Sérénade ou requiem pour la proportionnelle ? Une conception doublement utilitariste de la réforme du mode de scrutin (2/2) Par Thomas Ehrhard
L’évocation de la réforme du mode de scrutin est un fait politique d’intérêt, indépendamment de son adoption. Son évocation récurrente soutient des enjeux politiques cardinaux internes à la majorité, d’une part, et s’inscrit dans des changements de la vie politique et institutionnelle à la cohérence lacunaire, d’autre part.
Regardless of its adoption, the reform of the french electoral system is of political interest. On the one hand, its recurrence underlines the political stakes within the majority, but it also lies within a framework of both political and institutional life changes which lacks coherence.
Par Thomas Ehrhard, Maître de conférences en science politique à l’Université Paris II Panthéon-Assas, chargé de séminaire à l’École polytechnique
La dernière version de la réforme du mode scrutin demeure à l’état de projet médiatique imprécis, ce qui rend ses chances concrètes d’être adoptée limitées et ne témoigne pas d’une volonté particulièrement forte du chef de l’État. Nous avons ainsi conclu, dans le billet précédent, que l’hypothèse la plus probable serait certainement l’absence de réforme, d’autant plus avec les fortes contraintes de l’agenda parlementaire.
Toutefois, postuler que la réforme du mode de scrutin ne surviendra pas n’empêche pas de la concevoir comme un fait politique d’intérêt. Celui-ci dépasse alors les questions concrètes relatives aux modalités de la proportionnelle, retenues ou non, adoptées ou pas. Plus largement, l’évocation continue du changement de mode de scrutin interpelle. Quels enseignements tirer du retour de la proportionnelle dans l’agenda politique, si ce n’est son adoption. À quoi cette énième évocation sert-elle si elle n’est pas destinée à aboutir ? Le mode de scrutin est-il instrumentalisé à d’autres fins ?
Les questionnements portent alors sur les enseignements à tirer des stratégies électorales des acteurs de la majorité (I), le débat actuel est aussi révélateur des changements structurants de la vie politique (II).
I. Le changement de mode de scrutin révélateur des stratégies politiques et partisanes de La République En Marche
Cette résurgence de la proportionnelle est révélatrice d’enjeux politiques notables. Ils illustrent un changement contraint dans la stratégie de LREM produisant des effets sur une transformation de la majorité présidentielle. Nous avons retenu trois enjeux, classés par ordre croissant d’importance, pour lesquels le changement de mode de scrutin ferait sens et qui expliquent, en partie, le retour de la proportionnelle dans le débat politique.
Premièrement, le faible ancrage local des députés LREM n’a pas été résolu depuis 2017, ni individuellement pour la plupart des députés, ni dans l’institutionnalisation locale du parti, lacunaire jusque dans les adhésions ou les réseaux militants en perdition[1]. En attestent, les échecs aux élections législatives partielles ou aux élections municipales de 2020.
Deuxièmement, la proportionnelle s’inscrit dans la volonté de transformation de la majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. La dynamique négative du groupe LREM[2] est renforcée par son affaiblissement quantitatif. Elle rend nécessaire la nécessité d’un renforcement de la majorité parlementaire. L’idée d’un centre pluriel se dessine à l’image de l’intergroupe LREM – MoDem – AGIR mis en place pour structurer et faire fonctionner la majorité[3]. Cet intergroupe est un changement important dans la manière dont LREM conçoit sa relation avec ses alliés par rapport à 2017, où les députés LREM n’avaient, par exemple, pas le droit de cosigner des amendements des députés MoDem. Ce changement au niveau de l’Assemblée est le signe d’un changement de dynamique du parti LREM dont la force d’attractivité s’est réduite par rapport à la période 2016-2018. Ce renouveau produit ensuite des effets au niveau des partis, dont les alliés ont, par ailleurs, bien compris leur intérêt à ne pas dépendre des accords électoraux concernant les circonscriptions concédées par LREM, qui n’aura peut-être pas les moyens de sa générosité de 2017.
Troisièmement, si les urnes avaient permis l’existence d’une majorité fondée sur un seul parti en 2017, l’épreuve du pouvoir tend à montrer, de manière contrainte et à l’aune de la campagne présidentielle de 2022, l’opportunité d’une majorité plurielle. Ainsi, la restructuration de la majorité parlementaire préfigure, peut-être, celle de la campagne présidentielle sous l’égide d’Emmanuel Macron. La stratégie suivie est alors celle d’un rassemblement au premier tour, afin d’être qualifié contre – supposément – le candidat du Rassemblement national. L’objectif est certainement de faire plus que les 22,41 % de la liste LREM conduite par Nathalie Loiseau lors des élections européennes de 2019. Un score suffisamment bas pour rendre incertaine la qualification au deuxième tour après les scores des listes EELV-PS-Citoyens aux élections municipales de 2020. Cela d’autant plus que les succès des listes de gauche se sont inscrits dans des villes qui avaient fait le succès d’Emmanuel Macron, comme à Bordeaux (où il était arrivé en tête au premier tour en 2017 avec 31,26 % devant Jean-Luc Mélenchon à 23,43 %) ou à Lyon (en tête au premier tour en 2017 avec 30,31 % devant François Fillon à 23,41 %).
II. Le changement de mode de scrutin révélateur de changements structurants de la vie politique
La proportionnelle contribue aux transformations de la vie politique. La réforme du mode de scrutin est considérée comme une solution, comme un moyen de changer la vie politique. Elle est révélatrice d’une certaine manière de penser les institutions.
Premièrement, cette réforme poursuit la volonté de déconstruction du système électoral antérieur à 2017, ouverte par la suppression du cumul des mandats votée en 2014. Toutefois, en élargissant la focale d’analyse, la logique de cette continuation n’est qu’une des logiques possibles. Elle peut être nuancée par la reconnaissance (y compris par le président de la République[4]) des problèmes occasionnés par le non cumul des mandats[5] et par la désaffection du mandat parlementaire depuis 2017[6]. En ce sens, la proportionnelle ne solutionnera pas le phénomène de dichotomisation de la vie politique, entre échelles locale et nationale, par ailleurs dénoncé par le pouvoir exécutif. Les discours et réformes actuels sur la proximité[7] sont à sens unique (vers le local) et oublient systématiquement la proximité avec le pouvoir, dont la dénonciation de la verticalité est paradoxalement devenue un passage obligé. Par ailleurs, la proportionnelle envisagée comporte de telles limites qu’elle ne permettra une amélioration sensible de la représentativité des partis politiques, comme nous l’avons déjà montré[8]. Ces observations rappellent que le choix d’un mode de scrutin dépend avant tout des finalités recherchées par les acteurs et que celles-ci dépendent pour une large part de leurs intérêts électoraux.
Deuxièmement, les transformations institutionnelles de la vie politique semblent s’opérer sans dessin d’ensemble clair. La réforme envisagée du mode de scrutin ne soutient pas un projet de changement complet de la nature du mode d’élection des députés, à même de produire des changements perceptibles. Faute d’opérer un choix, elle cumule les limites des deux modes de scrutin (faible représentativité pour le scrutin uninominal et amoindrissement de la majorité pour la proportionnelle) et atténuent leurs avantages respectifs. Cette réforme électorale est symptomatique des projets de réformes institutionnelles actuels.
Les pistes sont nombreuses (issues de la réforme institutionnelle et électorale, du Grand débat national, de la Convention citoyenne) mais manquent d’une vision d’ensemble structurée. En ce sens, la modification des institutions relève plus d’un pointillisme institutionnel inachevé qu’à une réforme systémique. A contrario, on notera que les deux dernières réformes institutionnelles préparées par un long travail réflexif, comme les conclusions du groupe de travail « Bartolone – Winock » sur l’avenir des institutions (2016) ou celles du « Rendez-vous des réformes 2017-2022 » initiées par le président de l’Assemblée nationale, François de Rugy (2017-2018), ont été écartées par le pouvoir exécutif. Au total, les modifications des institutions politiques provoquent une érosion progressive de l’ensemble, faute d’une sédimentation réussie, sans en changer fondamentalement ni les logiques, ni les pratiques. Les invocations apocryphes du gaullisme ne suffisent pas à donner une clé de voute aux institutions.
Troisièmement, cet énième épisode d’un changement de mode de scrutin souligne l’incomplète maîtrise des leviers politiques que les acteurs politiques actionnent, perceptible ici à travers deux exemples. D’abord, il est utile de rappeler que la logique de la proportionnelle est, usuellement, de former des coalitions (plus ou moins difficilement) entre plusieurs listes après les résultats électoraux. Or, les discussions actuelles ressemblent fortement à des accords pré-électoraux dans un système partisan bipolaire avec un mode de scrutin uninominal à deux tours.
Ensuite, les croyances dans la portée des réformes électorales rendent utile de rappeler, d’une part, que celles-ci n’atteignent pas toujours les buts espérés, comme l’illustrent les échecs et erreurs de calcul sous la Troisième République[9] et, d’autre part, que les intérêts des acteurs varient selon les contextes. Par exemple, rien n’indiquait quelques semaines avant les élections que le mode de scrutin le plus favorable au MoDem en 2017, qui comptait deux députés sortants, serait le scrutin uninominal (43 députés), malgré sa volonté d’un scrutin proportionnel.
Ainsi, la question posée par François Bayrou en mai 2017 à propos de la composition de la majorité : « est-ce qu’il s’agit d’un parti unique ou d’une majorité plurielle ? Quel est le point d’équilibre de la majorité ? Nous souhaitons qu’il soit au centre, central et pas déséquilibré d’un côté ou de l’autre »[10] a conservé toute sa pertinence politique en raison de son actualité sans cesse renouvelée par la vie politique ; mais sa réponse ne dépend pas (seulement) du mode de scrutin.
[1] Le Canard Enchainé, 22/07/2020 : « des 418 377 militants qui s’étaient inscrits en cliquant sur le site du mouvement en 2017, il n’en reste que 20 000 aujourd’hui ».
[2] Dont la presse se fait régulièrement l’écho : entre plaintes récurrentes de ses membres, mise en cause du président de groupe, départs du groupe et perte de la majorité absolue.
[3] Le Monde, 14/09/2020.
[4] La Gazette des communes, 29/04/2019 ; Le Parisien, 22/01/2020.
[5] Dont les conséquences négatives avaient été perçues dès avant la réforme. Voir par exemple : Pierre Avril, et al. « Cumul des mandats : réfléchir davantage », Commentaire, vol. 143, n°3, 2013, p. 665-666.
[6] Perceptible par exemple par le choix du mandat local, le nombre de candidatures de parlementaires aux municipales, ou encore le renoncement de certains suppléants à devenir députés.
[7] Loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique.
[8] Thomas Ehrhard, « La réforme électorale : la véritable réforme institutionnelle ? », Jus Politicum (blog), juin 2018, en ligne.
[9] Thomas Ehrhard, Cédric Passard, « Réformes électorales et changements institutionnels dans un contexte de démocratisation. Le choix du scrutin uninominal sous la Troisième République en France », Swiss Political Science Review, 2018, vol. 24, no2, p. 140-160.
[10] Propos de François Bayrou, Le Journal du Dimanche, 13/05/2017.
Crédit photo: Jacques Paquier, Flickr, CC20