Sérénade ou requiem pour la proportionnelle ? Vers un renoncement probable à la réforme du mode de scrutin (1/2)

Par Thomas Ehrhard

<b> Sérénade ou requiem pour la proportionnelle ? Vers un renoncement probable à la réforme du mode de scrutin (1/2) </b> </br> </br> Par Thomas Ehrhard

Alors que l’on pensait les réformes institutionnelles ajournée jusqu’en 2022, le retour de discussions relatives à un changement de mode de scrutin initiées par le président de la République et le ministre de l’Intérieur ont semé le doute : et si la proportionnelle survenait finalement ? Mais quel est le contenu de la réforme et peut-elle aboutir d’ici 2022 ?

 

While it was thought that institutional reforms would be postponed until the 2022 presidential election, the French President and the Minister of the Interior initiated a discussion about a reform of the voting system that sowed the seed of doubt. What if France finally adopted a proportional representation system ? What could this reform look like and can it be achieved before 2022? 

 

Par Thomas Ehrhard, Maître de conférences en science politique à l’Université Paris II Panthéon-Assas, chargé de séminaire à l’École polytechnique

 

 

Depuis 2017, le changement de mode de scrutin pour les élections législatives connaît une actualité continue, plus fréquente que lors des dernières mandatures. Cette évocation actuelle du changement de mode de scrutin a la particularité d’être à l’initiative de la majorité présidentielle. Cette caractéristique renforce les enjeux autour du contenu et de la faisabilité de cette réforme. Par des évocations médiatiques multiples et, surtout, à travers trois points d’orgue (en 2017, 2018 et 2019), cette réforme vise à établir un scrutin de liste – « la proportionnelle » – à des degrés divers – une « dose » ou « intégrale ».

 

D’abord, lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait annoncé l’introduction d’une dose de proportionnelle couplée à une réduction du nombre de parlementaires[1], proposition réitérée après son élection devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles en juillet 2017[2].

 

Ensuite, ce discours trouvera sa déclinaison législative dans trois projets de loi (constitutionnelle, organique et ordinaire), dénommés « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », présentés le 9 mai 2018 en Conseil des ministres. Le projet de loi organique prévoyait une réduction de 30 % du nombre de parlementaires et l’élection de 15 % des députés au scrutin de liste national[3].

 

Enfin, si cette réforme des institutions a été suspendue, sans examen au Parlement, elle a été relancée, par la présentation des trois projets de loi remaniés lors du Conseil des ministres du 28 août 2019. Le projet de loi organique prévoyait alors une réduction de 25 % du nombre de parlementaires et l’élection de 20 % des députés au scrutin de liste. Depuis leur dépôt à l’Assemblée nationale, le 29 août 2019, ces projets n’ont toutefois pas été mis à l’ordre du jour parlementaire et restent, selon la formulation d’usage, renvoyés à la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

 

Depuis lors, le changement de mode de scrutin ne semblait plus une priorité du gouvernement après avoir été reporté sine die, tout comme le projet de réforme des institutions, à la suite, notamment, des épisodes des gilets jaunes et de la COVID-19 qui ont largement perturbé l’agenda gouvernemental et le fonctionnement des institutions[4].

 

C’est donc avec une certaine surprise, que la réforme du mode de scrutin est réapparue dans la presse dans le courant de l’été 2020. Cette dernière séquence interroge à plusieurs titres. Le contenu de la réforme a-t-il encore changé ? Peut-elle aboutir d’ici 2022 ?

 

Les projets évoqués par les membres de la majorité sont disparates et montrent que le projet est encore en cours de réflexion (I). Il est néanmoins possible d’en identifier quelques traits saillants, de les comparer aux projets passés (II) et de questionner ses chances d’adoption avant les prochaines élections 2022 (III).

 

 

I. Un projet en réflexion : les variations de la proportionnelle

La composition du projet est encore très inachevée comme l’illustrent les différentes déclarations évoquant le mode de scrutin.

 

En juillet 2020, le président de la République évoque « la proportionnelle intégrale »[5] sans en préciser le cadre, dans des propos rapportés par le journal L’Express. Cette allusion marque le point de départ d’une série de propositions variées par différents acteurs politiques.

 

Ce sera ensuite au tour du MoDem de « pousser le chef de l’État à réformer le mode d’élection des députés »[6], avec un nouveau projet préparé par le député Jean-Louis Bourlanges qui paraît dans Le Canard Enchainé au début du mois d’août[7]. Celui-ci consiste en un scrutin de liste intégral dans un cadre départemental ou pluri-départemental selon la population du ou des départements.

 

Au début du mois de septembre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin déclare sur RMC : « le ministère de l’Intérieur est en train de regarder et de proposer, peut-être, au président de la République et au Premier ministre, la possibilité d’introduire une dose de proportionnelle aux prochaines élections législatives »[8]. Sans apporter plus de précision sur cette « dose », le ministre a ajouté : « le président de la République aura l’occasion de présenter les choses aux chefs de partis ; il m’a demandé d’y travailler ». Au contraire des propos du ministre de l’Intérieur, selon l’Express, qui présente « ce que Macron mijote »[9], le spectre des possibilités irait de la proportionnelle intégrale à une duplication du mode de scrutin des élections sénatoriales : avec l’introduction de la proportionnelle dans les départements comptant trois sièges et plus.

 

Une précision concernant le calendrier de la réforme a peut-être été avancée par le ministre des relations avec le Parlement, Marc Fesneau (MoDem), qui a sous-entendu que la réforme du mode de scrutin pourrait faire partie du projet de loi reprenant certaines propositions de la Convention citoyenne et qu’il serait présenté « en Conseil des ministres avant la fin de l’année, pour une première lecture au premier trimestre 2021 »[10], ce que Jean Castex tempère en déclarant que « le dossier est tout en bas de la pile »[11].

 

In fine, la résurgence de la question du mode de scrutin ne se fait pas nécessairement sur les bases du projet de loi déposé en Conseil des ministres en 2019, sans que l’on sache véritablement, non plus, dans quelle mesure les réflexions actuelles s’en écartent. Comme le résume anonymement un ministre : « on sait ce qu’on ne veut pas, mais on ne sait pas ce qu’on veut »[12].

 

 

II. Un projet encore renouvelé

Si les contours de ce projet demeurent flous, il est cependant possible de constater sa différence avec le projet déposé en Conseil des ministres en août 2019[13].

 

Il est d’abord possible de relever qu’il n’est pas nécessaire de débattre une nouvelle fois des modalités du mode de scrutin déjà fixées dans un projet de loi, si l’objectif était de le conserver.

 

Surtout, la différence sur les modalités de la proportionnelle s’explique par l’abandon de la réforme visant à réduire le nombre de parlementaires. Les conséquences des deux réformes étaient jointes, tant techniquement que dans leur finalité. La réduction du nombre de parlementaires aurait mécaniquement entrainé la nécessité d’un découpage électoral, dont la complexité aurait été accrue par la soustraction d’un certain nombre de sièges (la dose) réservés au scrutin de liste. Autrement formulé : la diminution du nombre de députés limitait les possibilités des variations de proportionnelles possibles[14]. Avec la disparition de cette contrainte, la proportionnelle peut connaître de nouvelles hypothèses.

 

Les acteurs politiques ayant intégré ce changement de contextes formulent de nouveaux projets. Trois natures de la proportionnelle sont identifiables, elle peut être : 1) limitée à une dose, 2) intégrale mais dans un cadre départemental, 3) fonction d’un mode de scrutin variant selon le nombre de sièges à pourvoir par département.

 

Cette typologie montre que les trois projets, malgré leur imprécision, tendent tous à limiter l’étendue de la proportionnelle par des options différentes[15]. Cette typologie montre également que les acteurs de la majorité soutiennent des options différentes et qu’ils n’ont pas tous les mêmes intérêts. Ils essaient de défendre l’option supposée leur être la plus favorable ; ce faisant les contraintes d’un projet de réforme du mode de scrutin transparaissent.

 

 

III. La faisabilité contrariée du projet : vers un renoncement probable ?

L’adoption du projet dépend principalement de trois facteurs : le temps parlementaire disponible, la volonté du gouvernement (pour engager la réforme et utiliser les moyens pour accélérer la procédure) et l’opposition parlementaire (pour ralentir l’examen parlementaire). Leurs effets se juxtaposent et se cumulent.

 

Le temps parlementaire comporte la contrainte la plus tangible avec sa limite calendaire explicite. Depuis la loi « visant à clarifier diverses dispositions du droit électoral » du 2 décembre 2019[16], il n’est plus possible de procéder « à une modification du régime électoral ou du périmètre des circonscriptions dans l’année qui précède le premier tour d’un scrutin »[17]. La codification de l’usage républicain consistant à ne pas changer le mode du scrutin lors de l’année précédant les élections a pour conséquence que l’actuelle réforme doit être adoptée avant le mois de mai 2021, soit dans 8 mois. Ce délai est plus court que le temps moyen d’adoption d’une loi, d’autant plus qu’il compte cinq semaines de suspension des travaux entre octobre 2020 et mai 2021[18].

 

Sans être rédhibitoire, ce délai écarte cependant toute solution impliquant un redécoupage d’ampleur des circonscriptions législatives en raison de la durée d’un processus. Par exemple, le processus du dernier découpage électoral adopté en 2010 a été de deux ans et un mois, une temporalité conforme à celle observable dans les autres démocraties occidentales. La multiplication des étapes de contrôle et la borne maximale (un an avant les élections), empêchent alors de commencer de telle réforme électorale passé la deuxième année de législature[19].

 

Outre le cadre temporel, le temps parlementaire est également une limite à l’adoption du projet de réforme en raison de son encombrement législatif. L’altération du calendrier d’examen des textes pendant le confinement et les nombreux « textes COVID » sont venus accentuer l’engorgement des assemblées provoqué par le gouvernement, que la session extraordinaire de septembre 2020 n’a pas permis de combler.

 

Le temps parlementaire disponible représente ainsi une forte limite cumulée avec celles de nature politique, liées aux acteurs. Les différents projets traduisent des différences techniques sur le changement, mais il n’est pas acquis que les acteurs politiques s’accordent sur l’opportunité d’une réforme.

 

Le président de la République a ainsi regretté que « les données politiques, les contraintes politiques ne me permettent pas de le faire »[20], en évoquant la réforme institutionnelle, mais « l’un de ses proches » affirme que le sujet n’est pas « en haut de la pile » en cette rentrée, quand un autre estime que « c’est un coup de poker, il n’est pas exclu que le président ait envie de le jouer »[21].

 

Il y aurait toutefois un consensus favorable chez les partis politiques, à l’exception des Républicains[22]. Toutefois, les recherches ont montré l’existence de divergences d’intérêt entre les partis politiques et les parlementaires concernant les changements de la carte électorale des élections législatives[23].

 

Celles-ci ont pour conséquence l’absence de changement de mode de scrutin (ce qui n’exclut pas sa discussion fréquente) et de découpage électoral périodique. Les logiques de renoncement gouvernemental (c’est-à-dire le maintien du statu quo) s’expliquent, en partie, par les réticences des parlementaires face au risque de voir modifier leur circonscription. Si les partis sont favorables au projet, avec l’espoir d’une augmentation du nombre de sièges remportés, il n’est pas certain que les députés – individuellement – le soient, avec le risque d’une augmentation d’une incertitude électorale relative à leur territoire d’élection et à leur chance de victoire[24].

 

Les rétributions du non-agir en politique sont un facteur explicatif particulièrement prégnant que l’on voit déjà poindre. Par des logiques de légitimation variées, comme l’inopportunité d’un changement de mode de scrutin qui ne serait pas « la priorité des Français » dans le contexte de crise économique, certains députés de la majorité, dont « beaucoup restent réticents ou dubitatifs »[25] avancent, par exemple, qu’« il est très illusoire de présenter un tel projet maintenant, vu le calendrier parlementaire. Et, quand bien même, cela n’est pas souhaitable. Il ne permet pas la réduction du nombre de parlementaires que nous défendions dans notre projet de révision constitutionnelle »[26], ou, encore, que « la proportionnelle implique un changement de régime. Cela mériterait de s’inscrire dans une réforme de grande ampleur qui dépasserait le simple changement de scrutin »[27]. Même François Bayrou semble ne plus défendre un changement de mode de scrutin pour 2022 en déclarant lors des journées parlementaires du MoDem, le 7 septembre, « qu’une telle réforme ne pouvait se concevoir dans la précipitation en cette fin de quinquennat bousculée par la crise sanitaire »[28].

 

 

Conclusion

Deux enseignements principaux s’imposent au regard de l’étude de la faisabilité du projet.

 

Premièrement, l’introduction d’une dose de proportionnelle semble exclue, pour ne pas avoir à redécouper les circonscriptions dans le très court temps disponible ; ce qui devrait conduire le président de la République à privilégier, en cas de réforme, l’introduction de la proportionnelle par un mode de scrutin variant selon le nombre de sièges à pourvoir par département. Modifiable par une simple loi organique et une loi modifiant le code électoral, cette hypothèse est réalisable par le gouvernement dans les contraintes de la fin du quinquennat.

 

Deuxièmement, rien n’indique que le président de la République décidera de poursuivre plus en avant cette réforme. Les renoncements depuis 2017, sur des projets plus avancés que celui-ci, montrent que le choix ne pas agir reste un facteur explicatif pertinent de l’absence de réforme électorale. Considérant les raisons évoquées, cette hypothèse nous semble la plus probable. En outre, il n’est pas certain, loin de là, que LREM ait un quelconque intérêt électoral à se défaire du scrutin uninominal qui lui bénéficiera davantage en cas de victoire de son candidat en 2022.

 

 

 

[1] Sur ce point, voir notamment : Thomas Ehrhard, Olivier Rozenberg, « La réduction du nombre de parlementaires est-elle justifiée ? Une évaluation ex-ante », LIEPP Working Paper, 2018, no75, p. 1-4 ; Thomas Ehrhard, Paulo CanelasRapaz, « Pour une approche des politiques électorales par les idées. La réduction du nombre de parlementaires en France, au Portugal et au Royaume-Uni », Gouvernement et action publique, 2019, no2, p. 81-112.

[2] Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Compte rendu intégral, lundi 3 juillet 2017.

[3] Sur ces éléments : Thomas Ehrhard, « La réforme électorale : la véritable réforme institutionnelle ? », Jus Politicum (blog), juin 2018, en ligne.

[4] Voir par exemple : Elina Lemaire, « Le Parlement face à la crise du COVID-19 ? », Jus Politicum (blog), 13 avril 2020, en ligne ; Thibaud Mulier, « La crise du COVID-19, reflet des anomalies du fonctionnement de la Ve République ? », Jus Politicum (blog), 11 juin 2020, en ligne.

[5] L’Express, 10/07/2020.

[6] Le Figaro, 05/08/2020.

[7] Le Canard Enchainé, 05/08/2020.

[8] RMC, 05/09/2020.

[9] L’Express, 07/09/2020.

[10] L’Express, 05/09/2020.

[11] Le Figaro, 16/09/2020.

[12] Le Journal du Dimanche, 11/09/2020.

[13] Ainsi qu’avec les deux versions précédentes de 2017 et 2018.

[14] Par exemple, avec jusqu’à 49 départements à un siège (Ehrhard, Rozenberg,op. cit.), la possibilité du cadre départemental perdait de sa pertinence ou, a minima, de sa portée.

[15] Le nombre de sièges réservés, le cadre départemental, le nombre de sièges par département.

[16] Loi n°2019-1269, parue au JO n°0280 du 3 décembre 2019.

[17] Ibid, article 13.

[18] Calendrier prévisionnel de la session ordinaire 2020-2021, arrêté par la Conférence des présidents du 21 juillet 2020.

[19] Voir sur ce point : Thomas Ehrhard, Le découpage électoral, intérêts parlementaires, logiques partisanes, Paris, Classiques Garnier, coll. Science Politique, 2017, 967 p.

[20] Interview du président de la République, Emmanuel Macron, le 14/07/2020.

[21] Libération, 08/09/2020.

[22] Libération, 08/09/2020.

[23] Thomas Ehrhard, « Le rôle des intérêts inter et intra partisans dans les processus de découpage électoral. Vers une déconstruction du rôle des partis politiques », Revue internationale de politique comparée, 2014/1, vol. 21, p. 65-87.

[24] Il a ainsi été démontré que les logiques des délimitations des circonscriptions visent à rendre les circonscriptions moins disputées (et donc à renforcer les députés), plutôt qu’à augmenter le nombre de sièges remportés, avec une faible marge, en les rendant plus disputés (et donc à renforcer les partis). Sous la Ve République, les découpages électoraux peuvent être qualifiés d’interparlementaires et d’intrapartisans. Voir : Thomas Ehrhard,découpage électoral, intérêts parlementaires, logiques partisanes, op. cit.

[25] Libération, 08/09/2020.

[26] Propos du député LRM, Sacha Houlié, Le Monde, 26/08/2020.

[27] Propos du député LRM, Pierre Person, Libération, 08/09/2020.

[28] Libération, 08/09/2020.

Crédit photo: Parti Socialiste – Philippe Grangeaud / Solfé Communications, Flickr, CC NC ND 2.0