De la banalisation des états d’urgence Par François Saint-Bonnet
La banalisation du recours aux états d’urgence fait craindre le spectre de l’état d’exception permanent, un sinistre oxymore. Ce billet se propose de décrire leur transformation. Plus longs qu’auparavant, moins durs, présentés comme conformes aux exigences de l’État de droit, souvent autant « slogans » qu’actions, à la fois anxiogènes et rassurants pour l’opinion, la mutation est telle qu’ils ont rompu le lien avec leur raison d’être : l’urgence. Ce sont en réalité de nouvelles politiques publiques, souillées toutefois par la faiblesse de la délibération démocratique.[1]
The trivial recourse to states of emergency raises concerns over a permanent state of exception – a sinister oxymoron. This article aims at describing their transformation. Longer than before, less severe, presented as consistent with the Rule of Law, often « slogans » rather than concret actions, both anxiogenic and reassuring, the mutations are such that they lost any link with their raison d’être: emergency. In reality, these are new public policies, tainted by the weakness of democratic deliberation.
Par François Saint-Bonnet, Professeur d’histoire du droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Le décor dans lequel se déploient les législations d’exception a considérablement évolué depuis la Révolution au point de tendre à faire disparaître ce qui les caractérise, à savoir la notion d’urgence, d’évidente nécessité, bref d’exception. Les développements qui suivent entendent décrire deux facettes de cette mutation. La première tient à l’environnement juridique, la seconde au contexte stratégique.
La croissance considérable de la pression normative qui pèse sur les gouvernants depuis une vingtaine d’années influe directement sur l’invocation de l’urgence. Plus les États voient leur activité encadrée légalement, plus ils jugent pertinent d’avoir recours à ce motif pour agir. On en vient à cette situation paradoxale d’états d’urgence de plus en plus fréquents, de plus en plus longs où l’argument de l’urgence décrit moins la gravité de la menace qui afflige un pays que l’ampleur des atteintes que l’on croit nécessaire d’infliger aux droits et aux libertés. Cela revient à considérer que la mise en application d’une législation d’exception ne caractérise plus tant l’ampleur d’un péril que le niveau de protection des droits et libertés à un moment donné.
L’évolution de la manière dont les États sont attaqués et celle des finalités que poursuivent ceux qui s’y emploient constitue le second motif de la banalisation des états d’urgence. Quand les objectifs des ennemis étaient précis et limités — conquérir un territoire, renverser un gouvernement constitutionnel — l’état d’exception était puissant, intense, violent mais circonscrit dans l’espace et dans le temps : une zone donnée, pour quelques jours, au maximum quelques mois. Aujourd’hui, au contraire, la visée étant imprécise, lointaine — le but des djihadistes étant de transformer le monde en une sorte d’oumma universelle — et, à court terme, « modérément ambitieuse » — tuer des innocents, s’attaquer à des symboles — l’état d’urgence est moins vigoureux, moins envahissant, moins intrusif. En revanche, il s’impose sur l’ensemble du territoire et pour une durée considérable. Une observation similaire peut s’appliquer à la crise sanitaire d’aujourd’hui. Le virus, lui, n’a pas d’objectif du tout, pas de réflexion stratégique, aucun esprit de ruse ou de perfidie. C’est un pauvre et minuscule agent infectieux, un agrégat sans vie de molécules, dont l’environnement lui permet, ou non, de prospérer. Pour éviter sa propagation, les comportements prophylactiques doivent être adoptés par toute la population car la menace est très diffuse et relativement persistante. En effet, atteindre l’immunité collective ou découvrir un vaccin efficace pour, ensuite, en faire bénéficier une partie suffisante de la population suppose du temps. Malgré les progrès florissants de la recherche, on raisonne en semestres, voire en années. L’état d’urgence, à nouveau, caractérise moins la gravité d’une situation donnée car ni les djihadistes ni la COVID-19 ne mettent en danger l’existence de la communauté politique que le besoin de réponse publique ou politique à ce que l’on ne comprend pas, à ce que l’on ne maîtrise pas, à ce qui est angoissant sans être, pour autant, létal pour la collectivité.
La banalisation de l’invocation de l’urgence s’explique par l’évolution de ses environnements normatif (I) autant que stratégique (II).
I – L’évolution de l’environnement normatif de l’urgence
Parler d’état d’exception dans le cadre de la monarchie absolue n’a pas grand sens si l’on considère que le roi n’est limité par personne (aucun contre-pouvoir) et par rien (aucun droit fondamental opposable). Cela n’empêche pas les souverains successifs d’invoquer l’urgence ou l’impérieuse nécessité. Ils le font, toutefois, davantage pour des raisons de bonne politique, dans le souci de faire accepter plus aisément leurs décisions, que pour des motifs juridiques. Le problème du gouvernement d’alors est principalement celui des relais et des agents susceptibles de faire appliquer promptement et fermement les résolutions royales, non la question des ressources juridiques car il les a toutes.
La Révolution change la donne. Dans un cadre constitutionnel contraignant, on ne saurait tolérer de mesures extraordinaires que si elles se conforment à la légalité. D’où l’émergence de l’idée de « légalité d’exception », une seconde légalité, en marge de celle qui a cours en temps normal, susceptible de parer de la force du droit les actions les plus rudes. On ne s’intéresse au départ qu’aux zones frontalières : forteresses et places de guerre qui peuvent être placées en état de siège lorsqu’elles sont sous le feu ennemi, en vertu de la loi des 8-10 juillet 1791. S’agissant des villes de l’intérieur dont les séditions royalistes ou fédéralistes étaient matées manu militari, les pouvoirs exorbitants abandonnés aux militaires étaient dépourvus de fondement juridique solide jusqu’à la loi, imprécise d’ailleurs, du 10 fructidor an V (27 août 1797). Retenons toutefois que plus l’action est entachée d’illégalité ou tout au moins juridiquement fragile, plus les autorités se hâtent de revenir à la légalité, car elle seule commande, en principe, l’obéissance.
Ce sont d’autres républicains — une majorité conservatrice cependant — qui vont donner un cadre plus précis à l’état de siège en adoptant la grande loi du 9 août 1849 (art. 36 de la constitution et L. 2121-1 du code de la défense). Le principe désormais mis en avant est le suivant : toutes les libertés qui ne sont pas exceptées par ce texte doivent être pleinement garanties (art. 11). L’objectif n’en demeure pas moins que l’état de siège ne s’éternise pas : plus l’armée a les coudées franches, plus elle peut se montrer efficace car il s’agit pour elle de réaliser ce qu’elle sait faire : du contrôle de zone. Malgré tout, la lettre de la loi a été ignorée notamment lors de la Première Guerre mondiale ; il a fallu que le Conseil d’État vienne au secours de l’armée en acceptant d’interpréter ses dispositions à la lumière des circonstances exceptionnelles pour leur faire dire ce qu’elles ne disent pas, par exemple en jugeant légale la fermeture d’un débit de boisson « jusqu’à nouvel ordre » au motif que les réunions « de nature à exciter ou à entretenir le désordre » pouvaient être interdites (CE, 6 août 1915, Delmotte et Senmartin, concl. Corneille, rec. p. 275).
Par rapport à l’état de siège de la Grande Guerre ou même à l’état d’urgence de la guerre d’Algérie, ce n’est pas tant la mansuétude du juge administratif à l’égard des autorités qui a changé, car elle n’est pas forcément moindre aujourd’hui, ce sont assurément les progrès de l’État de droit qui offrent aux citoyens de plus nombreuses voies de recours — référés administratifs, question prioritaire de constitutionnalité — et qui conduisent les pouvoirs publics à motiver plus avant toute mesure attentatoire à des libertés.
Pour compenser ces progrès, heureux d’ailleurs, les autorités ont davantage la tentation d’invoquer l’urgence : elles le font plus souvent, pour des périodes plus longues, alors même que l’urgence réelle ou factuelle, a disparu depuis longtemps. Témoin les prorogations répétées de la loi de 1955 entre 2015 et 2017 : il était difficile de démontrer que le « péril » évoqué à l’article 1er était « imminent » puisqu’il qu’il était constant, de même qu’il était bien délicat de considérer qu’il « résultait » d’atteintes graves à l’ordre public à mesure que la date des attentats s’éloignait et que les terroristes encore vivants étaient arrêtés. À preuve : ces exigences ont disparu de la loi SILT du 30 octobre 2017. En réalité, l’état d’urgence légal avait coupé le cordon qui le liait à l’urgence proprement dite, il était devenu une des composantes d’une politique publique de lutte contre le terrorisme (avec le renseignement et la judiciarisation rapide notamment). De façon identique, la mise en place de l’état d’urgence sanitaire par la loi du 23 mars 2020, suivi d’une loi du 9 juillet de « sortie » de cet état (qui en atténue en réalité la rigueur), suivi d’un retour à sa version la plus rude le 17 octobre, prorogé le 14 novembre jusqu’en février 2021 montre que l’État adapte durablement l’organisation du pays pour faire face à ce fléau à l’intensité légèrement variable. Il ne réagit pas à ce que l’on peut appeler, dans la rigueur des termes, une urgence, soit une pression telle qu’il faut agir immédiatement, sans le moindre délai. Si pression il y a, elle est celle qui pèse sur les libertés, non celle qui résulte de circonstances qui, hélas, n’ont plus rien d’exceptionnelles.
II – L’évolution de l’environnement stratégique de l’urgence
L’état d’exception moderne — on laisse ici la question de sa forme antique — est né dans un contexte de guerres westphaliennes ou interétatiques. Leurs enjeux étaient principalement territoriaux ; les batailles, relativement brèves, se déroulaient sous la forme d’un face à face, sur un front (d’où frontière), entre armées réglées. Périmètre circonscrit du champ de bataille, durée limitée de l’état de siège quand il était besoin de le déclarer, bref, l’issue du conflit était assez vite connue.
Quand on a utilisé l’état de siège contre des « ennemis intérieurs » — un oxymore dans la logique de l’État-nation — avant comme après la loi de 1849, on a bouclé des quartiers, des villes, plus rarement des départements, on a « nettoyé » ces zones à coups de perquisitions administratives, d’éloignements, de saisies d’armes, de couvre-feux. Les actions étaient brutales, fulgurantes mais brèves et localisées. Il faut reconnaître que, de la Révolution à la IIIe République, insurrections, séditions et coups d’État ont souvent réussi ; les régimes constitutionnels avaient donc des raisons sérieuses de se méfier.
Dès la fin du XIXe siècle, ceux qui ont menacé l’État avaient des objectifs moins faciles à réaliser (comme les anarchistes lors de la vague d’attentats de 1892-1894 aspirant à la disparition définitive de l’État) et surtout moins spatialisés : on songe aux guérillas de partisans marxistes ou aux guerres de « libération » conduites au nom de la volonté d’indépendance de tel peuple ou de telle catégorie exploitée. Les menaces étaient moins nettes, plus éparses, mais aussi davantage inscrites dans la durée. Or, face à des dangers disséminés et à des combattants prêts à attendre patiemment leur heure, la réponse ne saurait être l’action foudroyante — le « blast » — mais des politiques publiques de longue haleine, tel le renseignement qui suppose persévérance, méticulosité, opiniâtreté. Dès lors, la frontière entre le normal et l’exceptionnel se trouve brouillée : la situation n’est jamais vraiment critique ; elle n’est jamais, non plus, absolument calme, sécurisée. « Plus de menaces aux frontières, plus de frontières aux menaces » aiment à répéter les spécialistes de défense.
C’est dans un tel contexte, entre 2015 et 2017, que l’on a mis durablement en œuvre une législation d’exception avant de la reverser dans le droit commun. Chacun a compris que la lutte contre le terrorisme a peu à voir avec l’urgence : le combat s’inscrit en effet dans la durée. L’urgence n’est plus qu’un argument adressé aux juges et aux populations, elle ne caractérise plus un état d’exception.
La pandémie de 2020, elle, tient plus du fléau mondial que de la menace vitale. Le virus, qui ignore toute frontière, n’afflige pas des États mais l’humanité. Les moyens d’en empêcher la prolifération sont sociaux avant d’être politiques : la civilité prophylactique (respect des distanciations ou du confinement quand il est rendu nécessaire, port du masque, acceptation de la vaccination, etc.) précède l’action des agents de l’État, spécialement de ses personnels soignants qui n’interviennent que lorsque la société elle-même a échoué à se protéger. Sont en première ligne les ministères « sociaux » (santé, solidarité, économie), non les administrations « régaliennes ». La partie publique de la gestion de cette crise est toute de logistique, de pédagogie, d’apprentissage collectif de la résilience, autant de politiques dont l’horizon est le moyen ou le long terme, l’exact inverse de l’urgence qui est pression brusque, fugace, momentanée.
Face à la circulation continue d’un virus, il faut des services des urgences plutôt que des états d’urgence, c’est-à-dire des médecins compétents œuvrant à soigner ceux qui doivent l’être et non le sentiment anxiogène que la patrie est en danger, en proie à une hypothétique guerre. Cette situation est, certes, extraordinaire car elle n’est pas habituelle ; mais rien n’est plus commun, à l’échelle de l’histoire, que les épidémies dont on sait qu’elles s’achèvent à un moment donné. Si elle a pu relever de l’état d’exception dans les premiers moments, ceux de la prise de conscience générale de la létalité potentielle de l’infection chez certains malades, nous ne sommes pas en état d’exception à proprement parler (exceptio de ex capere = ce qui est hors de prise).
À nouveau, le mot urgence sert à autre chose qu’à désigner l’urgence. Il est employé pour dépeindre l’ampleur, l’intensité, l’amplitude d’une stratégie, d’une politique publique de moyen terme. Qualifier le texte du 23 mars 2020 de loi « d’urgence », susceptible d’instaurer un « état d’urgence sanitaire » était-il indispensable ? On aurait sans doute compris qu’une loi pour « faire face » à une épidémie ou une pandémie, permettant la mise en place d’un « état d’épidémie » ou d’un « état de pandémie » allait nous conduire à devoir restreindre, par civisme plutôt que par contrainte, le périmètre de certaines de nos libertés.
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L’état d’urgence ne se substitue pas à l’action ; il n’est pas une manœuvre mais un simple cadre juridique. Pourtant, énoncer la formule — puissamment performative, simultanément rassurante et anxiogène — donne l’impression que l’on agit. Il est d’ailleurs exact que le moment déclaratif de tout état d’exception produit quelque chose comme une prise de conscience collective soudaine et salutaire. Mais, immédiatement après, ce sont les services et les agents publics qui œuvrent et, dans le cas des épidémies, chaque citoyen. Non les textes. Le maintien dans la durée de ce type de législation est donc doublement funeste : pour le pouvoir, on donne le sentiment que l’on agit et que, cependant, on demeure impuissant ; pour la société, cela lui rappelle sans cesse que le sacrifice de ses libertés se fait en pure perte.
L’état d’exception était jadis d’abord action, le cadre juridique suivait, tant bien que mal, avec des lois de circonstances ou des validations jurisprudentielles. Les états d’urgence d’aujourd’hui sont d’abord des cadres juridiques (et accessoirement des slogans) et, en second lieu, une action. Et parfois d’ailleurs assez peu d’opérations concrètes si l’on note, par exemple, qu’après janvier 2016 et jusqu’en octobre 2017, le nombre des perquisitions administratives et des assignations à résidence a considérablement chuté, d’autres moyens de lutte contre le terrorisme, plus efficaces, ayant été privilégiés (renseignement, judiciarisation). D’où cette solution inconfortable d’un état d’urgence déclaré dont, en réalité, on ne se sert pratiquement pas, que l’on maintient par crainte que sa levée ne soit interprétée comme un renoncement, tandis qu’il est simultanément dénoncé par certains comme un affreux abus du gouvernement.
Rendons à l’urgence et à l’exception leurs lettres de noblesse. Le meilleur moyen d’y parvenir est de résister à la tentation d’en banaliser l’invocation.
[1] Ce texte est une version écrite et légèrement augmentée d’une communication prononcée au Conseil d’État le 9 décembre 2020 lors d’une conférence, organisée par la Section du Rapport et des Études, intitulée Les états d’urgence : quelles leçons de l’histoire ?
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