi, Der Grundsatz politischer Neutralität, 2019, p. 207–214.

[10] Mais v. aussi K.F. Gärditz, verfassungsblog du 27 février 2018 ; comme ici D. Kuch, « Politische Neutralität in der Parteiendemokratie », AöR, 2017, p. 491 (505–525).

[11] Cf. arrêt du 9 juin 2020, supra, pt. 50, 56 et 59.

[12] Arrêt du 5 avril 1952, 2 BvH 1/52, pt. 60.

[13] À l’égard de l’art. 19 al. 1 WRV, par le « Staatsgerichtshof », cf. H. Dreier, Staatsrecht in Demokratie und Diktatur, 2016, p. 101 et s.

[14] Exemple récent assez connu : arrêt du 24 mars 2018, 1 BvQ 18/18 – Stadthalle Wetzlar.

[15] En plus de l’AfD, notamment le NPD (« Parti National Démocrate de l’Allemagne »), cf. l’analyse récent de S. Jürgensen, MIP, 2019, p. 140.

[16] M. Payandeh, « Die Neutralitätspflicht staatlicher Amtsträger im öffentlichen Meinungskampf », Der Staat, 2016, p. 519–550 ; mais v. aussi Dişçi, supra, p. 232–240.

[17] J. Wieland, « Regierungskommunikation in Zeiten der Digitalisierung », 2019, p. 88–93 souligne le rôle des nouveaux médias, qui demandent aux twitteurs une certaine simplification.

[18] La Cour souligne, que beaucoup dépend des « circonstances de chaque cas particulier » (arrêt du 9 juin 2020, pt. 43 et 58).

[19] Arrêt du 9 juin 2020, supra, pt. 15, citation d’une formulation du plaignant, l’AfD.

[20] Instructif : P. Middelhoff et M. Sehl, « Die Rechtshaber », Die Zeit, no 24/2020 du 4 juin 2020.