Le spectre judiciaire qui secoue l’Autriche Par Matthieu Bertozzo
Suspecté d’avoir émis de fausses déclarations devant la commission d’enquête parlementaire Ibiza, le chancelier Kurz est actuellement sous la menace d’une mise en accusation. Mais tandis que les suites judiciaires de cette affaire comme les conséquences politiques sur le long terme demeurent à ce jour indéterminées, en revanche, certaines réponses constitutionnelles ne se sont pas fait attendre tant les enjeux auxquels se confrontent les acteurs au plus haut sommet de l’État sont inédits.
Suspected of having made false statements to the Ibiza parliamentary enquiry committee, Chancellor Kurz is currently under threat of impeachment. But while the judicial consequences of this affair, like the long-term political consequences, remain undetermined to this day, certain constitutional responses have not been long in coming, given the unprecedented stakes facing the actors at the highest level of the State.
Par Matthieu Bertozzo, Doctorant de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), ATER à l’Université de Lorraine
Sebastian Kurz fait partie de ces jeunes météores en Europe qui connaissent une ascension politique flamboyante. Propulsé chef de la diplomatie autrichienne à seulement 27 ans, il reprend rapidement la direction du parti conservateur autrichien (ÖVP) avant d’accéder, en 2017, à la fonction de Chancelier au terme des élections législatives anticipées du mois d’octobre. Chargé par le président fédéral Alexander van der Bellen (écologiste) de former un nouveau gouvernement de coalition (gouvernement Kurz I) celui-ci associera aux conservateurs les nationalistes du FPÖ. Mais le scandale de l’affaire Ibiza en mai 2019, impliquant le vice-Chancelier nationaliste Heinz-Christian Strache dans une affaire de corruption, sonnera le glas du gouvernement Kurz I. Le discrédit jeté alors sur une partie de la classe politique avait conduit à l’adoption de la première motion de censure de l’histoire constitutionnelle autrichienne. Les élections législatives consécutives à la censure, en septembre 2019, soldent malgré tout le retour de Kurz à la chancellerie. Il dirige l’actuelle coalition dite « turquoise-verte » (gouvernement Kurz II) réunissant conservateurs et écologistes. Or, le 12 mai dernier, Kurz annonçait que son chef de cabinet et lui faisaient l’objet d’une enquête préliminaire dans le cadre de l’affaire Ibiza diligentée par le parquet chargé des infractions économiques et de corruption (WKStA)[1]. A l’aune des éléments jusque-là réunis, la mise en accusation[2] de Kurz semble plus que probable. Elle exposerait ce dernier, en cas de condamnation, à une peine maximale de 3 ans d’emprisonnement. Cette seule hypothèse est sans précédent[3]. Aussi, les retombées politico-médiatiques suscitées par cette annonce ont obligé le jeune Chancelier à organiser sans délai sa défense tant sur le plan institutionnel que pénal, et ceci au prix d’une rhétorique parfois douteuse (II). Elle lui permet de faire face aux accusations suite aux révélations successives d’un scandale d’Etat qu’instruisent depuis deux ans maintenant parlementaires et magistrats (I). Il ressort de tout ceci que l’image de l’Autriche est passablement ternie par une équipe gouvernementale qui se prétend irréprochable alors qu’elle parait plutôt méconnaître les règles du jeu parlementaire et démocratique (III).
I – Chronique d’une enquête judiciaire amorcée
Le 22 janvier 2020, les députés votaient la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire[4] chargée de faire la lumière sur la vénalité présumée de certains membres du gouvernement Kurz I ayant été en fonctions entre décembre 2017 et mai 2019. Cette commission d’enquête est une conséquence de la publication, en mai 2019, d’une vidéo filmant l’ancien vice-Chancelier Strache pris en flagrant délit de corruption en compagnie d’oligarques russes dans une villa située sur l’île d’Ibiza. Les travaux de la commission d’enquête assistée par la juge Ilse Huber[5] ont permis de révéler un vaste réseau de corruption, de conflit d’intérêts et de trafic d’influence mettant en cause directement ou indirectement plusieurs membres du gouvernement Kurz I.
C’est donc dans le cadre l’enquête parlementaires que le Chancelier Kurz fut interrogé le 24 juin 2020 en qualité de personne appelée à donner des renseignements. A cette occasion, les parlementaires ont notamment cherché à éclairer les liens qui l’unissaient à Thomas Schmid, haut fonctionnaire suspecté dans une affaire collatérale à l’affaire Ibiza. Le Chancelier Kurz a alors nié tout rapport avec ce dernier avant de démentir avoir joué un quelconque rôle dans sa nomination à la tête de la holding publique ÖBAG [6]. Or, plusieurs messages échangés par téléphone entre Kurz et Schmid, récemment publiés dans la presse, laissent peu de doute sur leur proximité.
Ces éléments qui contredisent la version de Kurz ont immédiatement été signalés par les sociaux-démocrates au parquet supposé compétent (le WKStA) qui s’est saisi des faits. Au terme d’un rapport de 58 pages, celui-ci estime qu’il y a au moins trois fausses déclarations potentiellement caractérisées en droit. Toutefois, s’il apparaît que Kurz a bien pris part à la nomination de Schmid à la direction de l’ÖBAG le WKStA ne retient aucun fait de corruption. Dès lors se posent plusieurs questions : le WKStA est-il compétent pour enquêter ? Ses démonstrations sont-elles suffisamment solides pour tenir devant un tribunal ? Surtout, faut-il que le chancelier se démette de ses fonctions ?
II – Neptune dans les rets de Thémis
Sur ces questions les juristes sont partagés. Le constitutionnaliste Bernd-Christian Funk conteste la compétence du WKStA (parquet spécial) au profit du parquet de Vienne à qui reviendrait normalement la qualification du délit de fausse déclaration. La compétence a seulement été abandonnée au WKStA à raison des liens factuels étroits entre les causes de Kurz et de Schmid. Ceci fait dire à certains experts, dont le Professeur Funk, que le problème que pose cette connexité plus que contestable justifie déjà une réforme.
De même, les arguments retenus par le WKStA tout comme la probabilité d’une condamnation sont discutables. Kurz a ainsi mobilisé les services juridiques de la chancellerie pour démonter point par point l’argumentation du WKStA. Ceux-ci concluent à l’inanité des poursuites judiciaires car l’élément essentiel caractéristique d’une fausse déclaration, à savoir l’intention, n’est pas démontré[7].
D’ailleurs, le Chancelier se défend d’avoir toujours dit la vérité. Et tel Neptune en courroux gourmandant les flots il s’est aussitôt irrité contre ses adversaires de l’opposition qui selon lui ne cherchent qu’à le mettre en difficulté. Il a en outre immédiatement prévenu qu’il ne renoncerait pas à sa fonction, même s’il était mis en accusation. Juridiquement, la Constitution ne lui en fait pas l’obligation[8]. Politiquement, il soutient qu’il a été réélu démocratiquement pour former un gouvernement et que son bilan plaide en sa faveur. L’organisation de nouvelles élections, d’ailleurs difficile dans le contexte sanitaire, n’a donc pas lieu d’être [9]. A l’évidence, le Chancelier n’est pas décidé à créer un précédent institutionnel et refuse de se le voir imposer au nom d’une quelconque « loi naturelle » édictée par les sociaux-démocrates[10].
Nul doute que ce message s’adresse aussi au WKStA – représentant la justice ici – que Kurz range tendancieusement dans l’opposition. L’amalgame est tout trouvé puisque le Chancelier critique la « culture des signalements » propres aux sociaux-démocrates qui, on le sait, n’est pas sans avoir influencé le WKStA en l’espèce. Cette rhétorique qui dénonce les institutions parlementaires et met en cause l’indépendance de la justice permet incontestablement à Kurz de flatter la fibre populiste de ses électeurs tout en alimentant la défiance généralisée des citoyens envers les institutions.
III – Des institutions durement éprouvées
L’actualité judiciaire du Chancelier Kurz n’est qu’une nouvelle occasion pour lui de rudoyer les institutions. Il avait déjà critiqué le WKStA lors de la perquisition effectuée au domicile du ministre des finances Gernot Blümel en février dernier. Suspecté de financement occulte au profit du parti conservateur Blümel fut également interrogé par la commission d’enquête Ibiza. Il avait alors refusé de communiquer certains documents aux parlementaires qui ont saisi la Cour constitutionnelle aux fins de mettre à sa charge l’obligation de livrer les pièces sollicitées[11]. Mais Blümel s’est obstiné dans son refus si bien que la Cour, à nouveau saisie, a dû faire appel au président fédéral Alexander Van der Bellen pour faire exécuter la décision ; les juges précisant que la Constitution permet en la circonstance de faire usage de toutes les autorités nécessaires y compris les forces armées. C’est historiquement la première fois qu’un membre du gouvernement pousse les institutions à une telle extrémité.
Blümel a fini par coopérer sans l’intervention du président fédéral mais non sans le soutien inconditionnel du Chancelier selon qui il ne s’agissait après tout que « d’une question d’équilibre » entre deux intérêts. Il a ajouté que le droit (« Jus ») étant une science argumentative « c’est en fin de compte le tribunal qui décide et même à la Cour constitutionnelle les juges ne sont souvent pas d’accord. ». Plaidant ainsi la cause de son ministre, Kurz n’oublie toutefois pas la sienne propre puisqu’il a été récemment contraint par les juges de la même Cour à livrer une série de documents à la commission d’enquête Ibiza[12].
Appelé plusieurs fois à prendre position, le président fédéral écologiste Van der Bellen a prononcé vendredi dernier un discours qui traduit le malaise institutionnel dans lequel se trouve actuellement l’Autriche[13]. Mais ce dernier a surtout insisté sur le respect dû aux institutions qu’il qualifie de « système immunitaire de l’Etat » et en vertu duquel tant les travaux menés par une commission d’enquête parlementaire que le principe fondamental de présomption d’innocence – dont bénéfice le Chancelier – sont à prendre au sérieux.
Pour le moment, Kurz n’a pas perdu la confiance de sa majorité. L’échec de la motion de censure déposée au parlement lundi 17 mai en est la preuve[14]. Il est certain en revanche qu’il met une partie de sa coalition dans l’embarras car le spectre judiciaire qui plane sur l’Autriche peut être accompagné de la menace d’un retour à une coalition avec les nationalistes au détriment des écologistes.
[1] Équivalent du parquet national financier français le Wirtschafts- und Korruptionsstaatsanwaltschaft est un organe spécialisé de mise en accusation créé en 2009 et composé d’une quarantaine de procureurs travaillant sous la tutelle du ministère de la justice (https://www.justiz.gv.at/wksta/wirtschafts–und-korruptionsstaatsanwaltschaft~312.de.html).
[2] Le terme employé par le code de procédure pénale autrichien est plus exactement « plainte pénale » (Strafantrag) mais ceci correspond à la forme de l’acte sous laquelle le procureur doit mettre en « accusation » (Anklage) lorsque l’affaire est portée devant un juge unique comme c’est le cas pour les suspicions de fausses déclarations.
[3] En 2011, le Chancelier social-démocrate Werner Faymann fut inquiété par le parquet de Vienne pour abus de confiance mais cela n’avait pas dépassé le stade de l’enquête préliminaire et les poursuites furent définitivement abandonnées en 2013.
[4] https://www.parlament.gv.at/PAKT/VHG/XXVII/A-USA/A-USA_00002_00906/index.shtml#.
[5] En Autriche, les commissions d’enquête parlementaires désignent un juge chargé de la procédure pour assister leurs travaux. Elles sont aussi assistées par la Cour constitutionnelle qui tranche en cas de conflits entre les membres d’une même commission ou entre la commission et les acteurs et/ou institutions appelés à collaborer.
[6] Ancien secrétaire général au ministère des finances, Thomas Schmid est l’actuel dirigeant de la holding publique ÖBAG. Elle est le résultat du démantèlement de l’ancienne holding ÖIAG dont les dirigeants furent mis en cause dans une affaire de trafic d’influence (Casinos-Affäre). L’ÖBAG gère les participations de l’Etat dans les entreprises stratégiques cotées soit un portefeuille d’actions d’environ 26 milliards d’euros.
[7] Voyez l’expertise du pénaliste Hubert Hinterhofer publiée le 14 mai 2021 (https://images.derstandard.at/2021/05/17/Gutachten_1.pdf).
[8] Précisions que le chancelier bénéficie de la présomption d’innocence tandis que la fausse déclaration reste, en droit pénal autrichien, un délit mineur dont la cause est entendue devant un juge unique.
[9] Notons toutefois qu’un sondage paru le 20 mai 2021 dans le journal Profil révèle que 47% des Autrichiens – soit une majorité relative – sont favorables à une démission du Chancelier en cas de mise en accusation (https://www.profil.at/oesterreich/umfrage-47-fuer-ruecktritt-von-sebastian-kurz-bei-anklageerhebung/401387223).
[10] Voyez l’interview accordé au journal Kronen et publié le 15 mai 2021 (https://www.krone.at/2414616).
[11] VfGH-Beschluss UA 3/2021 vom 3. Mai 2021 (https://www.vfgh.gv.at/medien/Ibiza-Ausschuss_Finanzministerium.php).
[12] Décisions VfGH-Erkenntnis UA 3/2021, UA 4/2021, UA 5/2021 vom 10. Mai 2021 (https://www.vfgh.gv.at/medien/Unterlagen_Ibiza_U-Ausschuss.php).
[13] https://www.bundespraesident.at/aktuelles/detail/statement.
[14] Déposée le 17 mai 2021 par les sociaux-démocrates celle-ci était intitulée : « L’Autriche mérite honnêteté, décence et engagement total au lieu du soupçon de corruption, de la violation de la Constitution et des contre-vérités ». Une autre motion visant le ministre des finances Blümel a connu le même échec (https://www.parlament.gv.at/PAKT/AKT/SCHLTHEM/SCHLAG/J2021/128Sondersitzung.shtml#).
Crédit photo: BKA / Andy Wenzel