Les élections de 2020 à Singapour : Vers la fin du modèle singapourien de démocratie illibérale ?

Par Eugénie Mérieau

<b> Les élections de 2020 à Singapour :  Vers la fin du modèle singapourien de démocratie illibérale ? </b> </br> </br> Par Eugénie Mérieau

Les élections du 10 juillet 2020 ont vu le parti hégémonique au pouvoir depuis l’indépendance de la cité-Etat en 1965, le People’s Action Party, enregistrer son plus mauvais score. L’opposition n’a certes obtenu que 10 sièges sur les 93 mis au vote, mais pour la première fois, son rôle au sein du Parlement, reconnu par l’officialisation d’un statut de leader de l’opposition, semble annoncer l’évolution de Singapour vers un système bipartisan. Néanmoins, la mainmise du PAP sur la Constitution, instrument de son maintien au pouvoir, n’est pas remise en cause ; dès lors, il est trop tôt pour annoncer la fin du modèle singapourien de démocratie illibérale.

 

The Singaporean 2020 General Election results saw the People’s Action Party, in power since independence in 1965, gain its lowest number of seats ever. Winning 10 seats out of 93, the main opposition party gained for the first time recognition of its role in Parliament through the status of “leader of the opposition”, signalling a possible evolution of the Singaporean political system toward a two-party system. Nevertheless, the ability of PAP to revise the Constitution, an instrument of its hegemony, is not being challenged by the results of this election. Hence, it is much too soon to announce the end of the Singaporean model of illiberal democracy.

 

Par Eugénie Mérieau, Chercheuse invitée à l’Institut de Droit Global (IGLP) de la Harvard Law School et postdoctorante au Centre d’Etude du Droit Asiatique (CALS) de l’Université Nationale de Singapour 

 

 

 

Le 24 août 2020 a eu lieu la cérémonie d’ouverture de la nouvelle législature singapourienne issue du scrutin du 10 juillet dernier. Pour la première fois dans l’histoire de la jeune cité-Etat, le Parlement comprend un « leader de l’opposition » au statut désormais officiel. L’ancienne colonie britannique multiraciale (officiellement composée de « Chinois, Malais, Indiens, et Autres ») s’est dotée en 1965, date de l’indépendance, d’un système de Westminster auquel elle a apporté depuis de très nombreuses adaptations, donnant lieu à une révision constitutionnelle par an en moyenne. La facilité avec laquelle le Parlement singapourien révise la Constitution s’explique par la supermajorité détenue sans interruption depuis l’indépendance par le parti au pouvoir, le People’s Action Party – depuis 1965, le PAP détient plus de 85% des sièges au Parlement.

 

L’enjeu de l’élection législative de 2020 était précisément, pour l’opposition, de remettre en cause l’hégémonie du PAP lui permettant d’être en permanence engagé dans une réécriture, à son avantage, de la Constitution. Depuis les années 1990, la cité-Etat peut être décrite comme une « démocratie illibérale » – c’est d’ailleurs à partir de l’exemple singapourien que le terme a été popularisé par Fareed Zakaria en 1997[1]. Par son rejet d’un certain nombre de libertés publiques dans le respect des procédures administratives et constitutionnelles, y compris de révision constitutionnelle, Singapour a fourni la matière à la théorisation des notions de « constitutionnalisme autoritaire[2] » et de « constitutionnalisme illibéral[3] ».

 

Si l’opposition du Worker’s Party n’a finalement obtenu que 10 sièges sur 93, l’officialisation concédée par le PAP d’un statut de « leader de l’opposition » interroge sur une possible évolution de Singapour d’un système de parti hégémonique vers un système bipartisan, annonçant la fin de Singapour comme modèle stable de « démocratie illibérale » rayonnant à travers le monde, de la Hongrie de Viktor Orban à la Chine de Xi Jinping. Cette élection marque-t-elle une évolution vers un système bipartisan, mettant fin à l’exception singapourienne de mainmise du parti sur la Constitution dans un cadre démocratique ?

 

 

1. Contexte : un système de Westminster largement réajusté

Le système constitutionnel de Singapour est celui d’un régime parlementaire de Westminster. Comme dans la plupart des anciennes colonies britanniques, les conventions de la constitution britannique y sont codifiées dans une Constitution écrite. Le texte singapourien est relativement court et sans préambule, mais n’en est pas moins détaillé : en ce qui concerne la nomination du premier ministre, « le Président nomme celui qui, selon son jugement, est enclin à obtenir la confiance de la majorité des membres du Parlement » et le Président « doit, sur le conseil du Premier Ministre, nommer les autres ministres parmi les membres du Parlement » (Art. 25) ;  les procédures de mise en jeu de sa responsabilité devant le Parlement unicaméral (Art 39), de dissolution du Parlement (Art 65). Néanmoins le système britannique a été largement modifié à la faveur de plusieurs amendements constitutionnels.

 

Premièrement, depuis une révision constitutionnelle de 1984, le Parlement admet en son sein les « meilleurs perdants » des élections (Non-Constituency Members of Parliament), au nombre de douze moins le nombre de parlementaires de l’opposition effectivement élus lors du scrutin (Art. 39b). Cet arrangement original fut introduit afin de permettre une représentation de l’opposition dans le cadre de la domination électorale du PAP. En 2017, un nouvel amendement constitutionnel offrit à ces parlementaires des pouvoirs égaux à ceux des parlementaires élus. Deuxièmement, depuis une révision constitutionnelle de 1990, le Parlement comprend neuf parlementaires nommés (Nominated Members of Parliament) par le président parmi des acteurs de la société civile non affiliés à des partis politiques (Art. 39c). Enfin, depuis une révision constitutionnelle de 1991, le chef de l’Etat est élu au suffrage universel direct (Art. 17). En 2016, de nouveaux amendements constitutionnels ont mis en place des quotas raciaux afin d’assurer une meilleure représentativité de la présidence (« Reserved election for community that has not held office of President for 5 or more consecutive terms ») (Art. 19b).

 

Le système électoral est également largement inédit. Si en principe, la circonscription uninominale et le scrutin majoritaire à un tour sont maintenus (SMC – Single-Member Constituency), de nombreuses circonscriptions sont multinominales, et encadrées par des quotas raciaux (GRC – Group Representation Constituency) (Art. 39A). Aux particularismes du système électoral s’ajoute en outre l’exceptionnalisme des pratiques électorales. Singapour est l’un des pays au monde dans lesquels la campagne électorale est la plus courte : 9 jours exactement. En 2020, la campagne électorale s’est déroulée entièrement en ligne : tout événement public – y compris tout meeting de campagne – ayant été interdit afin de respecter les mesures de distanciation sociale.

 

 

2. Enjeux et résultats : la naissance du statut de leader de l’opposition

Dans le cadre de la domination sans partage du PAP, cette élection était en réalité un référendum sur le parti et sa gestion de la crise épidémique, un aspect largement pris en compte dans le choix, par le Premier Ministre, du calendrier de dissolution du Parlement et d’organisation du scrutin. Elle intervenait dans un contexte marqué d’une part par la récente adoption de la « loi anti-fake news » (POFMA – Protection against Online Falsehoods and Manipulation Act) et d’autre part par la nomination controversée d’Halimah Yacob, réputée proche du PAP, à la présidence de la république – étant devenue, grâce à l’introduction de « l’élection réservée » par un amendement constitutionnel quelques mois avant l’élection présidentielle de 2017, la seule candidate au poste, elle fut désignée sans même qu’une élection n’ait lieu.

 

Avec une participation électorale très élevée – le vote étant obligatoire à Singapour – les élections législatives du 10 juillet 2020 ont vu l’opposition réaliser son meilleur score depuis l’indépendance. Sur les 93 sièges mis en jeu, le Worker’s Party a obtenu 10 sièges (contre 6 en 2015) et le PAP les 83 restants. Si ce score reste, dans l’absolu, extrêmement élevé, il signe, dans le contexte singapourien, un certain désaveu pour le PAP et son modèle de parti hégémonique. En particulier, les résultats sont annonciateurs de grandes difficultés pour le futur du parti : le successeur désigné à la tête du parti et donc au poste de premier ministre, Heng Swee Keat, actuel ministre des finances, a obtenu l’un des plus mauvais scores de l’élection, avec 53 % des voix seulement dans sa circonscription. Le score d’à peine 70 % remporté par le premier ministre Lee Hsien Loong, alors qu’il n’avait en face de lui qu’un seul candidat d’un parti extrêmement minoritaire, et qui plus est en quarantaine pendant toute la durée de la campagne, est également décevant. En résumé, le PAP offre sa moins bonne performance depuis 55 ans.

 

Néanmoins, cette percée de l’opposition est encore trop timide pour ébranler la supermajorité du PAP lui permettant de réviser graduellement la Constitution à son avantage au prétexte de « l’harmonie raciale », à l’image de l’amendement constitutionnel de 2017 relatif à l’élection présidentielle. Selon la Constitution (Art. 5), une loi de révision constitutionnelle doit obtenir les deux tiers des votes des membres élus du Parlement – à l’exception des neuf membres nommés. Avec ses 83 députés sur 93, le PAP est assuré de pouvoir modifier au mieux les règles électorales avant le prochain scrutin.

 

 

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En conclusion, cette élection prouve une nouvelle fois la flexibilité absolue de la Constitution singapourienne autant qu’elle illustre son rapport émancipé au système de Westminster, modèle maintes fois ajusté. Il est encore trop tôt pour affirmer si le régime de facto de parti unique singapourien est remis en cause par l’évolution lente et contrôlée vers un système bipartisan. En effet, tout comme le scrutin de 2020, l’élection de 2011 avait vu une “percée” de l’opposition, avec un triplement du nombre de députés de l’opposition élus, faisant passer leur nombre de deux à six. En 2015, à la faveur de la célébration de l’anniversaire de la mort du fondateur de la cité-Etat et père du premier ministre actuel, Lee Kuan Yew, cette tendance exponentielle n’avait néanmoins pas été confirmée. Dans tous les cas, le PAP maintient sa majorité absolue lui permettant de réviser la constitution de sorte à s’assurer les meilleures chances de neutraliser l’opposition sans l’éliminer pour la prochaine élection, à l’horizon 2025.

 

 

 

 

[1] Fareed Zakaria, ‘The Rise of Illiberal Democracy’ (1997) 76 Foreign Affairs 22.

[2] Mark Tushnet, ‘Authoritarian Constitutionalism’ (2015) 100 Cornell Law Review 391.

[3] Thio Li-Ann, ‘Constitutionalism in Illiberal Polities’ in Michel Rosenfeld and András Sajó (eds), Oxford Handbook of Comparative Constitutional Law (Oxford University Press 2012).

 

 

Crédit photo: Stephanie Yeh