Le quarantième anniversaire du 10 mai

Par Jean-Marie Denquin

<b> Le quarantième anniversaire du 10 mai </b> </br> </br> Par Jean-Marie Denquin

Le quarantième anniversaire du 10 mai 1981 incite à poser une question : les quatorze années de présence à l’Élysée de François Mitterrand ont-elles changé les institutions de la Ve République ? On pourrait être tenté de répondre par la négative tant sa pratique de chef d’État s’est inscrite dans la continuité de ses prédécesseurs. L’expérience a néanmoins apporté des lumières nouvelles sur les virtualités du système et produit un legs durable quoique de niveau infra constitutionnel.

 

The fortieth anniversary of May 10, 1981, prompts the question: have François Mitterrand’s fourteen years at the Élysée changed the institutions of the Fifth Republic? One might be tempted to answer in the negative, since his practice as head of state followed that of his predecessors. Nevertheless, the experience has shed new lights on the virtualities of the system and produced a lasting legacy, albeit at a sub-constitutional level.

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

 

Le 10 mai 1981 est, sans nul doute, une grande date politique. Bien que la conjoncture politico-sanitaire actuelle n’ait pas encouragé les effusions lyriques auxquelles on pouvait s’attendre, l’événement demeure mémorable. Pour la première fois depuis 1958 l’alternance, tant espérée ou tant redoutée selon les opinions des uns et des autres, est au rendez-vous. C’est la première fois depuis longtemps que la gauche peut gouverner en tant que telle et pas seulement participer à des gouvernements de coalition fondés sur des alliances, provisoires et âprement négociées, avec le centre ou le centre-droit. La présence de ministres communistes, exclus du gouvernement en mai 1947 par Paul Ramadier, président du Conseil socialiste, résume à elle seule la grande portée, réelle et symbolique, de l’événement. Le fait qu’à l’époque on ait quelques temps qualifié le septennat de Valery Giscard d’Estaing d’ancien régime dit à lui seul à quel point la rupture fut regardée, par une partie de la population, comme l’aube de temps nouveaux : on allait vraiment, et pas seulement dans le discours, changer la vie.

 

Mais ce jour est-il une grande date constitutionnelle ? Ici le regard rétrospectif prend nécessairement le pas sur l’illusion lyrique. On est fortement tenté de dire, d’un point de vue constitutionnel, que le 10 mai 1981 est un non sujet. Certes le discours, les moyens, les objectifs de l’action politique ont été modifiés. Des décisions ont été prises que la droite n’aurait pas, ou qu’elle n’aurait pas tout de suite, assumées, et qu’elle n’a d’ailleurs pas remises en cause, comme par exemple l’abolition de la peine de mort. En revanche la logique du régime n’a pas été infléchie, ni à court ni à long terme. Les périodes où, hors cohabitation, François Mitterrand a pleinement gouverné ne sont évoquées par personne comme un âge d’or constitutionnel. Les partisans d’une VIe République exigent plus qu’un retour à ces quinquennats, même si l’hypothèque du spectre dyarchique est levée.

 

Il parait pourtant souhaitable d’y regarder de plus près. D’abord parce que montrer en quoi le 10 mai n’est pas un sujet constitue en soi un sujet. Ensuite on peut noter que les quatorze années de la présidence mitterrandienne – record qui sera, en toute hypothèse difficile à battre – ont tout de même laissé un héritage qui a, dans une certaine mesure, infléchi l’évolution du système.

 

Sur le premier point, l’auteur de ces lignes se souvient d’une conversation qu’il eut en 2001 avec Guy Carcassonne au sujet de la thèse de Frédérique Elkaim consacrée aux idées constitutionnelles de François Mitterrand[1]. Nous étions d’accord avec l’idée dominante de ce travail, excellent et malheureusement non publié : François Mitterrand n’avait pas d’idées constitutionnelles, mais il avait des idées sur le droit constitutionnel, ses enjeux,  ses virtualités et les moyens de s’en servir. Autrement dit sa vision du droit, comme celle de la plupart des hommes de pouvoir, était cyniquement instrumentale. Il ne considérait pas le droit constitutionnel comme une source d’impératifs juridiques ou moraux (connaissait-il de tels impératifs ?) mais comme une ressource politique.

 

François Mitterrand n’a en effet jamais exposé une théorie personnelle de la constitution. Les opinions qu’il exprima à ce sujet furent toujours réactives et conjoncturelles. Son pamphlet Le coup d’État permanent[2] s’avère, conformément à la loi du genre, plus brillant que convaincant. L’analyse qu’il y développe n’a rien d’original. Il expose sur un ton mélodramatique une idée très répandue, aussi bien dans l’opinion que dans la doctrine dominante : la pratique gaullienne du pouvoir n’est pas, sur divers points, conforme à ce que la lettre du texte semblait suggérer.

 

Cette philippique semblait annoncer que, s’il parvenait un jour au pouvoir, l’auteur changerait radicalement les institutions ou du moins la pratique de celles-ci. Or il n’en fut rien. Dans l’entretien avec Le Monde du 2 juillet 1981, à l’observation que « le système reste ce qu’il était avant », François Mitterrand répond que les consultations qui viennent d’avoir lieu n’avaient pas pour objet de changer les institutions. Avant que « le train constitutionnel s’ébranle » – il « ne comprendra » d’ailleurs « que peu de wagons » – il est d’abord nécessaire de résoudre « les problèmes urgents que pose la situation économique ». Ensuite il conviendra « d’améliorer la situation du Parlement », de réformer le Conseil supérieur de la magistrature et de modifier « le statut de l’audiovisuel ». Quant à l’évolution du couple Président-Gouvernement », Mitterrand déclare : « J’exercerai dans leur plénitude les pouvoirs que me confère la Constitution. Ni plus ni moins. » Il évoque en outre sa « volonté d’un changement des mœurs et des usages »[3]. Dans l’entretien qu’il accorde après sa réélection à la revue Pouvoirs en mars 1988 il est encore plus évasif. À la remarque selon laquelle « les constitutionnalistes » estiment que « le présidentialisme dominant s’est poursuivi sans grand changement », il répond que ceux-ci « vont (…) un peu vite en besogne » : il était prêt à changer la pratique constitutionnelle mais il n’a pu, en raison des circonstances, aller aussi vite que prévu en ce sens[4]. En réalité nul ne doute que la pratique de François Mitterrand ait été tout aussi personnelle et autoritaire que celle qu’il imputait à ses prédécesseurs. La coutume de faire doubler, surveiller et parfois court-circuiter les ministres par les conseillers de l’Élysée sur tous les sujets que le Président entendait se réserver n’a pas faibli et a même perduré sous les cohabitations – avec des succès divers, comme le montre la tragédie du génocide rwandais.

 

Si l’on considère l’équilibre global du système, le coup d’État permanent s’est donc changé en permanence du coup d’État. Si l’on observe, d’autre part, l’usage des prérogatives présidentielles, on observe que François Mitterrand a utilisé toutes celles que lui offrait la Constitution. Il a nommé mais aussi congédié les Premiers ministres. Il a dissous l’Assemblée en 1981, c’était inévitable, mais aussi en 1988, après avoir laissé entendre qu’il ne le ferait pas. Il a décidé deux référendums. Il a adressé six messages au Parlement. Il a eu recours aux ordonnances de l’article 38 à huit reprises. De 1981 à 1986, bien que le parti socialiste ait disposé de la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale, six textes ont été adoptés par la procédure de l’article 49 alinéa 3, et 19 de 1988 à 1993 – il est vrai que dans cette seconde période la majorité de gauche n’était que relative. Le « vote bloqué » (art. 44, al. 3), dont la disparition avait été annoncée, a repris du service. François Mitterrand n’a pas mis en œuvre l’article 16 mais il a laissé décréter l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie par son représentant. Il a même employé, pour la première fois, le second alinéa de l’article 10 en demandant, le 13 juillet 1983, une nouvelle délibération à propos de la loi sur l’exposition universelle prévue en 1989[5]. Si le droit constitutionnel était soluble dans la psychologie de bazar dont raffolent nos contemporains, on dirait que Mitterrand cherchait à faire jouer tous les rouages d’un mécanisme dont il n’était pas le concepteur. La seule disposition qu’il n’a pas pu mettre en œuvre fut la révision constitutionnelle, en raison de l’opposition intraitable du Sénat. La loi constitutionnelle rendue nécessaire par la ratification du traité de Maastricht est l’exception qui confirme la règle puisque, en désaccord avec une minorité de son parti, il était en communion de pensée avec une partie de l’opposition de droite. Au total l’usage qu’il a fait du texte de 1958 parait entièrement s’inscrire dans la continuité de la pratique antérieure.

 

Pourtant il n’est pas douteux que ses deux septennats ont marqué l’histoire constitutionnelle de la France à trois points de vue.

 

Tout d’abord on ne saurait surestimer l’importance de l’alternance. Avant 1981, le régime de la Ve République était assimilé à la droite, ce qui n’est pas infamant, mais rendait son existence précaire. Comme l’observait lucidement René Capitant, les institutions de 1958 risquaient d’être emportées par la victoire d’une opposition de gauche qui, à tort ou à raison, avait toujours condamné leur pratique voire leur principe. En endossant, sans nul état d’âme, le costume taillé par de Gaulle – et non, c’en était la preuve, pour lui – il donnait implicitement raison à l’œuvre sinon à l’homme. On pouvait continuer à détester le régime, mais plus sur la base de critères exclusivement partisans.

 

D’autre part François Mitterrand a suscité le paradigme de la cohabitation[6]. Rompant sur ce point avec la pratique gaullienne, il a choisi de demeurer au pouvoir et de partager celui-ci avec le vainqueur des élections législatives. Ce n’est pas ici le lieu de s’interroger sur la légitimité et la pertinence de ce choix. Mais il faut observer que, ce faisant, il a révélé des potentialités du texte constitutionnel qui, sinon, seraient demeurées celées.

 

Il a montré le caractère réversible du contreseing. Dans la perspective traditionnelle, celui-ci était conçu comme un droit de veto sur les initiatives du chef de l’État. La pratique de la Ve République et l’apparition du fait majoritaire lui ont fait perdre cette signification. La cohabitation a ressuscité le veto, mais au profit du Président : on le vit en 1986 quand François Mitterrand s’opposa à la nomination au Gouvernement de certaines personnalités voulues par Chirac ou exigea, pour en accepter d’autres, des contreparties politiques.

 

L’exemple le plus frappant est cependant celui du premier alinéa de l’article 13 : « Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des Ministres. » Ce texte envisage deux cas, mais François Mitterrand en distingua trois. Il signa sans discuter les décrets réglementaires : fin tacticien, il ne voulait pas donner l’impression de pratiquer une opposition systématique ; il négocia la signature des décrets individuels, en veillant notamment à ce que ses amis politiques, que le nouveau premier ministre souhaitait remplacer par les siens, obtinssent toujours des compensations au moins équivalentes ; il refusa enfin, en 1986, de signer les ordonnances que le Gouvernement Chirac avait été autorisé à prendre par les lois d’habilitation des 2 et 11 juillet : celles-ci concernaient les privatisations, la délimitation des circonscriptions électorales et l’aménagement du temps de travail, sujets éminemment sensibles, exploitables électoralement. Par conséquent d’une part le chef de l’État a traité différentiellement des objets que la Constitution ne distinguait pas. D’autre part, entre deux lectures possibles du texte – instaurait-il un pouvoir discrétionnaire ou une compétence liée ? – il a choisi de retenir celle qui lui permettait d’atteindre son but, méthode qu’il reprochait vivement, au nom d’une rigueur juridique supposée, à ses prédécesseurs.

 

On peut soutenir, toutefois, que l’expérience de la cohabitation est obsolète. L’ère Mitterrand a laissé en revanche un legs institutionnel durable, mais de nature infra constitutionnelle. Celui-ci, en outre, n’est lié qu’indirectement au chef de l’État : il s’agit plutôt d’un legs Rocard.

 

Celui-ci se manifeste d’abord dans la fameuse lettre-circulaire du 25 mai 1988 adressée par le chef du Gouvernement à ses membres et qui contenaient « ses instructions pour les principes de l’organisation de l’action gouvernementale ». Dans ce texte, le nouveau Premier ministre affirme la nécessité du respect de l’État de droit – éliminer des textes les risques d’inconstitutionnalité –, du respect du législateur, du respect de la société civile, de la cohérence de l’action gouvernementale et de l’administration. Il n’est pas question ici de savoir si ces bonnes pensées ont transformé dans la pratique et, a fortiori, dans la durée, les pratiques politiques. Ce texte conserve en toute hypothèse une valeur symbolique : il montre que l’on peut, sinon gouverner autrement, du moins penser autrement le gouvernement.

 

Mais l’héritage le plus important demeure les lois du 11 mars 1988 relative à la transparence financière des partis politiques et du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques. L’influence de ces textes sur l’évolution du régime a été à la fois profonde et certaine. Malgré des fraudes avérées et des effets pervers que l’évolution ultérieure a mis en lumière, ils ont constitué une règle du jeu nouvelle, sur laquelle il parait difficile de revenir.

 

 

  

[1] Les idées constitutionnelles de François Mitterrand, thèse Toulouse 1, sous la direction d’Henry Roussillon, 2001.

[2] Plon, 1964. Réédité en poche (10/18) en 1993 et aux Belles lettres en 2010.

[3] Les grands textes de la pratique institutionnelle de la Ve République, réunis par Didier Maus, La documentation française, 1993, p. 23.

[4] Ibid., p. 24.

[5] Il a récidivé le 9 août 1985 à propos de la loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie, mais dans ce cas la démarche était motivée par une décision du Conseil constitutionnel.

[6] Rappelons quelques classiques : D. Amson, La cohabitation politique en France, PUF, 1985 ; M. Duverger, Bréviaire de la cohabitation, PUF, 1986 ; M.-A. Cohendet, La cohabitation : leçons d’une expérience, PUF, 1993.

 

 

 

 

Crédit photo: Miss Média/Bibliothèques-Médiathèques de Metz, CC BY-NC-SA 2.0 François Mitterrand en visite à Metz après son élection à la présidence de la République (1981).