La procédure d’impeachment contre Donald Trump peut-elle être qualifiée de conflit constitutionnel ?

Par Jacky Hummel

<b> La procédure d’impeachment contre Donald Trump peut-elle être qualifiée de conflit constitutionnel ? </b> </br> </br> Par Jacky Hummel

En mettant au jour la fragilité de l’articulation des pouvoirs au sein d’un régime présidentiel, le procès en destitution contre Donald Trump a semblé confirmer le jugement selon lequel les crises d’un régime parlementaire sont des crises de gouvernement alors que celles affectant un régime présidentiel sont souvent des crises de régime. A cet égard, le présent billet se propose de voir si, au regard des fragiles fondements sur lesquels reposent les institutions américaines, le Sénat américain a été, ces derniers jours, le théâtre d’un conflit constitutionnel. Une telle qualification peut procéder des traditionnelles ambivalences de la procédure d’impeachment ainsi que de sa dimension constitutionnelle particulièrement révélée par la gravité de l’actuelle crise politique.

 

By exposing the fragility of the articulation of power within a presidential regime, the impeachment trial against Donald Trump seemed to confirm the judgment that the crises of a parliamentary system are crises of government while those affecting a presidential regime are often regime crises. In this regard, this post proposes to see whether, in view of the fragile foundations on which American institutions are based, the US Senate has been the scene of a constitutional conflict in the coming days. Such a qualification can proceed from the traditional ambivalences of the impeachment procedure as well as its constitutional dimension particularly revealed by the seriousness of the current political crisis.

 

Par Jacky Hummel, Professeur à l’université de Rennes 1

 

 

Exhortant les Français à éviter toute juxtaposition d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir législatif indépendants l’un de l’autre, Walter Bagehot[1] observe que « les Américains seuls peuvent marcher avec un pareil système, grâce au respect qu’ils ont pour leur pacte fondamental, et aussi parce que leur esprit pratique leur permet de juger dans quelle mesure ils peuvent en étendre le cercle sans le briser ». L’actualité constitutionnelle américaine de ces dernières semaines (trouvant son point d’orgue dans la mise en accusation, le 13 janvier dernier, de l’ancien Président Donald Trump par la Chambre des représentants pour « incitation à l’insurrection ») invite à mesurer la solidité de ce « cercle » institutionnel. Si la crainte (souvent rappelée dans sa formulation wilsonienne) d’une paralysie provoquée par les checks and balances a pu être jugée excessive, elle est cependant éprouvée avec une acuité particulière dans les moments de crise politique.

 

En mettant au jour la fragilité de l’articulation des pouvoirs au sein d’un régime présidentiel, le procès en destitution, dont l’audience a été ouverte le mardi 9 février, semble confirmer le jugement selon lequel les crises d’un régime parlementaire sont des crises de gouvernement alors que celles affectant un régime présidentiel sont souvent des crises de régime. A cet égard, le présent billet se propose de voir si, au regard des fragiles fondements sur lesquels reposent les institutions américaines, le Sénat américain a été, ces derniers jours, le théâtre d’un conflit constitutionnel.

 

On peut, d’une part, considérer que la procédure d’impeachment, désormais assez normalisée, n’a fait que s’exercer en vertu des dispositions de la Constitution fédérale et que l’état de tension (attisé par des passions partisanes portées à l’incandescence) présidant aux débats a été circonscrit dans les termes du droit. Toutefois, il n’est pas interdit de penser, d’autre part, que la procédure en destitution contre Donald Trump a épousé les traits d’un conflit constitutionnel en ce qu’elle s’est présentée comme l’expression procédurale d’une confrontation politique dans laquelle les acteurs ont défendu leur position à partir d’arguments juridiques tirés d’une interprétation de la Constitution fédérale, chaque camp accusant la partie adverse d’une mésinterprétation de ses dispositions (dans leur réponse préliminaire à l’acte d’accusation[2], les avocats de l’ancien président Trump avaient ainsi soulevé l’inconstitutionnalité du modus operandi, c’est-à-dire un jugement en destitution à l’encontre d’un président dont le mandat a expiré). S’il est vrai que la procédure de résolution des conflits politiques que constitue l’impeachment peut conduire, par son usage même, à renforcer une situation de tension, c’est cependant l’extrême gravité de la crise politique à la faveur de laquelle cette procédure a été engagée (à savoir les derniers mois d’une présidence observés avec une incrédulité mêlée d’angoisse) et non le seul fait de son usage qui autorise à parler de conflit constitutionnel. La lecture de l’acte d’accusation permet de mesurer combien l’atteinte portée aux institutions semble grevée d’une gravité dépassant les traditionnels enjeux (politico-pénaux) d’une procédure d’impeachment : par le déni de sa défaite électorale et par son appel à la « violence », le Président Trump aurait gravement mis en danger la sécurité des États-Unis et de ses institutions de gouvernement[3]. La tentative de déstabilisation dont auraient fait l’objet ces dernières porte sur des faits dont la nature apparaît bien différente de celle des faits reprochés, lors de précédents impeachment, aux Présidents Nixon et Clinton qui, par-delà l’atteinte portée à « la conception que les Américains se font du droit », « ne mett[ai]ent pas en jeu la raison d’État »[4].

 

Par-delà la dégradation des institutions produite, tout au long du mandat de D. Trump, par un état de crise constitutionnelle perpétuel (recours aux pouvoirs d’urgence et aux mécanismes de la présidence pour entraver ou esquiver l’action du Congrès), la procédure en destitution qui vient de s’achever s’est présentée comme le singulier procès du trumpisme institutionnel (tout particulièrement dans sa dernière déclinaison : l’usage de la menace et de l’intimidation ad hominem pour renverser l’issue des élections). Animés par la volonté d’acter sa chute, les représentants du Congrès ayant voté l’acte d’accusation ont semblé essentiellement soucieux de sauvegarder l’héritage constitutionnel originel (dans ses traits whig) d’un refus de toute concentration de l’autorité politique. Les sénateurs démocrates ont rappelé que les checks and balances madisoniens ont pour principal objet de conjurer un tel péril. Dans l’esprit des Pères fondateurs, l’impeachment présidentiel se présente comme l’ultima ratio en cas d’abus de pouvoir manifestes. Cette faculté d’empêcher un président de nuire définitivement a été exprimée en des termes particulièrement appuyés, en 1868, par Thaddeus Stevens pour convaincre ses collègues de se débarrasser du président Andrew Johnson en votant son impeachment : « Quel résultat a eu votre modération ? Si vous ne tuez pas la bête, c’est elle qui vous tuera ! (What good did your moderation do ? If you don’t kill the beast, it will kill you) »[5]. En creux, cette expression rappelle, quant à la mise à mort symbolique que constitue la responsabilité politique (ici d’un président devant le Congrès), que sa signification européenne (le fait de rendre compte publiquement d’une politique) s’est effacée, aux États-Unis, derrière une signification plus abrupte (arrêter l’exécutif et écarter définitivement l’acteur destitué de toute fonction publique).

 

Par-delà le péril (redouté, mais assez improbable) d’une inflexion vers le régime parlementaire (le principe de séparation des pouvoirs interdisant au Congrès de punir des fautes « politiques ») que porte un usage répété de la procédure d’impeachment, les acteurs n’emploient jamais sans appréhension cette dernière car elle est susceptible d’ébrécher les « lois fragiles et délicates » (Bagehot) sur lesquelles reposent les institutions américaines. Dans l’acte d’accusation déposé alors que le Président était encore en fonction, les représentants démocrates soulignent que « la Constitution gouverne le premier jour du mandat d’un président, son dernier jour, et tous ceux entre les deux ». A cet égard, du premier au dernier jour de la présidence Trump (de la controverse relative à la constitutionnalité de l’executive order « muslim ban » à l’encouragement des émeutiers du Capitole), ce gouvernement de la Constitution a été mis à rude épreuve. Le fait de pouvoir qualifier la procédure de destitution de ces derniers jours de conflit constitutionnel procède ainsi de la dimension constitutionnelle dont elle était affectée et de ses  ambivalences ou, plus exactement, des entre-deux qu’elle autorisait et dont trois traductions peuvent être ici succinctement relevées.

 

 

I. L’entre-deux de la nature pénale et politique de la faute

Comme on le sait, la nature de la faute incriminée n’est pas dépourvue d’équivoques : pour les constituants de Philadelphie, les propriétés mêmes du régime présidentiel commandent que la procédure de l’impeachment, inspirée du modèle anglais, ne puisse être fondée que sur une responsabilité de nature pénale. A cet égard, celle engagée, en 1868, contre le président Andrew Johnson a imposé l’idée qu’elle ne peut aboutir qu’en cas de crimes « particulièrement graves ». Toutefois, la pratique des institutions a été progressivement marquée par une politisation de la procédure, relevée au moment du Watergate et particulièrement manifeste lors de l’Affaire Monica Lewinsky, évolution que laissaient augurer aussi bien l’indétermination des incriminations que l’apparition historique du régime parlementaire (ayant procédé, en Angleterre, d’une transformation de la responsabilité pénale en une responsabilité politique). Au moment de l’affaire Monica Lewinsky, la révélation par le procureur K. Starr du parjure du Président Clinton avait procuré aux républicains, défaits à l’issue de la « bataille du budget » des années 1995-1996, une sorte de revanche par le biais d’une instrumentalisation politique de ce mécanisme d’engagement de la responsabilité pénale. Un tel processus a d’ailleurs pu être récemment observé dans d’autres pays : par exemple, en 2016, au Brésil, la procédure de « crime de responsabilité », bien que circonscrite par d’importantes exigences procédurales, a permis d’engager la responsabilité politique de la Présidente Dilma Rousseff[6]. Dans cet exemple, comme dans les précédents américains, l’inflexion politique conférée à la responsabilité s’appuie essentiellement sur l’idée que le titulaire d’une fonction politique est le dépositaire d’une confiance publique qui l’oblige devant le peuple. Cette notion de violation d’une charge reposant sur la confiance publique, déjà relevée par Hamilton quant aux chefs d’accusation de l’impeachment, a été retenue, par exemple, en 2017, en Corée du Sud, par les juges de la Cour constitutionnelle qui ont confirmé la destitution de la « princesse de glace » Park Geun-hye en estimant que la « violation de la constitution [avait] trahi la confiance du peuple »[7].

 

 

II. L’action de la Cour Suprême : l’entre-deux entre conflit et controverse constitutionnelle

Si la Cour suprême américaine s’est généralement accommodée d’une attitude de self-restraint (à laquelle elle s’est parfois soustraite, comme en 1926 par un arrêt qui tranche, longtemps après qu’il se soit achevé, le conflit qui avait opposé le Congrès et le président Andrew Johnson sur la constitutionnalité du Tenure of Office Act de 1867), son intervention a parfois été, au contraire, décisive dans le déroulement d’une crise. Ainsi, durant l’affaire du Watergate, l’invocation par Nixon du « privilège de l’exécutif » conduit le Congrès à porter la question devant la Cour suprême qui, en considérant que ce « privilège » ne saurait être invoqué pour dissimuler les preuves nécessitées par l’instruction d’un procès criminel, tranche en quelque sorte la question juridique discutée et, ce faisant, étouffe dans l’œuf la probabilité d’un conflit constitutionnel. L’actualité politique américaine de ces dernières semaines, rappelant que la reconnaissance de la légitimité du processus électoral dépend autant des modalités du droit électoral que de l’attitude des acteurs politiques, a remis en évidence cette question de l’intervention du juge lors d’une grave crise politique. En réactivant le souvenir de l’arrêt Bush v. Gore du 12 décembre 2000 par lequel ils avaient su éviter une exacerbation de la crise politique nationale, les juges de la Cour suprême ont signifié, en décembre dernier, leur refus de se mêler des litiges post-électoraux.

 

 

III. L’action du Congrès : l’entre-deux du politique et du juridictionnel

Après avoir pensé, en un premier temps, abandonner la procédure de destitution à la sollicitude des juges de la Cour Suprême, les Pères fondateurs ont privilégié le cadre d’une procédure conduite par le Congrès qui peut ainsi, dans certaines hypothèses, engager la responsabilité politique de l’Exécutif. Au regard de la nature politique du Congrès, il est manifeste que le fait partisan, qu’on avait cherché à conjurer par la nature pénale de la faute, peut déployer ses effets. A cet égard, les chefs d’accusation votés, le 13 janvier dernier, par la Chambre des représentants à l’encontre du Président Trump semblaient pouvoir emporter aisément destitution : comme l’écrivent les procureurs démocrates[8], « si le fait de provoquer des émeutes insurrectionnelles contre une session conjointe au Congrès après avoir perdu une élection n’est pas un crime valant une destitution, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait l’être ». Toutefois, une telle affirmation ne pourrait s’imposer aisément à l’esprit que si la politique américaine n’était pas, depuis plusieurs années, en proie à un instinct autodestructeur. Ayant passé un pacte faustien avec un président jugé capable de mener la politique qui les agrée, les sénateurs républicains disposaient des moyens de neutraliser les formes constitutionnelles. L’acquittement, le 13 février 2021, du Président Trump par le Sénat (un vote qualifié de « jour d’infamie de l’histoire de la Chambre haute » par C. Schumer, le chef de la majorité démocrate) pourrait peser lourd sur l’avenir de la procédure et, plus généralement, sur le principe d’une protection parlementaire de la Constitution fédérale. Il est vrai, cependant, que le fait que le mis en accusé ait déjà quitté le pouvoir au moment du procès a dédramatisé la confrontation et lui a conféré, auprès d’acteurs désireux d’y mettre rapidement un terme au regard du calendrier politique démocrate, une teneur essentiellement symbolique. Gardons, en outre, à l’esprit qu’une telle procédure devant le Congrès se trouve toujours enserrée par de nombreuses sophistications procédurales qui soumettent le fait partisan « à l’épreuve d’objectivité d’une opération de qualification pénale »[9] (droits de la défense, établissement des faits). Il ne s’agissait donc pas de ramener un usurpateur dans une cage de fer, mais de juger des éventuels abus de pouvoir d’un Président en les appréciant à l’aune de l’incrimination (anglaise) des « hauts crimes et délits ».

 

 

IV. L’enchevêtrement des dimensions politique et constitutionnelle

Si la question partisane (celle de la douloureuse introspection du Grand Old Party) a assurément retenu l’attention des observateurs, il apparaît à l’évidence que l’ancien Président Trump et ses plus fidèles partisans ont été insensibles, si ce n’est indifférents, à la dimension constitutionnelle de ce procès. En effet, toute procédure d’impeachment peut introduire, comme l’observe D. Baranger[10], « un point de communication entre la sphère de la politique quotidienne, gouvernementale, et la sphère de la politique constitutionnelle ». A cet égard, elle interroge, plus ou moins explicitement, la considération dont font l’objet les formes constitutionnelles de la part des acteurs politiques : en décembre 2019, lors du premier procès en destitution contre le Président Trump (alors mis en accusation pour abus de pouvoir et entrave à l’exercice des pouvoirs du Congrès), le président démocrate de la Commission du renseignement de la Chambre des représentants, Adam Schiff avait précisé à ses collègues que « si le droit n’a pas d’importance, nous sommes perdus. Si la vérité n’a pas d’importance, nous sommes perdus. Les Pères fondateurs ne pourront pas nous protéger contre nous-mêmes si le droit et la vérité ne comptent plus ».

 

Quant à cette déférence attendue à l’endroit des formes constitutionnelles, c’est peu dire que la présidence Trump n’en pas été pourvue à l’excès. On pourrait paraphraser, toutes choses égales par ailleurs, la célèbre formule désabusée de Thiers : « Enfermez-le dans la Constitution [fédérale], fermez les portes, il sautera immanquablement par les fenêtres ». Entendu comme une trahison de sa fonction et de son serment à la Constitution, le principal chef d’accusation (l’incitation à la sédition) retenu en janvier dernier faisait assurément de ce procès en destitution l’occasion d’éprouver la solidité des institutions républicaines. En tant que conflit constitutionnel, ce procès rattachait la question (somme toute très européenne) Qui doit être le gardien ? à celle de l’identité du nationalisme américain (une identité construite sur une allégeance aux formes constitutionnelles ou, au contraire, rattachée au salut du peuple américain). Il est certes arrivé, dans l’histoire américaine, que le gardien de la Constitution fédérale (par exemple, Abraham Lincoln) recoure à des mesures d’exception, mais il s’est alors agi de défendre les institutions, c’est-à-dire de conjurer les divisions nationales et non pas de les attiser.

 

 

[1] La Constitution anglaise, traduit par M. Gaulhiac, Paris, G. Baillière, 1869, p. III.

[2] Answer of President Trump to the Trial Memorandum of the United States House of Representatives in the Second Impeachment Trial of President Donald J. Trump. pdf (judiciary.house.gov, 2 février 2021).

[3] N. Fandos, « The House impeaches Trump for ‘incitement of insurrection’, setting up a Senate trial », The New York, Times, 13 janvier 2001.

[4]  E. Zoller, De Nixon à Clinton. Malentendus juridiques transatlantiques, Paris, P.U.F., 1999, p. 2-3.

[5] Cité par H. Trefousse, Thaddeus Stevens. Nineteenth-Century Egalitarian, Chapel Hill, London, University of North Carolina Press, 1997, p. 224-225.

[6] L’extrême ambiguïté de cette notion de « crime de responsabilité » (manquements graves au regard des devoirs attachés aux fonctions) a d’ailleurs conduit les opposants à cette destitution à parler de « coup d’État parlementaire ».

[7] Voir Le Monde du 10 mars 2017, « Corée du Sud : la Cour constitutionnelle confirme la destitution de la présidente ».

[8] Trial Memorandum of the United States House of Representatives in the Second Impeachment Trial of President Donald J. Trump. pdf (judiciary.house.gov, 2 février 2021).

[9] T. Pouthier, « Prendre l’impeachment au sérieux. Jonathan Turley devant la Commission judiciaire de la Chambre des représentants », JP Blog, 6 janvier 2020.

[10] « Les clauses d’impeachment et les différents sens du mot ‘Constitution’ aux États-Unis », in La responsabilité du chef de l’État, Société de Législation comparée, Lex Multiplex, Jus Unum, p. 32 (institutvilley.com).

 

 

 

Crédit photo: Trump White House Archive, Public domain, CC 1.0