Les 150 ans de la Commune de Paris : étude constitutionnelle d’une guerre civile

Par Annette de Moura

<b> Les 150 ans de la Commune de Paris : étude constitutionnelle d’une guerre civile</b> </br> </br> Par Annette de Moura

La Commune de Paris, dont sont actuellement célébrés les 150 ans, est le soulèvement qui a le plus profondément ébranlé les principes du constitutionnalisme moderne posés lors de la Révolution française, au premier rang desquels la souveraineté nationale, le pouvoir constituant et la fiction représentative. Faire la généalogie d’un tel séisme politique est indispensable pour comprendre l’évolution des institutions et l’amplitude des secousses sociales postérieures. Ce billet entend ainsi exposer les liens existants entre cette guerre civile et l’idée de constitution.  

 

The Paris Commune, whose 150th anniversary is currently being celebrated, was the uprising that most profoundly shook the principles of modern constitutionalism laid down at the time of the French Revolution, foremost among which were national sovereignty, constituent power and the representative fiction. The genealogy of such a political earthquake is essential to understand the evolution of institutions and the magnitude of subsequent social upheavals. This post attempts to do so by exposing the existing links between this civil war and the idea of a constitution.

 

Par Annette de Moura, Doctorante en droit public à l’Université de Lyon III

 

 

Si vous déambulez entre le 21 et le 28 mai dans les rues de Paris, peut-être serez-vous interpellé par diverses manifestations publiques évoquant le souvenir d’une autre époque, celui de la Commune de Paris ? Cent cinquante ans auparavant, éclatait, dans ces mêmes rues parisiennes, une terrible guerre civile, qui mit aux prises une force sociale révolutionnaire, les partisans de la Commune de Paris, avec un pouvoir de droit naissant, l’Assemblée nationale siégeant à Versailles.

 

La République proclamée le 4 septembre 1870, l’armistice avec la Prusse tout juste signé en janvier 1871, est élue, le 8 février 1871, une Assemblée nationale constituante dont – fait notable – la majorité des députés sont monarchistes. Adolphe Thiers, un orléaniste, est même désigné chef de gouvernement. À cette majorité monarchiste, s’oppose une force insurrectionnelle farouchement républicaine : la Commune de Paris proclamée le 28 mars 1871.

 

La guerre civile ne saurait cependant se réduire à un face à face entre monarchistes et républicains. La profondeur de l’antagonisme réside en vérité dans le caractère révolutionnaire du projet communaliste. Car l’idée de droit portée par les communards entre en confrontation directe avec certains des principes essentiels du constitutionnalisme moderne que l’Assemblée de Versailles entend bien pérenniser. La guerre civile s’analyse ainsi comme une lutte entre deux idées du droit : les forces versaillaises défendant la conservation de l’idée de Constitution, qui prévaut depuis la Révolution française, contre sa potentielle subversion par la Commune. La guerre civile de 1871 se présente ainsi comme l’issue inévitable d’un conflit portant sur le constitutionnalisme moderne, sur l’idée de Constitution entendue comme paradigme issu de la Révolution française.

 

 

1. La souveraineté communale face à la souveraineté nationale

Le 18 mars, alors que des troupes armées s’apprêtent, à la demande de Thiers, à récupérer les canons parisiens installés sur la butte Montmartre, une foule s’amasse afin de leur faire barrage. Contre les attentes de Thiers, les soldats fraternisent avec le peuple présent, entraînant la fuite du gouvernement à Versailles. Porté par l’élan populaire, le comité central de la Garde nationale s’installe à l’Hôtel de Ville et annonce la tenue d’élections communales. Dans l’attente de ces élections, le comité dirige Paris. Ses premières déclarations posent déjà le cadre et la teneur du projet communaliste :

« Pour assurer le triomphe de l’idée révolutionnaire et communale […], il importe d’en déterminer les principes généraux […]. La Commune est la base de tout état politique, comme la famille est l’embryon des sociétés. Elle doit être autonome, c’est-à-dire se gouverner elle-même […], conservant dans le groupe politique, national et fédéral, son entière liberté, son caractère propre, sa souveraineté complète »[1].

 

La souveraineté communale est proclamée. En elle, réside le caractère éminemment révolutionnaire de l’insurrection à l’égard, c’est évident, de l’Assemblée nationale, mais plus encore à l’égard des principes constitutionnels les plus fondamentaux qui se sont affirmés avec constance depuis la Révolution française. Pierre Boisseau considère en ce sens que le projet communaliste s’attaque au caractère unitaire de l’État et du pouvoir constituant. Pour la Commune, un tel pouvoir est d’essence communale et non nationale[2]. Le peuple de la commune est – en lieu et place de la nation – reconnu souverain. Et les limites de son pouvoir épousent les frontières de la ville. « L’autonomie de la Commune n’aura pour limites que le droit d’autonomie égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l’association doit assurer l’unité française »[3]. Suivant ces principes, le comité a lancé un appel solennel, à toutes les communes de France, les invitant à se dissocier de l’État central par la proclamation de leur souveraineté ; chacune étant ensuite libre de s’associer avec les autres communes dans le cadre d’une Fédération.

 

Ce n’est donc pas seulement une divergence portant sur la forme du gouvernement qui sépare la Commune de l’Assemblée nationale. L’objet de la lutte porte bien plutôt sur la forme même de l’unité politique. La Commune, disait Karl Marx, ne fut « pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Ce fut une révolution contre l’État lui-même »[4]. Jamais, depuis 1789, une insurrection n’avait remis en cause, comme le fit la Commune, l’assise nationale et unitaire de la souveraineté.

 

La Commune n’entendait pas poser de nouvelles institutions pour la France mais plutôt dé-poser les institutions nationales à Paris. Par-là, elle proclamait son autonomie vis-à-vis de l’Assemblée. Deux conceptions diamétralement opposées de la souveraineté s’affrontent dès lors. Mais, en dépit des apparences, il semblerait bien que l’Assemblée soit, sur ce point, plus fidèle à l’héritage révolutionnaire que la Commune, qui a pourtant abondamment invoqué le souvenir de la Ière République (par le recours au calendrier révolutionnaire, par la constitution d’un comité de salut public, etc.). La Commune a en effet tenté de renverser le sens que revêtaient la souveraineté et l’unité politique depuis la Révolution. « L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales […] en vue d’un but commun »[5]. Est ici dépeint un véritable projet de fédération qui rompt avec l’État unitaire, la souveraineté nationale et l’idée de pouvoir constituant.

 

Au peuple qui trouve, depuis la Révolution française, le lieu de sa souveraineté et de son unité dans le concept de Nation, s’oppose, dans le projet communaliste, le peuple de la commune, immédiatement souverain, qui réalisera, dans un pacte fédératif, un nouveau type d’unité avec les autres communes de France. Or, une telle conception vide de sa substance la notion même de pouvoir constituant (et pas uniquement son caractère unitaire). Car, d’une part, au niveau fédéral, le pacte fédératif n’est pas une constitution mais un contrat d’association entre différentes unités politiques autonomes ; il ne saurait par conséquent être le fruit de l’expression du pouvoir constituant. Et, d’autre part, car au sein même de la Commune, le peuple ne répond pas de la définition du pouvoir constituant qui, dans le constitutionalisme moderne, n’a jamais été l’expression immédiate du peuple pris dans sa multitude. Le peuple élevé à la qualité de pouvoir constituant est la Nation. C’est un peuple constitué en Nation qui s’exprime comme pouvoir constituant.

 

Une rupture si radicale quant au sens de la souveraineté a entraîné, par ricochet, le renouvellement du sens de la représentation. De fait, à la fiction représentative portée par l’Assemblée à Versailles, s’oppose la représentativité réelle du peuple par l’Assemblée communale.

 

 

2. Représenter le peuple plutôt que la Nation

La Commune de Paris est proclamée le 28 mars 1871. Le comité central de la garde nationale a cédé le pas au Conseil de la commune, assemblée communale réunissant les nouveaux élus des différents arrondissements de la ville. Elle rassemble quatre-vingt-dix délégués[6], dont – fait remarquable – une trentaine d’ouvriers. L’issue des élections était prévisible ; le ton avait été donné par le comité central qui avait déclaré la veille des élections, le 25 mars 1871 :

« Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux […]. Évitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère. […] Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres »[7].

 

La souveraineté résidant, pour la Commune, dans le peuple immédiatement présent à lui-même, celui-ci investit des représentants qui doivent lui être le plus fidèles. Fidèles reflets de la concrétude du peuple dans sa diversité sociale, les élus sont par ailleurs fidèles à la volonté de leurs électeurs, liés qu’ils sont par un mandat impératif. Ce mandat « précisant et limitant le pouvoir et la mission du mandataire », expose son détenteur à une « révocabilité permanente »[8]. Les représentants tirent leur légitimité de leur respect scrupuleux de la volonté du peuple. Une telle volonté leur préexiste ; ils sont chargés de sa mise en œuvre. C’est là une conception qui entre évidemment en contradiction avec la fiction représentative, telle qu’elle a été pensée par Sieyès, et qui a constitué l’un des principes essentiels de tous les régimes politiques qui se sont succédé après la Révolution. Le peuple est un concept, une réalité idéelle par laquelle la multitude des individus d’un État est saisie dans son unité. Et les institutions sont justement le lieu d’une telle saisie. Le peuple, ainsi entendu comme synonyme de Nation, est constitué par les institutions. La Nation ne préexiste pas à sa représentation qui au contraire lui donne forme en lui conférant une volonté.

 

Ce que le renversement du sens de la représentation, opéré dans le système de la Commune, révèle, c’est une franche opposition à ce qui pourrait être qualifié de représentation sans représentativité. Sont ainsi dénoncés tant les institutions de Versailles que les régimes politiques antérieurs. La fiction représentative permettrait surtout, d’après les communards, d’ériger la volonté d’une classe de citoyens en volonté générale, de travestir, par un habile jeu institutionnel, la volonté de quelques-uns en volonté du peuple. Les principes visant à réaliser l’unité politique par-delà les divisions sociales – principes pourtant issus de la Révolution française – sont ainsi vivement décriés par la Commune.

 

Les communards entendent en effet dépasser la distinction moderne de l’État et de la société civile par l’affirmation de la « République sociale ». Dans cet esprit, la Commune cherche à ériger un système capable d’offrir une expression directe à la diversité sociale du peuple. L’exercice du pouvoir populaire est ainsi favorisé puisqu’est reconnue la possibilité d’une « intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées »[9]. La défiance envers toute appropriation personnelle (voire même institutionnelle) du pouvoir du peuple conduit la Commune à refuser toute désignation d’un chef, ou d’un gouvernement. Il n’est aucun pouvoir qui n’émane directement d’une élection du peuple. Le peuple détient réellement l’exclusivité du pouvoir d’habilitation des institutions chargées de prendre des décisions en son nom.

 

Comment s’organisent dès lors les institutions de la Commune ? L’assemblée détient-elle tous les pouvoirs ? Les élus, siégeant en assemblée plénière au Conseil de la Commune, sont répartis au sein de dix commissions, créées à l’image de petits ministères, suivant les grands domaines de la politique. Ces commissions n’ont toutefois jamais constitué un organe exécutif. De fait, s’il existait bien une « commission exécutive », elle ne réussit pas à prendre l’ascendant sur les autres commissions pour coordonner leur travail. Aussi, lorsque le pouvoir exécutif fut confié, le 20 avril 1871, par l’assemblée, à neuf délégués issus de chaque commission, il ne put réellement s’exercer faute d’autonomie. Les délégués devaient rendre compte de chacune des mesures prises à l’assemblée qui statuait sur leur bien fondé. Et même, lorsque le 1er mai se substituait à cette délégation un comité de salut public, celui-ci resta inféodé à l’assemblée communale.

 

Les difficultés rencontrées par la Commune dans la constitution d’un véritable organe exécutif s’expliquent principalement par sa volonté d’éviter toute forme d’usurpation du pouvoir du peuple. L’assemblée seule avait été investie par lui. Nul autre organe ne pouvait bénéficier d’autonomie dans la prise de décision. Une telle organisation atteste de l’aspiration communaliste à l’instauration d’une « République démocratique » s’inscrivant en contrepoint des institutions versaillaises fondées sur la fiction représentative. Devant un tel clivage, le conflit dériva rapidement vers la guerre civile.

 

 

3. L’inévitable basculement dans la guerre civile

« La lutte engagée entre Paris et les Versaillais est de celles qui ne peuvent se terminer par des compromis illusoires : l’issue n’en saurait être douteuse […] dans ce combat qui ne peut finir que par le triomphe de l’idée communale ou par la ruine de Paris ! »[10], déclarent les représentants de la Commune, le 19 avril 1871. La guerre civile paraissait, déjà à cet instant, inévitable au regard de l’absolue incompatibilité des idées de droit qu’entendaient enraciner l’Assemblée nationale et la Commune de Paris. Bien que la République ait été désignée de part et d’autre comme la forme de l’ordre politique à établir, elle reposait, nous l’avons vu, sur deux conceptions inconciliables de l’État, du peuple et de la souveraineté. De telles conceptions étaient par ailleurs exclusives l’une de l’autre : l’institutionnalisation de l’une impliquant effectivement la négation de l’autre. Assurément, le projet communaliste niait à l’Assemblée la légitimité de ses prétentions à l’exercice de la souveraineté nationale. Invitant toutes les communes françaises à réaliser ce même geste négateur, la réalisation du projet communaliste devait entraîner de fait la chute de l’Assemblée. Quant à celle-ci, sa prétention à l’exercice de la souveraineté une et indivisible de la Nation était par principe exclusive. La Commune tenant en échec les diverses fictions juridiques qui constituaient son assise, l’Assemblée a rapidement envisagé une offensive militaire contre Paris. Reconquis par les troupes au sol, Paris fut également assailli par les bombardements. La guerre civile se transforma en un véritable massacre, perpétré du 21 au 28 mai 1871, par l’armée de Versailles. Côté versaillais, 600 morts ont été dénombrés. Le bilan, du côté de la Commune, nettement plus lourd, est quant à lui toujours débattu. Pour Jacques Rougerie, « la vérité pourrait se situer entre 15 et 20 000 » morts, côté communard ; la majorité des victimes ayant été fusillées après les combats (qui auraient fait environ 3 000 morts), lors de l’épuration.

 

Du reste, l’état de siège ayant été déclaré dans le département de la Seine, la justice militaire fut chargée de juger les 43 522 prévenus qui demeuraient, en l’attente de leur procès, parqués dans de piètres conditions au camp Satory ou sur les pontons de Brest et de Lorient. Vingt-quatre conseils de guerre statuèrent en continu durant quatre ans. La majorité des condamnés écopèrent d’une peine de déportation vers la Nouvelle-Calédonie. Environ dix mille communards ayant par ailleurs fui le territoire, Paris aurait perdu par la mort ou par la fuite, près de 100 000 travailleurs, le septième de sa population masculine majeure.

 

En définitive, l’écrasement de la Commune mit un terme à ce conflit insoluble par le triomphe de l’assemblée et l’idée de droit qu’elle portait. L’héritage de la Révolution française était sauf, du moins, pour un temps. Car si les institutions ont pour longtemps décimé le vivier révolutionnaire, et par ailleurs, repris progressivement à leur compte quelques revendications communardes, offrant une grande pérennité à la République, il n’est pas certain que la grande fracture sociale à l’origine de la Commune ait été définitivement dépassée.

 

 

 

[1] Manifeste du comité central des vingt arrondissements, 26 mars 1871.

[2] Boisseau P., La Commune de Paris de 1871 à l’épreuve du droit constitutionnel, Paris, L.G.D.J., 2000.

[3] Journal officiel de la Commune, 20 avril 1871.

[4] Marx K., La Guerre civile en France, Éd. Science marxiste, 2008, p. 211-212.

[5] J.O.C. du 20 avril 1871.

[6] En réalité, seule une soixantaine d’entre eux va effectivement siéger.

[7] J.O.C. du 26 mars 1871.

[8] Manifeste du comité, op. cit.

[9] J.O.C du 20 avril 1871.

[10] Ibid.

 

Crédit photo: Barricade sous la Commune, place Blanche. Arnaud-Durbec, Jean-Baptiste-François. Paris Musées / Musée Carnavalet CC0