A propos du Rapport Duclert, du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda 

Par Pierre-François Laval

<b> A propos du Rapport Duclert, du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda </b> </br> </br> Par Pierre-François Laval

La récente remise au chef de l’Etat du Rapport Duclert sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda a fait grand bruit. Et pour cause, s’y trouve décortiquée la pratique du pouvoir français et, plus précisément, celle de sa politique extérieure face à l’une des plus grandes tragédies du XXème siècle : le génocide tutsi. Moins qu’une étude de la responsabilité internationale de la France, qui serait recherchée au titre d’une éventuelle complicité de crime de génocide, le travail de la « Commission des historiens », comme on aura pu l’appeler, prend appui sur l’ensemble des fonds d’archives français relatifs au génocide pour s’intéresser à la dimension politique, morale et institutionnelle de la crise rwandaise. Un travail colossal et inédit dont il ressort de très nombreux enseignements pour le « droit politique » et, sans doute en première conclusion, une responsabilité accablante des autorités françaises du fait d’un soutien « aveugle » au régime du président Habyarimana. On y apprend encore l’affranchissement par le pouvoir politique français, essentiellement présidentiel, des normes et procédures censées gouverner son action extérieure. Des dysfonctionnements graves et systémiques qui marquent la faillite des mécanismes supposés garantir notre Etat de droit.

 

The recent submission to the Head of State of the « Rapport Duclert » on the role and commitment of France in Rwanda caused a great stir. The reason is that the report examines the practice of French power and, more precisely, its foreign policy in the face of one of the greatest tragedies of the 20th century: the Tutsi genocide. Less than a study of France’s international responsibility, which would be sought as a possible complicity in the crime of genocide, the work of the « Commission of Historians, » as it may have been called, is based on all of the French archives relating to the genocide, in order to examine the political, moral, and institutional dimensions of the Rwandan crisis. This is a colossal and unprecedented work from which many lessons of « political law » emerge and, no doubt as a first conclusion, a damning responsibility of the French authorities due to their « blind » support for the regime of President Habyarimana. We also learn of the disregard by French political power, essentially presidential, of the norms and procedures that are supposed to govern its external action. Serious and systemic dysfunctions that mark the failure of the mechanisms that are supposed to guarantee our rule of law.

 

Par Pierre-François Laval, Professeur de droit public à l’Université Lyon III – Jean Moulin

 

 

Beaucoup a déjà été dit, en l’espace de quelques semaines, du « Rapport Duclert » (La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, Rapport remis au président de la République le 26 mars 2021 ; ci-après, « le Rapport ») rendu par la « Commission des historiens », tels qu’on les aura rapidement rebaptisés, et de l’impressionnante somme d’archives sur laquelle reposent ses 991 pages. Rendues publiques le 26 mars dernier, ces dernières répondaient à une commande du chef de l’Etat (lettre du président de la République adressée, le 5 avril 2019, à M. Vincent Duclert) visant à « analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda au cours [de la période pré-génocidaire, et de celle du génocide lui-même] » et de contribuer « au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi ». Si l’on devait d’ailleurs s’essayer à une brève revue de presse, et prélever l’un des extraits les plus fréquemment relayés depuis lors, l’on retiendrait fort probablement celui tiré de la conclusion générale du Rapport, qui met en exergue les responsabilités « accablantes » de l’Etat français dans le déroulement de la tragédie rwandaise : des responsabilités qualifiées de politiques « dans la mesure où les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent, pourtant conçu comme un laboratoire d’une nouvelle politique française en Afrique introduite par le discours de La Baule » – prononcé par François Mitterrand, en 1990.

 

Les mots sont saisissants, mais la question qu’ils abordent n’est évidemment pas nouvelle, ni la démarche entreprise d’éclairer les faits et d’en permettre une juste compréhension historique. C’est que l’exercice narratif a déjà été entrepris dans les différents champs de la connaissance, notamment anthropologique, au sujet du million de victimes tutsi provoqué en cent jours, entre avril et juillet 1994, de la sauvagerie populaire qui s’exercera mais aussi de la dimension organisée des massacres et du rôle qu’aura nécessairement joué le politique dans le déferlement de violence. Dans l’un des ouvrages qu’il consacre au Rwanda, l’historien Gérard Prunier rappelle ainsi la nécessité d’imputer d’abord l’organisation et la planification du génocide à un « petit groupe resserré, issu de l’élite politique, militaire économique du régime », formé d’hutus extrémistes et membres de l’« akazu », l’entourage proche du président Habyarimana[1]. Plus troubles ont cependant été les différents récits sur la politique étrangère de la France au Rwanda et sa part d’influence dans l’origine et le déroulement des évènements, même si l’on disposait, dès la fin de décennie 1990, d’une source documentaire d’importance : le Rapport de la Mission d’information parlementaire sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’Onu au Rwanda entre 1990 et 1994. A sa lecture, l’on apprenait, de l’aveu même de certains gradés français, l’existence d’une aide militaire « à la limite de l’engagement direct », qui avait cherché à assurer le maintien d’un régime aux abois. Le rapport parlementaire battait toutefois en brèche l’idée d’une collusion des troupes françaises avec les milices hutus, et plus généralement avec l’ensemble de ceux qui auront orchestré, puis déclenché le génocide. Les juristes, et à plus forte raison les internationalistes, auront par ailleurs été sensibles aux développements judiciaires de la crise rwandaise, et à l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda créé par les Nations unies en novembre 1994, mais de laquelle n’appert pas nécessairement une « vérité historique ». Du discours des autorités françaises au moment de l’établissement du Tribunal, on retiendra tout de même une certaine frilosité, pour ne pas dire une franche hostilité, à le voir mener des investigations sur la période précédant le génocide, aux fins notamment de saisir sa planification et sa préparation. La rédaction du Statut du Tribunal, telle qu’elle résulte de la résolution 955 adoptée par le Conseil de sécurité, et plus particulièrement la détermination du champ temporel de sa compétence donneront d’ailleurs lieu à une passe d’armes entre autorités rwandaises et françaises, les premières contestant politiquement les limites juridiquement souhaitées et défendues par les secondes[2]. On en trouve d’ailleurs trace dans le Rapport, comme de l’accusation alors formulée, dans le New York Times, par Paul Kagamé pour qui le Statut protégerait « ceux qui ont planifié le génocide, ainsi que les Français qui [en] sont les ‘complices’ » (pp. 642 et ss., et spéc. p. 646).

 

Mais de cela, il n’en est pas vraiment question dans le Rapport Duclert, qui ne discute guère ces qualifications pénales, sinon pour réfuter, dans ses toutes dernières lignes, le bien-fondé de la thèse d’une complicité française de génocide : « si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer » (p. 972). On remarquera, au passage, que l’argument est un peu court du point de vue du droit international pénal en général, et des développements jurisprudentiels du Tribunal pénal international pour le Rwanda en particulier, puisque ces derniers ont contribué à désolidariser la complicité de génocide de la nécessaire intention génocidaire (mens rea), et à la rapprocher de l’assistance, même passive, à commettre le crime (voir notamment Le Procureur c. Kayishema et Runzindana, ICTR-95-1-A, Chambre d’appel, arrêt du 1er juin 2001, § 201; Le Procureur c. Bagilishema, ICTR-95-1A-T, Chambre de première instance, jugement du 7 juin 2001, §§ 32 et ss.). Nul doute toutefois que le Rapport fera, aussi à cet égard, œuvre utile. Certains des éléments factuels qu’il expose, notamment ceux relatifs aux massacres commis dans des territoires où étaient présentes les forces militaires françaises (l’opération Turquoise) en 1994, pourront être aisément exploités par les pénalistes (voir notamment pp. 503 et ss., au sujet des massacres de Bisesero).

 

Situant le débat à un autre niveau, celui de la responsabilité politique, institutionnelle et morale, le Rapport retient comme principal objet d’étude les errements de la politique française, l’« aveuglement persistant des autorités devant le déclenchement des massacres génocidaires » (p. 381), l’ignorance ou le refus – partagés, dans une large mesure, par la communauté internationale – de voir dans « les massacres de masse (…) un génocide perpétré contre une partie de la population rwandaise assignée à une appartenance ethnique » (p. 397), des « lenteurs coupables » et une prise de conscience tardive de l’implication des cadres civils et militaires du régime rwandais, c’est-à-dire ceux longtemps considérés comme les interlocuteurs légitimes de la France, dans les atrocités subies par la population. Le schisme de réalité ainsi décrit se résume, au reste, à une idée relativement simple : celle, pour les autorités politiques françaises, d’avoir cru pouvoir réduire la situation rwandaise pré-génocidaire à un conflit interne ordinaire, s’il on peut dire, c’est-à-dire à un affrontement ethnique comme il y en existe tant d’autres en Afrique ou ailleurs, bref, à une violence séculaire qu’il serait presque vain de chercher à canaliser ou neutraliser par une opération extérieure. La principale ambition portée par le Rapport aura ainsi été de disséquer ce qu’il dénomme « l’impensé du génocide », et les causes d’une telle faille intellectuelle avec, comme moyen principal d’investigation, la consultation systématique des fonds d’archives françaises relatives à la période pré-génocidaire et à celle du génocide. Chacun des membres de la Commission avait, pour ce faire, reçu une habilitation spéciale d’accès aux archives de la présidence de la République, du Premier Ministre et des autres ministères impliqués dans la crise rwandaise, même si cette procédure de facilitation n’a, manifestement, pas permis d’écarter certaines mauvaises volontés et des refus, « rares mais notables », de communication ou de consultation des pièces (p. 33).

 

Ces quelques lignes de commentaire se limitent à mettre en exergue des éléments de la troisième partie du Rapport (« gouverner l’Etat dans la crise rwandaise ») au sujet du fonctionnement de l’appareil d’Etat français durant la période précédant le génocide[3]. Du point de vue du droit politique, il y est essentiellement question de la pratique mitterrandienne du pouvoir et de la connivence qu’elle aura entretenue avec le régime d’Habyarimana, d’une perte de lucidité de nos dirigeants, et surtout du premier d’entre eux, à l’égard de la question rwandaise, et de l’incapacité de nos institutions à y remédier.

 

 

I. Le poids de la dimension personnelle et relationnelle dans la politique « rwandaise » de la France

Assurément, le personnel et le relationnel sont les premiers marqueurs de la politique « rwandaise » de la France durant la période qui précède le génocide. La qualité, voire l’« excellence », des relations entre François Mitterrand et Juvénal Habyarimana sera souvent avancée comme un motif suffisant, voire même exclusif, pour accéder aux demandes répétées de Kigali en matière d’aide militaire (p. 666). L’on apprend ainsi que derrière la rhétorique mobilisée pour justifier l’opération Noroît menée à Kigali par l’armée française, en octobre 1990, et l’objectif alors officiellement avancé de sécuriser les ressortissants français et belges expatriés, se profile une volonté de pérenniser le « régime Habyarimana » et de prendre part à la lutte contre les forces rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) (p. 683). Le Rapport insiste notamment sur l’instrumentalisation qu’Habyarimana aura fait de cette proximité personnelle avec son homologue (670-671, 924 et ss.). En opposition aux options défendues par l’Elysée, Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, évoque ainsi, en février 1993, le « piège » d’un soutien aveugle qui n’imposerait « au partenaire principal (…) aucune concession sur le plan politique ». N’est, du reste, pas occultée, dans le Rapport, la profonde asymétrie de la relation ainsi nouée, Mitterrand étant à un moment comparé « au sage, au maître qui encourage et incite son disciple à la patience et au respect de la démocratie » (p. 668). La fondamentalité de cette composante relationnelle (une note rédigée par Marisol Touraine et adressée au Quai d’Orsay en 1993 évoque même le « coup de cœur » du président français pour Habyarimana en qui il voit un « démocrate potentiel », p. 683) apparaît au premier plan de cet instantané des relations entre les deux pays, dont les chefs s’estiment alors mutuellement. Elle en est aussi la principale fragilité. Une fois ce lien personnel brisé – par le décès d’Habyarimana, victime de l’attentat du 6 avril 1994[4] –, la donne change. L’héritage, construit sur des bases purement personnelles, n’est pas cessible.

 

 

II. La mise à distance du réel

Ce jeu d’influence conduit à rendre inconditionnel le soutien accordé au partenaire rwandais. La chose apparaît d’autant plus préoccupante que « les promesses du président français valent engagement » (p. 667). Le premier effet délétère de ce glissement, ou plutôt de cet alignement sur les demandes du président Habyarimana, tiendrait précisément au fait de ne plus s’assurer de ses réalisations en matière de démocratisation du pays et d’application des accords de paix d’Arusha[5]. Si le Discours de la Baule semble constituer la base idéologique de l’action extérieure française, et le régime de conditionnalité de son aide, le respect par Kigali des principes fondateurs est simplement postulé. Côté français, l’on insiste à l’envi sur le respect des droits de l’homme et la nécessaire poursuite, au plan national, d’un processus d’ouverture politique, mais sans jamais finalement dépasser ce registre incantatoire. Sans doute la nomination par Habyarimana d’un premier ministre d’opposition, en avril 1992, aura contribué à cet excès de confiance, ou de naïveté.

 

De façon plus générale, le Rapport met à jour les limites de l’analyse géopolitique française et plus généralement des questions africaines, et les stéréotypes qu’elle convoque de façon quasi permanente : une vision de la démocratie rwandaise « écrasée par la logique ethnique », telle qu’héritée de l’idéologie coloniale, avec la représentation d’un « peuple majoritaire » – celui, en l’occurrence, des hutus qui représentent 85% de la population rwandaise – à qui doit logiquement revenir le pouvoir. Le fait, encore, que le territoire rwandais serait le siège d’un affrontement des influences françaises et anglo-américaines, et que doit s’y jouer une part essentielle du combat à mener en défense de la francophonie (voir notamment p. 758). Cette fantasmagorie ou « imaginaire stratégique mondial » fait même du Rwanda un laboratoire d’expérimentation des thèses françaises introduites par le discours de la Baule, qui encouragent les Etats africains à emprunter le chemin de la démocratie.

 

La cécité dont font alors preuve les autorités françaises conduira également à ne pas donner au régime d’Habyarimana les moyens de le libérer de l’emprise exercée par certains cercles de l’akazu, proches de Mme Habyarimana. Tout à l’inverse, l’intérêt quasi obsessionnel que le président français accorde à son seul homologue légitime sur la période 1990-1994 aboutit à adresser une fin de non-recevoir aux demandes de négociation directe du FPR. Le Rapport Duclert met clairement en évidence la mise au ban de ce parti politique, parce que perçu comme un « ennemi de la France » autant qu’une menace pour la société rwandaise. Un partenaire jugé « insincère » dans la négociation, « guerrier », « ethnique » et « étranger » au Rwanda (un parti « ougando-tutsi », pour reprendre le qualificatif élyséen) et qui, tirant prétexte des violences qu’y subit la minorité Tutsi, chercherait à déstabiliser le pays tout entier (pp. 924-925).

 

 

III. Une « crise rwandaise » de l’Etat républicain

La formule est reprise verbatim du Rapport (p. 904). Elle traduit l’incapacité de notre Etat démocratique, dans le contexte de la crise rwandaise, à résister à la mainmise présidentielle, à imposer le respect de ses normes et procédures et à laisser le débat et la contradiction faire leur œuvre dans la prise de décision politique.

 

A. Un problème démocratique : la captation par l’Elysée des circuits d’information et de décision

Beaucoup de pages du Rapport sont consacrées à la mise en place d’un « système de commandement parallèle », dont la principale cheville ouvrière est l’état-major particulier du président de la République (EMP). Une fois la décision prise d’intervenir militairement au Rwanda, l’EMP se présente comme l’entité qui agit au nom du président et « amène sur le terrain l’entité ‘Elysée’ ». Pour constituer, puis imposer le choix présidentiel, il utilise tous les moyens nécessaires (« pression, intimidation, domination ») vis-à-vis des différents services légalement investis du commandement opérationnel (notamment l’état-major des Armées), qui s’en trouvent du même coup marginalisés. Un parallèle est également établi par le Rapport entre pareille concentration du pouvoir et les canaux de communication directe que l’Elysée, et l’EMP, cherchent à établir avec Kigali, notamment avec l’ambassade de France. Il est d’autant plus frappant, pour la Commission, de constater que les activités opérationnelles de l’EMP, aussi bien que celles de conseil auprès du chef de l’Etat, n’ont donné lieu à aucun archivage digne de ce nom (pp. 736 et ss.). Le Rapport revient également sur le degré d’autonomie dont a bénéficié ce « cabinet militaire », et la surveillance qu’aura vraisemblablement dû exercer, à son égard, le secrétariat général de la présidence, Hubert Védrine.

 

Pages après pages, le constat dressé est celui d’écarts répétés à la norme, d’une « défaite » de la chaîne de commandement régulière (pp. 773 et ss.) et, plus généralement, d’une dérive institutionnelle qui voit notamment la mise à l’écart des principaux services ministériels normalement compétents sur le dossier rwandais (Quai d’Orsay, ministère de la Défense, ministère de la Coopération et du Développement). L’EMP aura su, dans ce contexte, enregistrer de réels gains de pouvoir, détenant dans les faits une influence bien supérieure à celle que lui octroient ses fonctions ordinaires – dont l’aspect opérationnel est traditionnellement limité à la mise à disponibilité de l’arme nucléaire –, et ne se privant nullement de l’exercer (le Rapport va jusqu’à évoquer des « pratiques d’officine », p. 753).

 

Ce qui est, à juste titre, présenté, par certaines voix dissidentes comme une délégation de facto de fonctions de nature éminemment politique à des militaires – sans que ces derniers n’aient ni le statut juridique, ni les moyens de les assumer comporte, assurément, son lot d’effets délétères. Cette situation conduit à enfermer le choix politique dans une combinaison binaire qui écarte toute alternative et empêche la nuance : « à chaque moment de crise, une note [de l’EMP] vient radicaliser les options, cliver les situations » (p. 770). Partant, les nombreux biais qui affectent la représentation par les autorités françaises de la situation politique rwandaise acquièrent une certaine forme d’immunité.

 

B. La marginalisation de la critique, la neutralisation des dissidences

L’omnipotence élyséenne et son contrôle exclusif de la décision sur le Rwanda aura eu pour autre effet toxique d’exclure la possibilité même d’une prise de conscience de l’impasse à laquelle devait conduire la ligne politique française. La configuration informationnelle et décisionnelle ne permet plus aux acteurs ou observateurs lucides de l’évolution des choses, de rendre compte ou d’être entendus. Le pouvoir politique semble étanche à toute forme d’objection. Par touches successives, le Rapport le montre fort bien, tant au niveau militaire que politique, évoquant notamment l’impuissance de l’attaché de défense à Kigali, René Galinié, à ne serait-ce qu’avertir, non pas du spectre génocidaire qui est largement ignoré, mais du risque de massacres interethniques généralisés qui se profile dès octobre 1990 (pp. 774 et ss.). Au plan politique, l’illustration la plus frappante tient sans doute aux tentatives infructueuses du ministre de la défense, Pierre Joxe, de normaliser la prise de décision militaire et, par la même occasion, de rompre avec la gestion opaque et irrégulière du dossier rwandais (pp. 686 et ss., 717 et ss.). La clairvoyance dont fait par ailleurs preuve le ministre quant à l’incapacité du militaire à régler, seul, une situation qui appelle une solution politique ne sera pas davantage prise en compte. De même que les différentes mises en garde de la DGSE ou du secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) qui évoquent, dès la fin 1990, un risque majeur pesant sur les populations tutsi au Rwanda, et qui insisteront encore, trois années plus tard, sur la « radicalisation accentuée des ‘extrémistes hutu’ » (pp. 836-838).

 

La même imperméabilité de la décision politique (i.e. présidentielle) aux savoirs critiques, notamment universitaires, se trouve également confirmée (pourrait-on encore, aujourd’hui, s’en étonner ?). Sans doute les passages consacrés à la cohabitation, et à son influence sur la politique élyséenne, retiennent davantage l’attention. A la lecture de ces derniers, l’on perçoit que les schémas de décision organisés autour de l’EMP demeurent les mêmes, malgré l’alternance politique (est notamment relevé, p. 689, le « caractère structurel des pratiques de l’EMP »). Le changement de majorité semble plutôt gouverné par la nécessaire continuité d’une politique, celle de la France, qu’il s’agit de défendre. En interne, la grille de lecture dégagée par le Rapport fait toutefois montre du « fond de divergence persistante entre les constantes du président de la République et les ruptures du premier ministre », avec pour principal agent de liaison le secrétaire général de l’Elysée. La ligne décisionnelle demeurera tout de même essentiellement présidentielle (telle qu’illustrée par le conseil restreint du 15 juin 1994 décidant de l’opération Turquoise, pp. 725-726), avec les adaptations rendues nécessaires par Matignon et ses prétentions nouvelles en matière de politique extérieure.

 

Le Rapport Duclert ouvre ainsi, comme on aura pu, ici ou là, le lire ou l’entendre, « une véritable brèche dans le déni français » sur le Rwanda (l’expression est celle de Stéphane Audoin-Rouzeau). Il confirme également au juriste toute la difficulté, déjà relevée par Elizabeth Zoller dans la conclusion de son Droit des relations extérieures, à voir la conduite de nos relations extérieures se plier à la tradition républicaine du gouvernement délibératif ou, à tout le moins, aux exigences de l’Etat de droit[6].

 

 

 

[1] G. Prunier, Rwanda, 1959-1996, Histoire d’un génocide, Paris, Dagorno, 1997, spéc. p. 289.

[2] Sur ces différents éléments, ainsi que sur l’opposition entre vérité judiciaire et historique, voir la passionnante analyse de la professeure Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide, Paris, Dalloz, 2017, pp. 19 et ss.

[3] Les deux premières parties du Rapport exposent les conditions du déploiement des moyens militaires français à partir d’octobre 1990 (« Première partie : S’engager au Rwanda », au sujet des années 1990-1993) et l’attitude des autorités face au génocide, durant l’année 1994 (« Deuxième Partie : La France face au génocide »).

[4] Voir à ce sujet, les pages 331 et ss. du Rapport.

[5] Les Accords d’Arusha avaient été négociés par le pouvoir rwandais avec le Front patriotique rwandais (FPR), entre juillet 1992 et août 1993. Ils prévoyaient notamment le rapatriement des exilés tutsi, l’intégration de l’opposition intérieure et du FPR dans les institutions de l’État rwandais et la fusion des soldats du FPR au sein de l’armée nationale.

[6] E. Zoller, Droit des relations extérieures, Paris, PUF, 1992, p. 342.

 

 

Crédit photo: Paul Kagame, Flickr, CC-NC-ND 2.0. Remise du rapport Duclert au Président Paul Kagame à Kigali le 9 avril 2021.