La Pologne au carrefour des destins

Par Wojciech ZAGORSKI

<b> La Pologne au carrefour des destins </b> </br> </br> Par Wojciech ZAGORSKI

Avec près de 44% des voix obtenues par son candidat au premier tour des élections présidentielles, le parti national-conservateur « Droit et Justice » vient de réaffirmer sa domination sur la scène politique polonaise. La réélection du Président sortant, Andrzej Duda, est pourtant loin d’être acquise, dans la mesure où la mobilisation de l’opposition au second tour pourrait faire pencher la balance au profit de son concurrent, le pro-européen Rafal Trzaskowski. Prévu pour le 12 juillet, le dernier acte du scrutin déterminera l’avenir du pays et sa place en Europe pour les années à venir.

 

The Polish national-conservative party, Law & Justice, has just confirmed its dominance of the national political scene, as its candidate A. Duda obtained roughly 44% of votes in the first round of presidential election. However, it is too early for the incumbent President to celebrate. His rival, pro-European R. Trzaskowski, can still hope to get elected in the second round, scheduled for July 12th. The country’s future and its place in the EU are at stake.

 

Par Wojciech Zagorski, Maître de conférences à l’Université d’Orléans

 

 

 

Les jeux ne sont pas encore faits. À la veille du second tour du scrutin présidentiel, la mobilisation s’annonce la plus forte depuis 1995. Près de 65% des électeurs se sont rendus aux urnes à l’occasion du premier tour tenu le 28 juin. Le score obtenu par le Président sortant (43,7% des voix), candidat à sa propre réélection, le place en position de favori du second tour, loin devant le prétendant Rafal Trzaskowski (30,3%). Ce dernier pourra cependant compter sur le report des voix d’une bonne partie de l’électorat de l’opposition, mobilisée contre l’enlisement autoritaire du pays gouverné par Droit et Justice. En dépit de l’émiettement de l’opposition, le second tour devrait mettre en exergue la division politique fondamentale du pays. Ce ne sont pas seulement deux candidats, ni deux programmes concurrents, mais deux Pologne différentes qui s’affrontent dans cette élection du 12 juillet.

 

 

1. Le contexte électoral : l’affrontement de deux Pologne

L’une est au pouvoir depuis 2015. La majorité dirigée par J. Kaczynski gouverne par son Premier ministre (M. Morawiecki), appuyé par le chef de l’Etat (A. Duda), dans un régime parlementaire dans lequel le président de la République peut être un contre-pouvoir. La réélection du président Duda lui permettra de consolider la mainmise sur les institutions de l’État, brisant la résistance de ce qui reste d’une justice indépendante. Soutenue massivement par les médias publics à la botte du pouvoir – que ce soit dans la chasse aux magistrats indépendants devenus « traitres » à la Patrie, ou encore dans la croisade anti-LGBT organisée en pleine épidémie pour détourner l’attention de l’opinion publique – cette Pologne-là se conçoit pourtant « au cœur de l’Europe » et prône le retour aux valeurs enseignées par Jean-Paul II. Populiste, le programme du parti au pouvoir a de quoi plaire aux victimes de la transformation des années 1990 : le discours identitaire rassurant et la redistribution sociale à grande échelle s’y mélangent, non sans difficulté apparente, à une attitude ambiguë vis-à-vis de l’Union européenne. Attachée à son statut de première bénéficiaire nette des fonds européens, cette même Pologne n’hésite pourtant pas, par la bouche de son Président, à décrier « l’Union imaginaire » et l’ingérence de Bruxelles dans les affaires internes du pays. Comme le montre la récente proposition de la Commission européenne relative à la répartition du fonds de relance de 750 milliards d’euros, l’absence de toute réaction tangible des instances européennes ne peut qu’encourager le jeu cynique mené par Varsovie au gré des sondages d’opinion publique[1]. Aux yeux des gouvernants polonais, la communauté européenne des valeurs demeure purement virtuelle. Seule l’Union des marchés est réelle. Tant que les intérêts économiques de l’Occident ne sont pas menacés à l’Est, l’activité de l’Union dans le dossier polonais se limitera aux points de presse et aux résolutions alarmistes adoptées par les députés européens[2].

 

L’autre Pologne – celle qu’on pourrait appeler « libérale » – peine à se consolider autour de l’opposition parlementaire, en miettes depuis 2015. Le score obtenu par le candidat indépendant, Szymon Holownia (troisième au premier tour avec 13,87% des voix), connu surtout pour avoir été l’animateur de la « Pologne a un incroyable talent », en dit long sur l’impuissance des forces de l’opposition à fédérer les électeurs mécontents. Ces derniers seront pourtant nombreux à se mobiliser au second tour contre le Président sortant, même s’ils ne se retrouvent pas spontanément dans le programme moderniste de son rival. Rafal Trzaskowski (48 ans), président de la capitale depuis 2018, est surtout le candidat des grandes villes, soutenu par les médias privés et les bénéficiaires de la transformation libérale des années 1990-2000. Issu de la Plateforme civique – parti fondé par l’ancien président du Conseil européen Donald Tusk –, il maîtrise cinq langues étrangères, dont le français, et prétend incarner la Pologne cosmopolite résolument tournée vers l’Occident. Sa victoire aux présidentielles pourrait mettre un terme au coup d’État rampant fomenté par Droit et Justice en 2015. Même si la position institutionnelle du Président polonais n’est pas comparable à celle de son homologue français, alors qu’il est lui aussi élu au suffrage universel direct, le droit de veto législatif dont il dispose (v. infra, II) constitue une arme redoutable et largement redoutée par la majorité au pouvoir.

 

Sur le plan institutionnel, l’enjeu de cette élection est immense. D’une part, la réélection du président Duda permettra d’achever la transformation illibérale du pays entamée en 2015, défiant le modèle de l’intégration européenne fondée sur le respect de l’acquis communautaire. D’autre part, la victoire du candidat de l’opposition pourrait marquer un coup d’arrêt à la dérive autoritaire du pays, inaugurant une période de cohabitation difficile. Commençons par la première de ces hypothèses.

 

 

2. L’hypothèse d’une réélection

En Pologne, le fait majoritaire joue au profit du Premier ministre. Dans le cas où les deux chefs de l’exécutif sont d’une même tendance politique, le Président de la République voit son rôle réduit à celui d’un « gardien des lustres ». Cette situation résulte davantage d’une convention constitutionnelle que du texte de la Constitution adoptée en 1997.

 

Sur le papier, le Président élu pour cinq ans au suffrage direct « est le représentant suprême de la République de Pologne et le garant de la continuité des pouvoirs publics » (art. 126 al. 1er de la Constitution[3]). « Garant de la souveraineté », il supervise les forces armées et « représente l’État dans le domaine des relations étrangères » (art. 133, 134). Veillant au respect de la Constitution, il peut déférer au Tribunal constitutionnel les traités internationaux soumis à la ratification, les lois, ainsi que les règlements pris par les autorités centrales (art. 126, al. 2 ; 133, al. 2 ; 191 al. 1er). Le Président de la République dispose également d’un nombre important de compétences soustraites au contreseing (art. 144 al. 3). Ces dernières englobent la désignation du Premier ministre, un vaste pouvoir de nomination, notamment dans le domaine judiciaire, ainsi que le droit de dissolution parlementaire et le veto législatif à caractère suspensif, impossible à surmonter en l’absence d’une majorité qualifiée de trois cinquièmes. L’exercice de ces compétences autonomes aurait pu donner lieu à une présidentialisation progressive du régime inauguré en 1997. Tel n’a pourtant pas été le cas. Même si l’alliance politique au sein de l’exécutif bicéphale ressemble, dans le meilleur des cas, à une « amitié rugueuse », le Président s’efface d’habitude devant le gouvernement et sa majorité, et n’affirme son autorité que d’une manière ponctuelle, cherchant à élargir sa base électorale en vue d’une éventuelle réélection.

 

Le mandat du Président sortant en est une triste illustration. Élu en 2015, Andrzej Duda a aussitôt enfilé les bottes d’un piètre notaire du gouvernement, inaugurant sa présidence par le refus de recevoir le serment des trois membres du Tribunal constitutionnel élus par l’ancienne majorité parlementaire. Quelques mois plus tard, il s’est précipité pour recevoir le serment des magistrats élus à leur place par la nouvelle majorité. Dans une séquence qui a marqué les esprits, les juges usurpateurs ont été reçus et assermentés au palais présidentiel dans la nuit qui a précédé la lecture d’un jugement ayant déclaré l’inconstitutionnalité des nominations « surnuméraires » au Tribunal constitutionnel[4].

 

Par la suite, la Président Duda n’a que rarement cherché à affirmer son autorité. Sous pression d’une vague de manifestations contre la réforme de la justice, en juillet 2017, il a opposé son veto à la promulgation d’une loi relative à la Cour suprême. La volte-face n’était pourtant que partielle, dans la mesure où le Président a signé en même temps une loi relative à l’organisation des juridictions judiciaires, permettant au Garde des Sceaux de révoquer et de nommer discrétionnairement les présidents et les vice-présidents de toutes les juridictions de droit commun (sur un total de 730 intéressés, 66 présidents et 63 vice-présidents des tribunaux ont été démissionnés en l’espace de 6 mois).

 

Si, dans l’hypothèse de sa réélection, A. Duda serait théoriquement libéré des pressions politiques au regard de la limite de deux mandats consécutifs, il ne faut pas s’attendre à un regain soudain d’indépendance. Ayant commis une série de manquements à la Constitution au cours de son premier mandat, le président Duda aura tout intérêt à préserver la domination de son parti au Parlement pour éviter la mise en accusation devant le Tribunal d’État[5]. Le scénario d’une réélection est donc celui de la continuation des politiques qui ont valu à la Pologne le déclenchement de l’article 7 TUE par l’Union européenne et l’ouverture de la procédure de suivi en matière d’État de droit par le Conseil de l’Europ[6]. Parmi les changements annoncés figurent notamment l’achèvement des réformes de la justice et la révision du statut des médias privés soutenus par le capital étranger. En somme, une « orbanisation » définitive de la Pologne, à laquelle le président actuel prêtera sans nul doute une main servile. Seule la cohabitation avec le président Trzaskowski pourrait encore empêcher la réalisation de ce scénario.

 

 

3. L’hypothèse d’une cohabitation

Compte tenu des résultats du premier tour, cette hypothèse paraît aujourd’hui moins probable, mais elle n’est pas à exclure. Aux dernières élections parlementaires, tenues en octobre 2019, l’opposition a réussi à arracher le contrôle du Sénat, en dépit des 44,56% des voix obtenus par les candidats de Droit et Justice à l’échelle du pays. Tenant compte du caractère uninominal des circonscriptions sénatoriales, les principales forces de l’opposition avaient alors joint leurs forces pour nouer des coalitions locales et présenter des candidats communs. Le bicamérisme inégalitaire ne laisse pourtant au Sénat polonais qu’un rôle subalterne. En présence d’une majorité absolue à la chambre basse, les sénateurs peuvent ralentir, sans empêcher, l’adoption des lois. Dans ces conditions, seul le veto présidentiel pourrait mettre un bâton dans les rouages de la machine gouvernementale. La question de savoir si l’opposition est suffisamment mobilisée contre le président sortant demeure pourtant ouverte, dans la mesure où les principaux perdants du premier tour (Sz. Holownia, 13,87% ; K. Bosak, 6,78%) ont décidé de n’apporter leur soutien à aucun des candidats restant en lice.

 

Si Rafal Trzaskowski est élu, sa présidence marquera le début d’une nouvelle crise institutionnelle. Le candidat vient d’annoncer son intention d’exercer activement le droit de veto, conformément aux pratiques observées lors des précédentes périodes de cohabitation. L’annonce vise notamment des lois qui seraient adoptées par le parlement sans être soumises au préalable à des consultations publiques (depuis 2015, Droit et Justice a pris l’habitude des procédures accélérées et des votes nocturnes, interdisant aux journalistes d’accéder à l’hémicycle), notamment celles dont l’application pourrait menacer l’objectif de neutralité climatique, ainsi que celles qui limiteraient l’autonomie financière des collectivités territoriales.

 

La réalisation d’une autre promesse électorale mettra au grand jour l’étendue des dégâts causés par le court-packing initié par Droit et Justice en 2015. S’il est élu, R. Trzaskowski a l’intention de recevoir le serment des trois juges du Tribunal constitutionnel élus régulièrement par l’ancienne Diète et illégalement empêchés par le président Duda. L’actuelle présidente du Tribunal constitutionnel, elle-même nommée à son poste dans des conditions douteuses, ne fera probablement rien pour rétablir la légalité au sein de la juridiction, mais le problème ne disparaîtra pas. On imagine facilement le nombre de requérants prêts à saisir la Cour de Strasbourg sur le terrain de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme pour contester les arrêts rendus par les juges « surnuméraires » qui siègent au Tribunal constitutionnel. Les contestations du même type pourront viser l’activité de tous les magistrats nommés et promus sur avis du nouveau Conseil national de la magistrature, substitué illégalement à l’ancienne institution, ainsi que les décisions prises par la chambre disciplinaire de la Cour suprême, suspendue dans son activité par la CJUE en rapport avec les doutes qui pèsent sur son indépendance et son impartialité[7].

 

La victoire de R. Trzaskowski ne permettra donc pas de résoudre la crise constitutionnelle qui secoue le pays depuis 2015. À court terme, elle ne peut que l’aggraver. La solution alternative serait toutefois encore pire : c’est celle d’une Pologne autoritaire, au sein d’une Europe affaiblie par le Brexit et la crise du Covid-19.

 

 

 

[1] Avec 64 milliards d’euros alloués et seulement 34 000 contaminations au Covid-19 (données au 29 juin 2020), la Pologne serait la troisième bénéficiaire du fonds de relance proposé par la Commission européenne en rapport avec la pandémie du Covid-19, derrière l’Italie et l’Espagne, mais devant la France, pourtant plus durement touchée par l’épidémie (164 000 contaminations au 29 juin ; 38,7 milliards proposés par la Commission).

[2] Pour une illustration, v. le point « P » de la résolution du Parlement européen du 18 décembre 2019 sur la discrimination publique et le discours de haine à l’égard des personnes LGBTI (www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2019-0101_FR.html).

[3] La Constitution de la République de Pologne du 2 avril 1997 est disponible en langue française à l’adresse http://www.sejm.gov.pl/prawo/konst/francuski/kon1.htm.

[4] Sur ces événements, v. W. ZAGORSKI, « Les actes d’un gouvernement (ou Marbury v. Madison à la polonaise) », AJDA, 2016, p. 191. Pour approfondir, v. : « L’injusticiabilité et la nature de l’argument juridique. Réflexions autour de la crise constitutionnelle polonaise », in : L’injusticiabilité : émergence d’une notion?​, dir. P. SERRAND, P. SZWEDO, Cracovie, Biblioteka Jagiellońska, 2018

[5] Lointain homologue de la Cour de justice de la République, le Tribunal d’État polonais peut être saisi des délits constitutionnels imputés au Président de la République sur demande des deux tiers des membres des deux chambres du Parlement réunies en Assemblée nationale (art. 145, al. 2 de la Constitution).

[6] www.assembly.coe.int/nw/xml/News/News-View-FR.asp?newsid=7766&lang=1&cat=8.

[7] Voyez l’ordonnance de la CJUE du 8 avril 2020 (C‑791/19 R) : eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:62019CO0791(01)&qid=1593787643283&from=FR.

 

 

 

Crédit photo: EPP/Piotr Drabik, Flickr CC BY SA 2.0