Centralisation et décentralisation dans les élections américaines de novembre 2020 (1/2)

Par Aurélien de Travy

<b> Centralisation et décentralisation dans les élections américaines de novembre 2020 (1/2) </b> </br> </br> Par Aurélien de Travy

Première Partie : Le collège électoral

 

Les nombreuses péripéties de cette dernière élection présidentielle américaine semblent être arrivées à leur terme. Ces récents événements attestent de l’intérêt périodique dont bénéficie l’institution singulière du collège électoral. Ils témoignent aussi de l’attention que le public peut parfois manifester pour le fonctionnement proprement institutionnel du pouvoir, en l’espèce, la manière dont des choix électoraux structurels engendrent des dynamiques de diffusion ou de concentration du pouvoir politique. Or, si le collège électoral était une institution clé de la décentralisation du pouvoir établie par la Constitution de 1787, sa portée institutionnelle est aujourd’hui substantiellement différente.

 

The many incidents surrounding the American presidential election seem finally to come to an end. These recent events demonstrate the periodic interest in the unique institution of the Electoral College. They also testify to the interest sometimes shown by the public towards the institutional ordering of politics. While the Electoral College was a central institution in the decentralization of power under the 1787 Constitution, its institutional figure is substantially different today.

 

Par Aurélien de Travy, Doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

En dépit du chaos de ces dernières semaines, il semble au moins désormais acquis que les Etats-Unis ont un nouveau président. Le rejet général des différents recours juridictionnels, visant à présenter le vote par correspondance comme l’instrument d’une fraude à grande échelle, confirme ce jugement. Il éloigne enfin le spectre d’une intervention de la Cour Suprême semblable à celle qui lui parut nécessaire en l’an 2000, dans Bush v. Gore[1].

 

Le moment n’est peut-être pas mal choisi pour revenir sur le mécanisme du collège électoral. Pour peu que l’on considère la politique comme indissociable des institutions qui lui donnent forme, il peut être pertinent de s’arrêter un instant sur les logiques fédérales de centralisation et décentralisation gouvernant les différentes élections américaines de novembre. Dans une série de deux billets, nous voudrions montrer que les forces de centralisation et de décentralisation ne sont pas exactement celles que l’on pourrait attendre. Nous nous concentrerons ici sur le rôle du collège électoral dans l’élection présidentielle. Cette interrogation doit tenir compte du développement d’une glose politique riche sur un édifice constitutionnel lui-même relativement épargné par le passage du temps. Si le collège électoral était initialement conçu comme une « garantie politique du fédéralisme[2] » (I), il n’en demeure pas moins que plusieurs évolutions notables, touchant au mode de scrutin (II) et à l’encadrement du vote des grands électeurs (III) ont contribué à en faire le mécanisme d’une élection proprement nationale.

 

 

I. Une élection décentralisée par le collège électoral

Le principe du collège électoral tient dans l’élection, au sein des États, de grands électeurs eux-mêmes chargés d’élire le président. La Constitution dispose, dans la troisième section de son article II, que leur nombre est égal au nombre de sénateurs et de représentants additionnés de chaque État. C’est au vice-président de l’Union qu’il revient de rapporter formellement le nombre de suffrages exprimés devant une session commune du Congrès, proclamant les résultats de l’élection présidentielle. Ce dispositif trouve son origine en 1787, lors de la Convention de Philadelphie. Depuis lors, l’unique innovation formelle apportée au collège électoral tient dans l’élection en un seul vote du président et du vice-président. L’élection, initialement concurrente des deux candidats, les empêchait de développer un programme commun : le vainqueur briguait ainsi l’office présidentiel, de sorte qu’il revenait à son plus proche adversaire d’occuper la vice-présidence. L’introduction dans la Constitution d’un vote unique, le « ticket », par le XIIème amendement ratifié en 1804, permit de désigner, ensemble, un candidat à la présidence et « son » vice-président. Cette disposition entérinait ainsi le rôle que les partis seraient amenés à jouer dans le processus électoral. Les modifications plus tardives du dispositif constitutionnel peuvent paraître mineures en comparaison[3].

 

Selon le dispositif originel établi par l’article II, section 3, le recours au collège électoral n’était pas pensé comme le mode privilégié d’élection du président. Il était plutôt conçu comme un mécanisme supplétif à une élection par les États. Les constituants avaient ainsi prévu qu’en l’absence d’une majorité absolue de grands électeurs, il reviendrait à la chambre des représentants d’élire le président parmi les candidats restants[4], et cela à raison d’un vote par État. Cette règle était particulièrement avantageuse pour les petits États – et pour la préservation du Sud esclavagiste. Pour les pères fondateurs, il ne faisait pas de doute que le seul candidat à pouvoir réunir cette majorité serait George Washington, et qu’il en irait autrement pour ses successeurs. Ce mode d’élection illustrait parfaitement les tendances décentralisatrices à l’œuvre dans le dispositif constitutionnel originel. Malgré ces attentes, l’élection par la chambre des représentants n’eut pourtant lieu qu’à deux reprises, en 1800 et 1824, une majorité absolue des suffrages des grands électeurs étant sinon systématiquement acquise à un candidat en lice. Le collège électoral devint, dès lors, la voie présumée d’élection du président.

 

Les éléments constitutifs du collège électoral sont les assemblées parlementaires de chacun des États. En faisant de ces législatures, et non des électeurs individuels, les acteurs principaux du processus électoral, cette institution est naturellement un facteur décisif de décentralisation, au sens littéral du terme. Elle est aussi un marqueur de la médiation fédérale de la volonté populaire, qui est caractéristique de la démocratie constitutionnelle américaine[5]. Le principe gouvernant l’allocation du nombre de grands électeurs aux Etats fait ainsi partie du dispositif électoral hérité sans modification aucune de la Convention de Philadelphie. Les quelques amendements intervenus n’ont jamais entendu réglementer la liberté des législatures étatiques quant au mode de désignation de ces électeurs[6]. Ce caractère indirect, et essentiellement décentralisé, du scrutin présidentiel a été confirmé par la Cour Suprême lorsque celle-ci refusa de reconnaitre une protection constitutionnelle au droit individuel de voter pour le Président[7]. C’est donc sur les législatures étatiques que repose la responsabilité de l’élection présidentielle. Cette disposition initiale entretient cependant des relations complexes avec les procédés effectivement choisis par les législatures des États. Le fait qu’après 1804, le mode de désignation du Président a été préservé de tout amendement substantiel n’emporte ainsi pas qu’il ait aujourd’hui la même signification qu’à l’aube du XIXème siècle. Deux éléments se sont ici conjugués pour enfermer dans un carcan le vote des grands électeurs. Le premier concerne le choix des législatures dans la désignation des grands électeurs, et tient au mode de scrutin utilisé. Le second porte sur la restriction conventionnelle du vote opéré par les grands électeurs.

 

 

II. Le poids des modes de scrutin

La question des modes de scrutin est cruciale pour expliquer comment le collège électoral a pu évoluer sans se trouver pour autant bouleversé dans son économie formelle. Aux États-Unis, la règle du « winner-take-all », selon laquelle l’ensemble des voix d’un État sont octroyées au vainqueur à la majorité simple, s’est généralisée très tôt. En 1836, elle était déjà adoptée par tous les États à l’exception de la Caroline du Sud[8]. Elle est aujourd’hui employée dans chacun d’entre eux à l’exception du Maine et du Nebraska, qui lui ont préféré une élection par district, alignée sur celle des sénateurs et des représentants[9].

 

Cette règle a au moins deux conséquences notables. Elle consacre, en premier lieu, la domination des États les plus peuplés dans le processus électoral. Elle favorise, en second lieu, les stratégies visant la victoire à une courte majorité dans les États – une prime majoritaire étant en jeu. Ce mode de scrutin établit une frontière étanche entre les fluctuations du vote populaire dans un État et le résultat consécutif au sein du collège électoral. Une forte mobilisation en Californie n’a dès lors aucune importance sur le résultat du vote dans la mesure où une majorité – par hypothèse, démocrate – y est assurée. Considéré comme un « safe state », cet État est donc d’une importance secondaire pour les campagnes présidentielles. L’objectif de chaque candidat tient de la sorte dans la constitution d’une courte majorité dans la dizaine ou quinzaine d’États où la victoire n’est pas acquise à un parti ou à l’autre. Ces « swing states » concentrent l’attention des campagnes présidentielles. En raison de cette prime majoritaire, un président peut donc être élu dans la mesure où il a remporté d’une courte avance le plus grand nombre de grands électeurs, sans pour autant avoir remporté le vote populaire au niveau national. Cette hypothèse, par ailleurs assez rare dans l’histoire américaine, s’est tout de même rappelée à notre mémoire à deux reprises ces seize dernières années (en 2000, avec G. Bush ; en 2016, avec D. Trump).

 

Pour essentielle qu’il soit, l’examen des modes de scrutin étatiques ne suffit pas à déterminer l’économie contemporaine du collège électoral. Il nous faut, en dernier lieu, nous pencher sur les restrictions conventionnelles pesant sur les grands électeurs, une fois qu’ils ont été désignés par les États.

 

 

III. La restriction conventionnelle du choix des grands électeurs

Ici, le premier élément de normalisation des tendances décentralisatrices du collège électoral est relatif au rôle des partis politiques. L’invention des conventions de partis, puis leur démocratisation par le développement des primaires, a assis l’idée d’un leadership partisan s’efforçant de transcender les frontières de la politique étatique, ou plus largement régionale (la politique de ce que les Américains appellent parfois encore les différentes « section » de leur territoire). L’apparition de candidats démocratiquement investis a restreint le choix des grands électeurs d’un ensemble de prétendants potentiels, au candidat finalement désigné par la convention de leur parti.

 

L’élément le plus déterminant réside à notre sens dans la généralisation du suffrage universel direct pour la désignation des grands électeurs dans les États. Elle a eu pour effet de déposséder les États de tout privilège de choix effectif. Confronté à l’expression claire d’un choix populaire, ces électeurs, désignés parmi les fidèles du parti, rapportent désormais loyalement la voix de leur État au Congrès. De la même manière que le développement des partis a encadré la liberté des grands électeurs, le suffrage universel a informellement supplanté la liberté des législateurs des États dans la désignation de leurs grands électeurs[10]. Cet état de chose résulte d’une forme de convention de la constitution[11]. La possibilité demeure en effet, pour ces grands électeurs, de ne pas apporter leur suffrage au candidat de leur parti. Cette hypothèse des « faithless electors », à la source des scénarios les plus fantaisistes de la part de la presse d’extrême droite, demeure aujourd’hui extrêmement marginale. Bien qu’on ait pu dénombrer plus de sept grands électeurs désobéissant aux consignes de leur parti en 2016, ce chiffre est demeuré exceptionnel. Les cent dernières années ont montré que cette initiative demeure, bien souvent, solitaire[12].

 

La Cour Suprême a d’ailleurs permis d’encadrer cette conduite. En juillet 2020, dans l’arrêt Chiafalo v. Washington, elle a unanimement affirmé la constitutionnalité d’amendes imposées par les États de Washington et du Colorado aux grands électeurs dont la voix ferait défaut au candidat de leur parti[13]. Conformément à la lettre de la Constitution, ces sanctions sont encore décidées au niveau des États. Un scénario reste toutefois envisageable, dans lequel les États légifèrerait expressément pour permettre à leurs électeurs de voter pour un autre candidat que celui désigné par leur parti sur le plan national. Cette hypothèse fut réalisée dans le contexte des divisions irréconciliables du parti démocrate quant à sa ligne nationale en 1960, lorsque quatorze électeurs du Mississippi et de l’Alabama votèrent pour le sénateur démocrate de la Virginie, Harry Byrd, plutôt que pour John F. Kennedy. Ces électeurs ne constituaient donc pas, par hypothèse, des « faithless electors ». Loin d’avoir dérogé aux consignes de vote de leur État, ils les avaient au contraire fidèlement appliquées. La dernière élection présidentielle n’a pas été porteuse d’autant de surprises. Ce 14 décembre, chaque grand électeur a voté pour le candidat de son parti.

 

Par ces évolutions conventionnelles et procédurales, le collège électoral possède aujourd’hui un profil bien différent de celui que les Fondateurs avaient pu discuter durant l’été 1787 à Philadelphie. Certes, il continue de s’attacher aux décisions des législatures étatiques, sujets proprement constitutionnels de ce dispositif, mais il permet cependant une élection par ce qu’Elizabeth Zoller appelle « le peuple dans ses États[14] ». Dans la mesure où il s’est rapproché des exigences de la démocratie libérale moderne, le collège électoral participe aujourd’hui paradoxalement aux dynamiques de centralisation à l’œuvre dans ces élections de novembre.

 

 

 

[1] Bush v. Gore, 531 U.S. 98 (2000).

[2] H. Wechsler, “The Political Safeguards of Federalism: The Role of the States in the Composition and Selection of the National Government”, 54 Col. L. Rev. 543 (1954).

[3] Elles sont relatives à l’entrée en fonction du Président (XXth Amend.) et à la participation à l’élection du District de Columbia, qui y contribue par trois votes (XXIIIrd Amend.). Une extension similaire, par la reconnaissance du statut d’État au territoire non incorporé de Puerto Rico et au District de Columbia (qui héberge la capitale fédérale), constitue un serpent de mer de la politique constitutionnelle américaine.

[4] L’article II, section III, disposait en 1787 que ce choix était effectué parmi les cinq candidats en tête, chiffre ramené à trois par le XIIème amendement.

[5] Le principe de légitimité démocratique trouvant sa place dans le projet constitutionnel de Philadelphie, nous préférons ne pas opposer trop catégoriquement « démocratie » et « gouvernement représentatif » dans la pensée politique des Pères fondateurs. Sur ce point, nous suivons, parmi d’autres, A. R. Amar, America’s Constitution, A Biography, Random House Trade, 2005, not. p. 3-53.

[6] U. S. Const. Art. II, sect. 1, cl. 2. La seule restriction imposée à ces électeurs est de ne pas tenir « des Etats-Unis une fonction de confiance (« federal officeholders ») ou rémunérée » (trad. S. Rials).

[7] Bush v. Gore, 531 U.S. 98 (2000), p. 104 (per curiam).

[8] K. Whittington, “The Electoral College: A Modest Contribution” in A. J. Jacobson, M. Rosenfeld (ed.), The Longest Night, Polemics and Perspectives on Election 2000, Berkeley, The University of California Press, 2002, p. 372.

[9] A. R. Amar, America’s Constitution, op. cit. p. 149 ; Ph. Lauvaux & A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, Paris, PUF, 4ème éd. 2015 (1990), p. 318.

[10] V. E. Zoller, Histoire du gouvernement présidentiel aux Etats-Unis, Paris, Dalloz, 2011, p. 47.

[11] Ph. Lauvaux & A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, op. cit. p. 319.

[12] Depuis 1912, seul un « faithless elector » peut être dénombré pour chacune des élections de 1948, 1956, 1960, 1968, 1972, 1988, 2004, chiffre auquel on peut ajouter un vote blanc en 2000. Cela amène le politiste Keith Whittington à observer qu’« [a]ucun aspect du Collège électoral ne paraît plus étrange et indéfendable que l’existence même de ce corps d’électeurs, et pourtant aucun aspect n’a aussi peu d’importance en pratique » (nous traduisons). K. Whittington, “The Electoral College: A Modest Contribution”, art. cit. p. 375.

[13] Chiafalo v. Washington, 140 S. Ct. 2316 (2020). V. aussi Ray v. Blair, 343 U.S. 214 (1952), qui approuvait déjà la constitutionnalité de serments imposés par les partis des États à cette fin.

[14] Selon l’expression d’E. Zoller, Histoire du gouvernement présidentiel aux Etats-Unis, op. cit. p. 51.

 

 

Crédit photo: MarylandGovPics, Patrick Siebert, Flickr, CC2.0