Entretien avec le Président de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, Stephan Harbarth

Par Stephan Harbarth et Reinhard Müller

<b> Entretien avec le Président de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, Stephan Harbarth </b> </br> </br> Par Stephan Harbarth et Reinhard Müller

Le 2 décembre 2020, le Président de la Cour constitutionnelle fédérale allemande [Bundesverfassungsgericht], Stephan Harbarth, a accordé un entretien à la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Il y évoque les mesures prises contre l’actuelle pandémie virale et leur portée sur les droits fondamentaux, le conflit avec la Cour de Justice de l’Union européenne et le mandat du président américain sortant. L’entretien a été mené et introduit par Reinhard Müller, rédacteur en chef au journal, et responsable des rubriques « État et droit » [Staat und Recht] et « Époque » [Zeitgeschehen]. L’interview et l’introduction ont été traduites par Maximilian Gerhold (Universität Passau) et Aurore Gaillet (Université Toulouse 1 – Capitole).

 

On December 2, 2020, the President of the German Federal Constitutional Court [Bundesverfassungsgericht], Stephan Harbarth, gave an interview to the Frankfurter Allgemeine Zeitung. He spoke about the measures taken against the current pandemic and their impact on fundamental rights, the conflict with the European Court of Justice and the term of the outgoing US President. The interview was conducted and introduced by Reinhard Müller, the newspaper’s editor-in-chief, who is responsible for the columns « State and Law » and « Times ». The interview and introduction were translated by Maximilian Gerhold (Universität Passau) and Aurore Gaillet (Université Toulouse 1 – Capitole). 

 

 

 

Le nouveau venu est un vieux briscard. Sans doute Stephan Harbarth n’était-il pas connu du grand public allemand avant son élection à la présidence de la Cour constitutionnelle fédérale. À la différence de son prédécesseur Andreas Voßkuhle, dont le nom était surtout familier des juristes, Stephan Harbarth est issu du monde politique. Il était en effet vice-président du groupe politique CDU/CSU au Bundestag – et aurait été en bonne place pour devenir ministre, si Angela Merkel ne l’avait pas choisi pour être à la tête du populaire organe constitutionnel.

 

Cela n’a pas été sans poser de problèmes. En effet, s’il n’est pas pleinement inédit que des personnalités politiques soient élues juges constitutionnels à Karlsruhe, la situation a pu paraître problématique. Cela signifie, en l’espèce, que celui qui avait encore fraîchement participé au vote de lois arrivait désormais en position de les contrôler. Reste que même les Verts n’ont pas eu à redire quant à la désignation de Harbarth. Il est certes un conservateur convaincu, mais un conservateur discret. Il a en outre été, ce qui constitue également une nouveauté, un avocat reconnu en droit économique. Mais c’est là aussi un élément qui a pu alimenter la critique, dès lors que Harbarth défendait davantage les grandes sociétés d’affaire que le tout-venant. Reste que tout cela relève du passé. À l’instar de Voßkuhle, au début de son mandat, Harbarth est plutôt discret. Il ne s’est pas illustré comme un « politique » ou un grand avocat d’affaire typique ; il séduit davantage par une compétence sobrement manifestée que par des formules toutes faites déclamées à grands cris.

 

De grandes attentes pèsent actuellement sur lui, précisément en cette période de pandémie, qui emporte une limitation des droits fondamentaux dans une mesure presqu’inégalée jusqu’alors, et qui pose en outre la question du contrôle parlementaire comme du rôle du troisième pouvoir. Nul hasard dès lors si Harbarth a donné sa première interview en sa qualité de Président de la Cour à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, « journal pour l’Allemagne », mais également journal du droit. Et ce n’est pas non plus un hasard si le nouveau Président a souligné que nous ne nous trouvons pas dans un état d’exception. La question du rôle de l’Allemagne au sein de l’Union européenne, plus spécialement s’agissant des conflits de compétences autour du « dernier mot », constitue un défi supplémentaire, qu’il reviendra à la Cour de relever sous la présidence de Harbarth. À ce sujet, ce dernier se situe dans la lignée de la jurisprudence constante de Karlsruhe : les « maîtres des traités » sont les États membres de l’Union européenne.

 

 

Reinhard Müller : Monsieur le Président, sommes-nous dans un état d’exception ?

Stephan Harbarth : Nous nous trouvons dans une situation qui nous met au défi, dans une perspective sociétale, politique et juridique. Nous ne sommes pas dans un état d’exception juridique. La lutte anti-covid se déroule elle-même dans le cadre du droit – ce qui est à la fois une exigence de l’État de droit et une preuve de son maintien. Les pouvoirs législatif et exécutif agissent, le pouvoir judiciaire intervient afin de corriger, si cela est nécessaire.

M.: Existe-t-il des bases législatives suffisantes pour justifier les restrictions prises dans cette situation ?

H.: Les situations de danger sont très diverses. C’est la raison pour laquelle l’ordre juridique recourt traditionnellement à des concepts ouverts et abstraits pour prévenir les troubles à l’ordre public. Cela permet à l’exécutif de contrer efficacement les dangers. En revanche, lorsque les situations de trouble et les mesures pour y faire face deviennent mieux identifiables, il appartient au législateur de mieux en préciser les conditions et directives. Reste à déterminer le moment et l’étendue de l’intervention du législateur – ce qui peut bien évidemment être débattu.

M.: Avez-vous l’impression que les Parlements ont décidé de l’essentiel, ainsi qu’ils l’auraient dû ? [conformément aux exigences constitutionnelles allemandes – ndt]

H.: Cette question sera sans conteste l’objet d’une abondante jurisprudence au cours des mois et années à venir. Il ne m’appartient pas d’en préjuger.

M.: Les juridictions, y compris la Cour constitutionnelle fédérale, ont-elles trop facilement approuvé les mesures anti-covid ?

H.: Non. La pratique jurisprudentielle des juridictions est nuancée : de nombreuses restrictions ont été confirmées, d’autres ont été suspendues. Au contraire, tant que les pouvoirs législatif et exécutif respectent les limites imposées par l’ordre juridique, la suspension juridictionnelle de leur mesure constituerait une méconnaissance des compétences respectives. Il serait bien trop réducteur de rapporter la mesure de l’État de droit au seul décompte des décisions de rejet ou d’acceptation des demandes de suspension !

M.: Les critiques, y compris émanant de juristes, reprochent une suspension des droits fondamentaux…

H.: Les droits fondamentaux ont bien sûr vocation à valoir, y compris en cette période de pandémie. Mais le processus juridictionnel ne peut pas occulter la réalité quotidienne. Et il est évident que la situation réelle pendant la pandémie diffère de celle que l’on connaissait avant la pandémie. Nous avons pu constater que des pays européens, dotés de systèmes de santé développés, ont atteint les limites de leurs capacités médicales, voire dépassé ces limites. La sauvegarde des vies humaines a même pu dépendre de respirateurs artificiels mis à disposition par les États voisins. Il s’agit d’une expérience sans précédent pour notre génération ; et son importance considérable a aussi une portée en droit constitutionnel. Parmi l’ordre établi par la Loi Fondamentale, le droit à la vie occupe une place majeure. Ce n’est pas sans raison que ce droit à la vie et à l’intégrité physique est consacré dès l’article 2 de notre constitution, position éminente si l’en est. Or, il s’ensuit de longue date une obligation, incombant à l’État, de protéger la vie et la santé humaines. Cette obligation de protection est aussi valable pendant la pandémie, période pendant laquelle elle peut même revêtir un poids particulier par rapport à d’autres droits fondamentaux.

M.: L’idée que, lors de la pandémie, « il est question de vie ou de mort » (ce qui vaut bien sûr pour de nombreux cas particuliers) suffit-elle cependant pour justifier des restrictions générales, emportant d’importantes ingérences dans les droits fondamentaux ?

H.: Même le droit à la vie et à l’intégrité physique n’a pas une valeur absolue. Les autres droits fondamentaux ne doivent pas être rétrogradés de manière générale et en toute hypothèse. Il s’agit bien davantage d’établir une balance proportionnée entre les différents droits fondamentaux en jeu, qui entrent en collision. Mais même une telle balance peut, dans certaines circonstances, conduire à d’importantes limitations des droits fondamentaux.

M.: Reste que ce qui est décisif, c’est le bien le résultat concret ?

H.: Prenons les exemples de la liberté de manifester et de la liberté des cultes. Les manifestations et les réunions cultuelles doivent pouvoir – en principe – avoir lieu, y compris pendant une pandémie. Mais ici aussi, ces droits fondamentaux n’ont pas de caractère absolu. C’est la raison pour laquelle, afin de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique, l’État peut imposer des conditions, telles la distanciation physique entre les participants, l’obligation de porter un masque ou la réduction du nombre des participants.

M.: Les mesures édictées dans l’objectif de protéger contre le covid peuvent elles-mêmes coûter des vies…

H.: Oui, c’est un aspect à prendre en considération pour la mise en balance des intérêts en jeu, qu’il s’agisse de report d’opérations chirurgicales nécessaires, de la mise en danger voire de l’anéantissement de situations professionnelles ou encore de l’atteinte portée à d’autres intérêts juridiques. Bien entendu, il faut prendre tout cela en considération de la prise de décision. Tous ces intérêts doivent être pris en compte par les pouvoirs législatif et exécutif, pour une décision qui soit la plus adéquate possible.

M.: Les deux pouvoirs ne doivent-ils pas disposer d’une grande marge d’appréciation ?

H.: En principe, ils disposent d’une grande marge d’appréciation. Mais son respect est toutefois contrôlé par les juridictions. En cas d’affaires complexes, cette marge d’appréciation a plutôt tendance à être élargie. Jusqu’à présent, nous ignorons encore nombre d’éléments liés à la pandémie : la propagation du virus, le déroulement des maladies et les effets à long terme soulèvent encore beaucoup de questions. Aussi ignorons-nous encore partiellement les conséquences à long terme du virus comme des restrictions sur l’économie, l’éducation ou encore la santé mentale.

M.Doit-on craindre que l’état actuel se perpétue au-delà de la pandémie, et que les droits fondamentaux soient quasiment soumis à un régime d’autorisation préalable et conditionnée ?

H.: Si ce danger existait, nous devrions tous nous y opposer. Les libertés ne sont pas concédées à la faveur de la générosité étatique ; l’homme et le citoyen en jouissent grâce à notre constitution. S’il s’ingère dans les droits fondamentaux, l’État doit le justifier d’une manière solide et vérifiable. Les mesures édictées lors de la lutte contre la pandémie ne suspendent pas les droits fondamentaux, elles en restreignent certains de manière plus intensive qu’en temps « non-pandémiques ». Notre société, qui a développé un goût prononcé pour la liberté depuis désormais plus de soixante-dix années d’application de la Loi Fondamentale [de 1949 ndt], sera vigilante afin que les restrictions liées à la pandémie soient levées une fois cet épisode passé.

M.: De l’autre côté, l’intérêt général, le bien commun, celui qui garantit l’exercice des libertés, est-il lui-même lésé ?

H.: Celui qui veut ériger sa liberté personnelle en intérêt absolu au détriment de la liberté d’autrui, ne peut pas invoquer la Loi Fondamentale. Celle-ci ne s’adresse pas à une seule personne humaine, mais à quatre-vingt millions d’entre elles. La liberté telle qu’elle est conçue par la Loi Fondamentale ne confère pas un droit à l’épanouissement personnel à tout prix. Outre ceux qui pensent que les mesures prises sont exagérées, n’oublions pas que certains – notamment les personnes les plus à risque – revendiquent au contraire des mesures plus larges, afin de garantir leur droit à la vie et à l’intégrité physique. Les procédures portées à la connaissance de la Cour constitutionnelle fédérale reflètent elles-mêmes la diversité des conceptions défendues au sein de la société. Nous traitons tout à la fois de recours tendant à la suspension des mesures en vigueur et de recours visant l’édiction de mesures plus restrictives.

M.: Vous étiez avocat et êtes issu du monde politique, plus précisément de la direction du groupe parlementaire CDU/CSU. Jusqu’à quel point la participation politique peut être limitée [en temps de pandémie], par exemple lors des congrès des partis politiques ?

H.: Tous les groupes sociaux doivent accepter des restrictions en cette période. Les modalités précises peuvent en revanche varier, en fonction de leur importance pour les individus et pour la communauté. Et pour notre démocratie, la tenue d’un congrès de parti politique ou d’une manifestation est plus essentielle qu’une fête d’Halloween. Notre constitution ne permet pas de paralyser longtemps les éléments centraux du processus de formation de la volonté démocratique.

M.: Il y a quelques semaines, vous avez reçu la Cour de justice européenne à Karlsruhe. La Cour constitutionnelle fédérale et la Cour de justice de l’Union européenne ont-elles réactivé leur relation après l’arrêt PSPP [arrêt du 5 mai 2020, relatif au programme de rachats de titres de dettes engagé par la Banque Centrale Européenne – ndt] ?

H.: Notre rencontre avec la Cour de justice de l’UE était imprégnée d’un esprit nous permettant à toutes les deux d’envisager l’avenir avec confiance. Les juridictions constitutionnelles des États membres et la Cour de justice endossent des fonctions différentes au sein du réseau juridictionnel européen, lequel se détache des catégories classiques ressortissant au registre de la subordination et de la hiérarchie. Il revient à la Cour de justice le grand mérite d’œuvrer pour l’harmonisation juridique en Europe. Elle vise de longue date une primauté absolue du droit de l’Union Européenne, y compris sur les constitutions des États membres. La Loi Fondamentale, à l’instar d’autres constitutions en Europe, ne permet néanmoins pas une telle primauté sans réserve. En dépit de ces positions divergentes autour des rapports entre droit européen et droits constitutionnels nationaux, rien ne s’oppose à une collaboration juridictionnelle fructueuse. La concordance entre la Cour constitutionnelle fédérale allemande et la Cour de justice de l’Union est une règle qui a déjà fait ses preuves dans le passé. Les deux juridictions ont plus d’éléments en commun que d’éléments les opposant. Je suis donc optimiste quant à notre future coopération.

M.: Mais dans ce cas, la décision PSPP […], était-elle nécessaire, tant au regard de son âpreté qu’à cette occasion spécifique ?

H.: Si la Cour constitutionnelle fédérale établit que les compétences transférées par les États membres à l’Union européenne dans les traités ont été outrepassées, elle ne peut pas statuer contre sa conviction – fût-ce pour satisfaire une institution européenne. S’agissant du reproche de « l’âpreté » des formulations adoptées, il convient de prendre en compte l’arrière-plan de la question. La Cour constitutionnelle fédérale, dans une perspective ouverte au droit européen, a déjà été amenée à constater qu’un dépassement des compétences par l’Union Européenne n’était contestable qu’à la condition d’être [parfaitement] évident. Si l’on applique ce standard, la déclaration du dépassement des compétences pourrait sembler peu amiable. Le standard lui-même est toutefois établi dans une perspective d’ouverture au droit européen.

M.: Mais l’Allemagne est sous la menace d’un recours en manquement…

H.: Dans les semaines qui suivirent la décision PSPP, l’idée d’un recours en manquement a été évoquée quelques fois. Je suppose que l’Union européenne, laquelle exige continuellement et à juste titre l’indépendance de la justice, ne voudra pas voir dans cette indépendance l’occasion d’un recours en manquement. 

M.: En tant que Président de la Cour constitutionnelle fédérale, qu’avez-vous appris des quatre années Trump et de la lutte autour de l’élection présidentielle ?

H.: Même si nous constatons que les forces sociales centrifuges se sont vraisemblablement renforcées au cours de la dernière décennie en Allemagne, nous ne sommes pas un pays divisé. Il nous appartient de préserver cela. C’est aussi pour cela qu’il nous incombe de discuter de la lutte contre la pandémie avec respect, mesure et responsabilité.

M.: Trump est-il aussi une démonstration de la vulnérabilité de la démocratie, y compris en Allemagne ?

H. : L’ère Trump a été un défi pour les institutions de cette démocratie, vieille de plus de deux-cents ans, et à laquelle nous ne devons rien de moins que le retour de la démocratie après le national-socialisme. Le parlement, les juridictions et la presse libre ont prouvé leur résilience pour faire face à ce défi. Il ne faudrait pas y voir, pour autant, une loi de la nature. La démocratie, la liberté et l’État de droit sont parfois plus fragiles qu’on ne le pense. C’est pourquoi il nous revient à tous, en permanence, de veiller à les défendre et à les préserver.

 

 

 

 

Crédit photo: Olaf Kosinsky, kosinsky.eu, CC 3.0