Le quinquennat : opinion dissidente

Par Jean-Marie Denquin

<b> Le quinquennat : opinion dissidente </b> </br> </br> Par Jean-Marie Denquin

Vingt ans après son instauration, le quinquennat est aujourd’hui accusé de tous les maux dont souffre le régime politique de la France. Pourtant les arguments développés, tirés de la durée du mandat présidentiel, hostiles à son incidence sur la formation des majorités ou favorables à l’instauration d’un mandat non renouvelable, sont fragiles. Il est douteux que l’on puisse changer le système en modifiant seulement une de ses pièces. En revanche celui-ci demeure, malgré les apparences, précaire.

 

Twenty years after its establishment, the five-year presidential term is today accused of all the evils from which the political regime in France suffers. Yet the arguments developed about the duration of the presidential term are fragile. It is doubtful that the system can be changed by modifying just one of its aspects. Nonetheless, the system remains, despite the appearances, precarious.

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

 

L’actualité, fertile en monstres, semble avoir découvert un nouvel épouvantail, bête du Gévaudan ou bouc émissaire institutionnel. Tout ce qui ne va pas dans notre pays – autrement dit : tout – s’explique par une cause unique, mais aux conséquences multiformes : le quinquennat. La question de la durée du mandat présidentiel est une vraie question, toujours récurrente. Elle joua durant des années le rôle, moins apocalyptique bien qu’un peu lassant, de serpent de mer constitutionnel. On la croyait oubliée depuis vingt ans. Or il semble bien, à lire Le Monde du 24 septembre, que le reptile soit ressorti du loch.

 

Que penser de cette résurrection ? Il est facile d’opiner sur le sujet. Pour le politicien ou journaliste moyen (mais ne tombons pas dans le corporatisme : il existe aussi des constitutionnalistes moyens), la question se règle en quelques heures ou quelques coups de téléphone. Une tentative d’analyse rationnelle est plus longue, plus difficile et rien ne prouve qu’elle aboutisse à une réponse simple, voire à une réponse tout court.

 

Si l’on tente néanmoins une esquisse de réflexion sur ce thème, la question du quinquennat recouvre en réalité sous la Vème République trois problématiques, liées mais distinctes : celle de la durée du mandat au sens strict, celle du lien entre l’élection présidentielle et la majorité parlementaire, celle enfin de la réélection, possible ou prohibée, du chef de l’État.

 

La première question n’a pas évolué depuis la controverse constitutionnelle initiale, première remise en cause de la loi du septennat du 20 novembre 1873, qui remonte à la fin du mandat inachevé de Georges Pompidou. Septennat ou quinquennat ? Il est difficile d’arbitrer entre les deux car ce choix apparemment simple se trouve en réalité à la croisée de deux incertitudes : l’ambivalence de la durée et la confrontation d’une durée abstraite, juridique, et d’une durée concrète, politique.

 

La durée, en effet, peut être appréciée positivement : elle permet de réfléchir, de prévoir, d’agir sur le long terme et pas seulement de réagir dans l’instant. Elle ménage des pauses, présumées tranquilles et propices à l’action, entre les échéances électorales. Mais elle peut aussi être dénoncée comme facteur d’immobilisme et de conservatisme: toujours le même Président, les mêmes équipes au pouvoir, les mêmes recettes, les mêmes discours… Même si la continuité est nécessaire, elle doit s’opérer dans le changement… Par conséquent changer trop souvent suscite le désarroi, ne pas changer l’agacement. Il se trouvera toujours des gens pour dire, comme en avril 1968, que la France s’ennuie puis, comme en juin, de signifier sans ambiguïté qu’elle ne doit pas trop s’amuser. Il résulte de cette ambivalence que l’on peut bannir les extrêmes : vingt ans seraient trop longs, un trop court. Mais il est difficile de choisir entre les termes médians concevables.

 

L’hétérogénéité des temps redouble la perplexité. Car l’échéance fixée, donc prévisible, ne détermine que le terme du mandat – c’est d’ailleurs ce qui distingue le temps monarchique, qui est biologique, du temps juridique. Ce dies ad quem demeure néanmoins hypothétique. Les deux premiers présidents de la Vème République n’ont pas achevé un mandat. Un échec référendaire n’a plus d’effet – on le sait depuis 2000, on l’a vu en 2005 – mais d’autres causes pourraient provoquer la démission ou la destitution d’un chef de l’État – et l’article 6 de la Constitution n’a pas, dans sa forme actuelle comme dans sa forme primitive, aboli la mort. L’important, toutefois, est plutôt que, même si l’on écarte ces hypothèses, tout est conjoncture. Celle-ci est théoriquement sans effet sur les pouvoirs constitutionnels du chef de l’État. Mais son pouvoir effectif, c’est-à-dire sa capacité de peser concrètement sur la marche des affaires, dépend moins du temps écoulé et du temps qui reste que de péripéties, souvent imprévues – manifestations massives, attentats, épidémie – généralement imprévisibles et sans liens directs avec le cadre institutionnel. C’est pourquoi la durée concrète n’est que faiblement déterminée par la durée abstraite. Au-delà d’un « état de grâce » de plus en plus court, voire inexistant, le hasard des événements prend le pas sur le chronomètre. On a dit que mai 68 est intervenu alors que le général de Gaulle était au pouvoir depuis neuf ans et que la majorité parlementaire qui le soutenait depuis 1962 avait été reconduite, de peu il est vrai, l’année précédente. Mais les gilets jaunes se sont manifestés au début d’un quinquennat.

 

Si tous les arguments sont réversibles, si la conjoncture s’avère déterminante, sur quel critère objectif arbitrer entre cinq et sept ? Un argument développé par Françoise Fressoz dans Le Monde du 30 semble, à la différence des platitudes habituelles sur les vertus ou la perversité de la durée, pertinent : « la malédiction du quinquennat » serait que « le crépuscule arrive très tôt, bien avant l’échéance ». Ce phénomène rend caduque toute intention de « changer le cours des choses ». Et il est vrai qu’il en fut ainsi : hors du second mandat de Chirac – qui n’avait l’intention de rien – Sarkozy et Hollande ont très vite dû renoncer à toute velléité d’agir. Il pourrait en aller de même de Macron. Faut-il donc revenir au septennat ? À y regarder de près cependant, il apparait que seuls le général de Gaulle et Giscard d’Estaing ont vraiment joui d’un mandat de sept ans, parce que chacun d’eux est apparu jusqu’au verdict susceptible sinon assuré de se succéder à lui-même. Les trois septennats suivants sont allés à leur terme mais au prix d’une cohabitation. Dans les deux premiers cas, la dernière des cinq années fut vécue dans la hantise d’une défaite parlementaire annoncée. Dans le troisième, l’inversion du cycle engendra une complète incertitude. La durée ne garantit rien en elle-même puisqu’un septennat peut contenir un quinquennat, inaugural ou conclusif. Les aléas d’un calendrier électoral où les élections législatives ne seraient pas indexées sur les présidentielles permettraient d’ailleurs d’autres dichotomies.

 

La question de la majorité présidentielle n’est pas logiquement liée à celle du quinquennat. La première a existé et produit ses effets près de quarante ans avant le second. Le second aurait pu fonctionner sans coïncidence des élections, ce qui aurait introduit dans le mécanisme institutionnel un facteur aléatoire : le risque d’une discordance entre la couleur politique du Président et celle de la majorité parlementaire – longtemps évoquée comme un épouvantail –n’aurait pas été exclu et la possibilité d’une pause ou respiration cohabitationniste eût été sauvegardée. Tel eût été le cas si l’on en était resté, comme prévu initialement, à ce que l’on appelait dans l’exquis jargon d’époque un quinquennat sec : pour ne pas ouvrir la boite de Pandore de la révision constitutionnelle, on s’en tenait strictement à la modification d’un mot de l’article 6. C’est donc l’inversion du calendrier électoral par la loi organique du 15 mai 2001 qui a engendré le système actuel. La priorité de l’élection présidentielle sur les élections législatives et la tendance des électeurs à voter en faveur des candidats qui soutiennent le nouvel élu ont, jusqu’à aujourd’hui, pérennisé cette configuration.

 

Il faut rappeler qu’au-delà des arrière-pensées d’époque – Chirac et Jospin, qui cohabitent depuis cinq ans, tombent paradoxalement d’accord sur le quinquennat, que le premier avait écarté solennellement en 1999, parce que chacun espère piéger l’autre lors de leur affrontement programmé à la prochaine échéance présidentielle – cette séquence s’opère sous les plus heureux auspices. Malgré quelques rares opinions contraires, le quinquennat est présenté comme un grand et pur progrès. C’est une réforme moderne, cohérente avec l’évolution du régime. Compte tenu du rôle joué en fait par le président de la République, il est normal, juste et nécessaire qu’il revienne plus souvent devant le peuple. Élu sur un programme, il ne peut raisonnablement prétendre établir celui-ci à l’échéance de sept ans. Quant à l’inversion du calendrier, elle vise explicitement à éviter le recours de la cohabitation. Celle-ci avait été supportée lors des expériences antérieures qui n’avaient duré que deux ans. Mais la longue cohabitation dont on venait de sortir, produit d’une double gaffe – ne pas dissoudre en 1995, dissoudre en 1997 – avait été très mal vécue par tous. « Plus jamais ça ! » était un slogan porteur. Vingt ans après cette époque suscite la nostalgie : on la regrette comme on regrette l’Autriche-Hongrie. On a donc assisté à un retournement diamétral. Leçons de l’histoire ? Inexhaustible besoin, cynique ou naïf, de dénigrer l’existant ?

 

Idéaliser le passé est, il est vrai, une manière commode de critiquer le présent. On le voit dans le discours qui qualifie d’artificielle la majorité actuellement au pouvoir au motif que le parti présidentiel, créé de toutes pièces, dut son existence et son succès à la victoire préalable d’Emmanuel Macron. Il est vrai aussi qu’il a subi aux élections municipales un échec cuisant. Mais en 1965 l’UNR n’avait fait guère mieux et n’obtint des conquêtes significatives que plus tard. Cela n’a rien d’étonnant : les élections locales et nationales obéissent à des dynamiques différentes. Vrai enfin que le fonctionnement du parti semble quelque peu déconcertant. Mais toute majorité issue des urnes est par nature artificielle : elle doit être construite. Construite par le mode de scrutin – ni les gaullistes en 1962 ni les socialistes en 1981 n’avaient obtenu une majorité absolue de voix au premier tour des législatives – ou construite par des alliances parlementaires conclues après l’élection et sans consultation des électeurs, comme sous les IIIème et IVème Républiques. Dans le second cas ces alliances étaient par nature précaires : il suffisait que les Radicaux changeassent de camp pour que la majorité de centre-droit devint une majorité de centre-gauche ou pour enterrer le Front populaire. La critique de la majorité macroniste est donc, si on la prend au sérieux, une critique de l’idée même de majorité. Or on ne peut prétendre sans jouer sur les divers sens du mot représentation que les Français seraient mieux représentés par un retour aux Républiques antérieures : la diversité sociale et idéologique du pays serait peut-être davantage reflétée par une assemblée élue à la proportionnelle mais les électeurs ne choisiraient plus l’orientation politique du pays et pèseraient donc moins encore qu’aujourd’hui sur la marche des affaires publiques. Celles-ci redeviendraient l’apanage exclusif des partis. On comprend la nostalgie qu’un tel régime suscite chez certains. On comprend moins en quoi un retour à ces pratiques serait de nature à susciter l’enthousiasme de nos contemporains.  

 

La rééligibilité du chef de l’État, enfin, constitue un vrai problème. Tocqueville disait déjà que les auteurs de la Constitution américaine avaient commis une faute lourde en accordant au Président la possibilité de briguer plusieurs mandats : cette faculté le rendait en effet entièrement dépendant de l’opinion. L’argument est fort. Mais n’est-il pas obsolète ? Qu’attendent aujourd’hui les citoyens de l’élu ? Qu’il les écoute, ou qu’il fasse le contraire de leurs souhaits s’il estime que tel est le bien du pays ? L’ambiguïté de l’idée de représentation rend impossible de répondre à cette question d’un point de vue théorique. Mais, d’un point de vue pratique, il n’est guère douteux que le premier terme de l’alternative l’emporte politiquement et psychologiquement : c’est quand l’inverse se produit que les électeurs s’affirmant mal représentés. D’autre part de deux choses l’une. Soit le sortant, impopulaire, n’est pas réélu. Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable puisque tel fut le sort d’un Président septennal et de deux Présidents quinquennaux. On peut raisonnablement penser que cette sanction simple est préférable au fait de lui infliger une cohabitation, même si celle-ci peut paradoxalement s’achever par sa réélection. Si d’aventure il est réélu, c’est qu’il a été préféré à son concurrent, vote par défaut qui peut, l’expérience l’a montré, s’avérer rationnel. Si le sortant est populaire, pourquoi lui refuser a priori un second mandat et prendre le risque de le remplacer par un mauvais ?

 

La morosité ambiante, hélas trop compréhensible, incite à trouver des coupables – performance toujours accessible. Il est d’ailleurs préférable d’accuser les institutions que des hommes. Néanmoins charger le quinquennat de tous les péchés parait simpliste. Pour les raisons qui viennent d’être évoquées mais aussi, plus généralement, parce qu’un système institutionnel forme un tout : il est plus et autre chose que la somme de ses parties. Croire qu’on peut le réparer en remplaçant une pièce défectueuse est illusoire car toute modification perturbe l’équilibre global. Le système politique français actuel est la résultante de facteurs divers parmi lesquels le texte de 1958, d’ailleurs souvent révisé, ne constitue qu’un élément. La prépondérance présidentielle et le fait majoritaire – qui sont, malgré l’apparence, les deux faces d’une seule réalité –se révèlent compatibles avec un mandat présidentiel de n’importe quelle durée, tout comme avec l’hypothèse d’un président non rééligible. Changer le régime – en mieux, c’est-à-dire sans tomber dans des excès inverses qui susciteraient vite une exaspération analogue et feraient regretter le quinquennat – supposerait de modifier non seulement les institutions mais également les comportements des acteurs, dirigeants politiques, électeurs et médias. Vaste programme.

 

Il parait plus réaliste d’observer que le système actuel est, quoiqu’il en semble, précaire. La mort d’un Président en fonction, sa destitution, sa démission sous la pression des réseaux jaunes ou des gilets sociaux sont improbables. Un accident conjoncturel est néanmoins possible. Une « fronde » parlementaire ou la déliquescence interne d’une majorité pourrait contraindre un Président à employer l’arme de la dissolution. Enfin il est possible que les citoyens ne donnent pas, comme ils en ont le droit, une majorité à un Président élu. Si l’une de ces hypothèses se réalisait le parallélisme des élections présidentielles et législatives se trouverait rompu de fait. Les charmes de la cohabitation seraient à nouveau accessibles. C’est alors qu’il conviendrait de s’interroger : faut-il ou non en revenir à l’actuel couplage, avec ordre préférentiel, des deux élections ?

 

 

Crédit photo: Kévin Bernardi, Sport & Société, Flickr, CC 2.0 BY NC ND