AfD vs. Verfassungsschutz – La surveillance d’un parti par les services de renseignement

Par Anna Michel

<b> AfD vs. Verfassungsschutz – La surveillance d’un parti par les services de renseignement </b> </br> </br> Par Anna Michel

Depuis mars, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti populiste de droite, est surveillée par les services allemands du renseignement intérieur (Verfassungsschutz). L’AfD a porté plainte contre cette surveillance ; son jugement est en attente. La surveillance d’un parti politique par l’État étant extraordinaire, cet article entend apporter un éclairage sur les exigences légales de droit constitutionnel et de droit ordinaire.

 

Since early March the Alternative for Germany (AfD), a right-wing populist party, has been under observation by the German domestic intelligence services (Verfassungsschutz). The AfD has filed a lawsuit against this observation; its verdict is still pending. As the observation of a political party by the state is extraordinary, this article sheds light on the legal preconditions under constitutional and ordinary law.

 

 

Par Anna Michel, doctorante et collaboratrice scientifique à l’Université Johannes Gutenberg de Mayence. Traductrion par Clothilde Melin, doctorante à l’Université Toulouse 1 Capitole

 

 

 

L’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD), parti populiste de droite fondé en 2013, est surveillée depuis mars par les services allemands du renseignement intérieur, le Verfassungsschutz (« Office de protection de la constitution »). Selon l’ensemble des communiqués de presse, notamment celui de l’ARD[1], le président de l’Office fédéral en la matière (Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV), Thomas Haldenwang, aurait déclaré, lors d’une conversation téléphonique avec ses collègues des offices régionaux que l’AfD serait désormais considérée comme un « cas suspect » (Verdachtsfall). Cela n’est pas totalement surprenant, dès lors que des sections du parti font déjà l’objet d’une surveillance. Depuis 2019, les services du renseignement intérieur ont ainsi ciblé l’organisation de jeunesse du parti, ainsi que l’une de ses sections, considérée comme étant d’extrême droite. Depuis lors, le Verfassungsschutz examine également si les conditions d’une surveillance de l’ensemble du parti sont réunies. Au total, l’AfD est officiellement surveillée dans quatre Länder, par les offices régionaux de protection de la constitution. Étant donné que l’AfD, avec 12,6 % des voix, constitue le groupe parlementaire d’opposition le plus important au Bundestag et qu’elle est représentée dans tous les parlements des Länder, la surveillance est politiquement sensible. D’autant que l’AfD est le seul parti représenté dans les parlements qui est surveillé par le Verfassungsschutz[2]. Face à cette situation d’exception, différentes questions se posent : Quelle est la mission des services du renseignement intérieur ? Comment la Loi fondamentale (Constitution allemande, ci-après LF) se positionne-t-elle sur les droits des partis politiques ? Quand la surveillance est-elle autorisée ?

 

 

1. Quelle est la mission des services du renseignement intérieur ?

En Allemagne, il existe au total 17 autorités de protection de la constitution : le BfV susmentionné et 16 autorités régionales (une par Land). Le Verfassungsschutz a pour mission de collecter des informations relatives aux dérives « hostiles à la Constitution » (verfassungsfeindlich) et menaçant la sécurité (art. 3 du Gesetz über die Zusammenarbeit des Bundes und der Länder in Angelegenheiten des Verfassungsschutzes und das Bundesamt für Verfassungsschutz – loi relative à la coopération entre l’État fédéral et les Länder en matière de protection de la constitution et au Bundesamt für Verfassungsschutz, BVerfSchG). Il ne peut en aucun cas recourir lui-même à des mesures contraignantes, ce qui délimite strictement les pouvoirs de la police et des autres autorités (obligation dite de séparation)[3]. La Constitution prévoit que le niveau fédéral est compétent pour organiser la « coopération » des autorités fédérale et régionales de protection de la constitution (art. 73, al. 1, n° 10, lit. b) LF). Sur la base de cette compétence législative, la Fédération, par l’article 3 BVerfSchG, règlemente non seulement les missions de l’Office fédéral de protection de la constitution, mais aussi celles de l’ensemble des autorités régionales[4]. Le Verfassungsschutz doit collecter des informations sur des velléités dirigées contre « l’ordre constitutionnel libéral et démocratique » (art. 3, al. 1, n° 1 BVerfSchG). Cela inclut par exemple le droit à l’opposition, le principe de légalité ou les droits de l’Homme garantis par la Constitution (art. 4, al. 2 BVerfSchG). Les services du renseignement intérieur doivent en conséquence collecter des informations afin d’alerter le plus tôt possible le gouvernement et le public des dangers menaçant les principes constitutionnels essentiels.

 

 

2. Quel est le statut constitutionnel des partis ?

L’AfD n’est pas une association religieuse fanatique, mais un parti politique. La Constitution allemande garantit aux partis une position privilégiée (art. 21 LF). Ils ont le rang d’institution constitutionnelle (BVerfGE 1, 208 (225), 85, 264 (284)). Ils peuvent certes être interdits par la Cour constitutionnelle fédérale, mais les exigences sont élevées (seuls deux partis ont été interdits sous la Loi fondamentale, en 1952 – SRP, néonazi – et 1956 – KPD, communiste). De plus, les partis politiques ont droit (entre autres) à l’égalité des chances dans la compétition politique (art. 21, al. 1, art. 3, al. 1 LF). En l’espèce, l’AfD fait précisément valoir que la surveillance et les rapports sur ce sujet méconnaissent son droit à l’égalité des chances – surtout en année électorale.

 

 

3. Quelles sont les conditions pour une surveillance ?

Il est ici important de comprendre la gradation existant entre un cas qualifié d’« en évaluation » (Prüffall) et un « cas suspect » (Verdachtsfall). Avant de retenir la qualification de « cas suspect », il faut examiner s’il existe des « indices concrets » indiquant la présence d’un danger. Lors de cet examen, l’objet surveillé est un « cas en évaluation ». Cela signifie qu’aucun moyen de renseignement ne peut être utilisé, mais que seules les sources généralement accessibles, les discours publics ou messages sur les réseaux sociaux, peuvent être exploitées.

 

À la suite de cette évaluation, l’objet surveillé peut être requalifié de « cas suspect », s’il existe des « indices concrets » selon lesquels l’ordre constitutionnel libéral et démocratique pourrait être menacé. Les bases légales pour la surveillance d’un « cas suspect » sont les articles 4, al. 1, phrase 3 et 3 BVerfSchG. Un soupçon objectif doit alors exister, les suppositions ne sont pas suffisantes[5]. L’objectif de la surveillance d’un « cas suspect » est de déterminer s’il existe réellement un danger. Dans le cadre de la surveillance, des données à caractère personnel peuvent être conservées et des moyens de renseignement utilisés (art. 8 BVerfSchG)[6]. L’enregistrement secret audio et vidéo ou le recours à des « personnes de confiance » sont par exemple autorisés (art. 8, al. 2 BVerfSchG). Les personnes de confiance sont des particuliers qui sont en contact étroit avec la personne ou l’organisation surveillée et qui transmettent des informations aux services de renseignement. Le recours à ces moyens de renseignement, intrusifs dans les droits fondamentaux, est néanmoins soumis à des conditions supplémentaires.

 

L’AfD est un « cas en évaluation » depuis le début de l’année 2019. Au terme de cette phase d’évaluation, le BfV est manifestement convaincu que les conditions de l’art. 4, al. 1, phrase 3 BVerfSchG sont réunies pour la mise en place d’une surveillance comprenant le recours à des moyens de renseignement.

 

 

4. Une base juridique spéciale est-elle nécessaire pour la surveillance de partis politiques ?

La question se pose toutefois de savoir si la norme générale d’habilitation est suffisante pour la surveillance de partis politiques. Au regard de leur rang constitutionnellement élevé, on peut considérer qu’une base juridique spéciale serait nécessaire, comprenant des dispositions pour la protection des partis politiques. La Cour administrative fédérale a jugé que les normes générales d’habilitation sont applicables aux partis (BVerwGE 137, 275 (280)). Pour certains auteurs, cela doit impliquer toutefois que des exigences strictes de proportionnalité s’appliquent aux mesures de surveillance des partis politiques[7]. Dans chaque cas particulier, il convient donc de procéder à une mise en balance des éléments en présence afin de déterminer s’il doit être accordé plus d’importance aux droits du parti qu’au danger pour la sécurité, et donc si une mesure de surveillance est illicite.

 

 

5. Qu’est-il reproché à l’AfD ?

L’AfD a porté plainte contre sa qualification de « cas suspect ». En effet, tant que le tribunal administratif de Cologne, compétent en l’espèce, examine si les conditions pour une surveillance sont réunies, il n’appartient pas au BfV de publier des informations ou de commenter la procédure. Il s’avère cependant qu’un document de 1001 pages est parvenu à la presse, le journal Le Spiegel (Der Spiegel, 05.03.2021) relatant alors une surveillance principalement motivée par des atteintes à la garantie de la dignité humaine. Selon l’article 4, al. 2, lit. g) BVerfSchG, cette dernière est bien une composante de l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, que le Verfassungsschutz est appelé à protéger – la motivation de la qualification de certaines sections de l’AfD au début de l’année 2019 se référait également à une atteinte à ce droit fondamental. La conception ethnique-homogène du peuple, soutenue par certaines sections de l’AfD, est incompatible avec la conception libérale et égalitaire du peuple inhérente à la Loi fondamentale[8]. La surveillance de certaines sections du parti était en outre motivée par le mépris de la démocratie et de l’État de droit (Pressemitteilung BfV – communiqué de presse de l’Office fédéral de protection de la constitution).

 

 

6. Les services du renseignement intérieur peuvent-ils informer le public qu’un parti fait l’objet d’une surveillance ?

La question se posait cependant de savoir si le Verfassungssschutz pouvait signaler publiquement qu’un parti était surveillé : cette déclaration ne méconnait-elle pas le droit du parti à l’égalité des chances (art. 21 et 3, al. 1 LF) ? L’article 16, al. 1 et 2 BVerfSchG oblige le ministère compétent à rapporter les velléités et cas suspects. Pour la divulgation des « cas suspects », il existe donc une base légale. En revanche, la question de savoir si des informations peuvent être fournies sur les « cas en évaluation » est contestée. Le tribunal administratif de Cologne a jugé à cet égard que la divulgation était illicite (VG Köln, 26.02.2019 – 13 L 209/19). Ce tribunal doit cependant encore décider si l’AfD est un « cas en évaluation » ou un « cas suspect ». Il est en conséquence déterminant pour la publication de l’information que ce Tribunal confirme l’existence d’« indices concrets » et donc d’un « cas suspect » : si le tribunal administratif confirme que l’AfD est un « cas suspect », alors des informations à son propos pourront en effet être publiées.

 

 

7. La surveillance a-t-elle des conséquences juridiques immédiates ?

La qualification de « cas suspect » n’a pas de conséquence juridique immédiate pour l’AfD. La surveillance de l’ensemble du parti doit être distinguée de la surveillance des députés individuels, pour lesquels des exigences élevées s’appliquent en raison de leurs droits garantis dans la Constitution. Les membres de la fonction publique engagés au sein de l’AfD sont les plus concernés par la qualification car ils ont un devoir de loyauté, de sorte que des conflits avec l’employeur sont imaginables. Au-delà des conséquences juridiques, la qualification de « cas suspect » est politiquement importante.

 

 

8. Quelles sont les prochaines étapes ?

La surveillance de l’AfD par le Verfassungsschutz est exceptionnelle, car aucun autre parti n’est surveillé et la Constitution garantit aux partis politiques une place éminente. Compte tenu de l’importance des partis pour la démocratie, on peut soutenir, contrairement à l’opinion de la juridiction administrative suprême allemande[9], que la surveillance des partis politiques nécessite une base juridique spéciale. À l’inverse, les particularités de surveillance des partis peuvent être prises en compte dans le cadre de la proportionnalité. Au regard de la phase d’évaluation de deux ans, il ne peut être reproché au BfV d’avoir pris cette décision à la légère. Il incombe aux autorités de protection de la constitution de surveiller et d’avertir avant qu’il ne soit trop tard. On attend maintenant avec impatience le jugement du tribunal administratif de Cologne, qui précisera si les conditions d’un « cas suspect » sont réunies. Si tel est le cas, l’AfD pourra être surveillée grâce à des moyens de renseignement et le BfV pourra s’exprimer publiquement sur cette surveillance. La date de l’annonce du jugement n’est pas encore connue. Toutefois, le 12 mars dernier, l’AfD a déjà dû accepter une défaite dans le cadre d’une procédure en référé devant la Cour constitutionnelle fédérale. Celle-ci, déclarant irrecevable la requête, ne traitera pas la question de savoir si le BfV peut annoncer publiquement, avant même la décision du tribunal administratif de Cologne, le nombre de membres de l’AfD qui sont affiliés à l’aile d’extrême droite du parti.

 

 

 

[1] Arbeitsgemeinschaft der öffentlich-rechtlichen Rundfunkanstalten der Bundesrepublik Deutschland (« Communauté de travail des établissements de radiodiffusion de droit public de la République fédérale d’Allemagne »). V. https://www.tagesschau.de/inland/afd-verfassungsschutz-verdachtsfall-103.html.

[2] Le parti Die Linke n’est pas surveillé dans son entièreté, mais seulement certaines de ses sections.

[3] J.-H. Dietrich in J.-H. Dietrich, S. Eiffler (dir.), Handbuch des Rechts der Nachrichtendienste, Stuttgart, Boorberg, 2017, IIIe partie, § 3, n° 35.

[4] G. Warg in J.-H. Dietrich, S. Eiffler (dir.), Handbuch des Rechts der Nachrichtendienste, op. cit., Ve partie, § 1, n° 10.

[5] K. F. Gärditz, « Beobachtung der AfD. Vom Prüffall zum Verdachtsfall », Verfassungsblog, 1er février 2021.

[6] Art. 8 BVerfSchG ; G. Warg in J.-H. Dietrich, S. Eiffler (dir.), Handbuch des Rechts der Nachrichtendienste, op. cit., Ve partie, § 1, n° 19.

[7] J. Krüper in J.-H. Dietrich, S. Eiffler (dir.), Handbuch des Rechts der Nachrichtendienste, op. cit., IIIe partie, § 1, n° 54 sq.

[8] K. F. Gärditz, « Beobachtung der AfD. Vom Prüffall zum Verdachtsfall », préc.

[9] V. supra, § 4.

 

Crédit photo: Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV. Siège du BfV à Cologne.