A propos du décret d’avance du 19 mai 2021. Retour sur une pratique budgétaire à la frontière du droit et de la politique

Par Émilien Quinart

<b> A propos du décret d’avance du 19 mai 2021. Retour sur une pratique budgétaire à la frontière du droit et de la politique </b> </br> </br> Par Émilien Quinart

Avec le décret n°2021-620 du 19 mai 2021, le Gouvernement renoue avec la pratique des décrets d’avance afin de réalimenter les dispositifs d’urgence pour faire face à la crise sanitaire. Cette technique, autorisée par la LOLF, permet à l’Exécutif d’ouvrir, en cours d’année, des crédits non prévus par la loi de finances initiale. Au-delà des aspects financiers, cette pratique soulève des questions d’ordre constitutionnel et confirme la porosité de la frontière entre droit et politique[1].

 

With the decree n°2021-620 signed on 19 May 2021, the Government is again using supplemental appropriation decrees with the objective of increasing the emergency response plan for Covid-19. This practice, permitted by the constitutional bylaw on budget acts, authorizes the Executive Branch to make, during the year, supplementary appropriations not stipulated by the budget act. Over and above the financial aspects, this practice raises constitutional issues and confirms the tenuous line between law and politics.

 

Par Émilien Quinart, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Département Sorbonne Fiscalité & Finances publiques de l’Institut de recherches juridiques de la Sorbonne (IRJS, EA n°4150)

 

 

 

La crise sanitaire renforce inlassablement les pouvoirs de l’Exécutif. Après les 135 ordonnances édictées, depuis mars 2020, pour faire face à l’épidémie de Covid-19, l’heure est au retour des décrets d’avance. Cette pratique, prévue par l’article 13 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001, permet au Gouvernement « en cas d’urgence » d’ouvrir par décret, en cours d’exercice, des crédits supplémentaires, c’est-à-dire des autorisations de dépenser non prévues par la loi de finances initiale. Perçu comme dangereux, tant pour les finances publiques, que pour les prérogatives du Parlement, ce pouvoir de modifier la loi de finances par décret est assorti, depuis la LOLF, de conditions procédurales et substantielles restrictives : les décrets d’avance, classiquement rendus après avis du Conseil d’État, sont désormais soumis à l’avis préalable de la commission des finances de chaque assemblée. Les montants des crédits ouverts par décret ne doivent pas dépasser 1 % des crédits ouverts par la loi de finances de l’année. Ils ne doivent pas détériorer l’équilibre budgétaire et nécessitent, par conséquent, d’être « gagés » – c’est-à-dire compensés – par des annulations de crédits correspondantes[2]. Les décrets d’avance sont soumis à la ratification du Parlement dans le plus prochain projet de loi de finances.

 

Devant les critiques régulières de la Cour des comptes et des commissions parlementaires des finances, à propos de cette pratique souvent synonyme de mauvaise gestion financière et peu respectueuse de la démocratie budgétaire, le Gouvernement s’était engagé, en 2018, à ne plus recourir aux décrets d’avance[3]. De fait, alors même que la tendance était à leur multiplication depuis l’entrée en vigueur de la LOLF, on ne comptait aucun décret d’avance depuis novembre 2017. Une première depuis trente ans. Même en 2020, c’est par quatre lois de finances rectificatives – et non par décrets d’avance[4] – qu’est assurée la réaction financière à la crise sanitaire.

 

Avec son décret n°2021-620 du 19 mai 2021, le Gouvernement vient pourtant de renouer avec cette pratique : sont ouverts, à titre d’avance pour 2021, 7,2 milliards d’euros de crédits de paiement et d’autorisations d’engagement au profit des programmes 356 « prise en charge du chômage partiel » (500 millions d’euros) et 357 « fonds de solidarité pour les entreprises » (6,7 milliards d’euros) de la mission « plan d’urgence pour faire face à la crise sanitaire »[5]. Il s’agit d’un montant sans précédent depuis les débuts de la ve République, atteignant de manière inédite le plafond d’ouverture autorisé par la LOLF (1 % des 723 milliards d’euros de crédits ouverts en loi de finances initiale). L’urgence est avérée – ainsi que l’ont remarqué les commissions parlementaires des finances – car il s’agit de remédier à la surconsommation des crédits du dispositif d’urgence, générée par la troisième vague épidémique et les restrictions d’activité. Au 11 mai 2021, 70 % des crédits disponibles pour 2021 au titre des programmes 356 et 357 étaient déjà consommés[6]. À ce rythme, le versement des aides aux entreprises ou aux actifs risquait l’interruption, faute de crédits, bien avant le vote de la loi de finances rectificative prévue pour l’été. Le décret est donc nécessaire, les parlementaires n’en disconviennent pas. Il n’en soulève pas moins des difficultés au regard des principes du droit budgétaire : on peut notamment douter de l’imprévisibilité des dépenses à l’origine des crédits supplémentaires, qui auraient certainement gagné à figurer en loi de finances initiale dès le mois de décembre (de manière plus conforme au principe de sincérité budgétaire). Rien ne permet, en outre, de garantir que les crédits annulés par le Gouvernement, pour gager ses ouvertures (cf. note 5), ne correspondront pas en fin d’exercice à des besoins réels de recapitalisation des entreprises stratégiques en difficulté, nécessitant la réouverture des crédits annulés (le cas échéant, l’équilibre du décret n’aurait été qu’artificiel).

 

Ces considérations financières ne doivent pas voiler l’intérêt que représente la pratique des décrets d’avance pour l’étude du droit politique, dont elle relève pleinement. En effet, au-delà des termes de la LOLF, cette pratique résulte d’une exigence constitutionnelle, celle d’assurer la continuité de l’État (I) et revêt une importante densité politique, par l’atteinte qu’elle porte aux prérogatives du Parlement (II).

 

 

I. Un fondement constitutionnel : assurer la continuité de l’État.

L’empire des faits. Réagir en urgence, et parfois en secret, aux circonstances imprévues des temps ordinaires ou extraordinaires. Là se trouve l’authentique justification de la possibilité reconnue à l’Exécutif de procéder à l’ouverture de crédits additionnels par décret. De fait, cette pratique partage son histoire avec celle des grandes crises, politiques, économiques et sociales de la France. Ainsi est-ce exclusivement par décrets que sont ouverts les crédits nécessaires aux besoins de la défense nationale, entre août et décembre 1914[7] ; et ceux nécessaires, en 1938, à la préparation de la France au nouveau conflit mondial (D. du 2 mai 1938, J.O. du 3 mai, p. 4963). Les décrets d’avance permettent également à la ve République de traverser ses crises[8] : ils sont employés, par exemple, à l’ouverture des crédits nécessaires à l’achat d’hélicoptères lourds dans le cadre du conflit algérien (D. n°59-569 du 24 avril 1959), à l’assistance aux rapatriés d’Algérie après les accords d’Évian (D. n°62-601 du 26 mai 1962), à l’organisation des élections présidentielles anticipées de 1969 et 1974 (D. n°69-307 du 5 avril 1969 ; D. n°74-324 du 24 avril 1974), au maintien de l’ordre et à la politique de développement en Nouvelle-Calédonie (D. n°88-936 du 29 septembre 1988), aux opérations militaires du Golfe (D. n°91-805 du 23 août 1991), à l’aide aux victimes de la tempête Xynthia (D. n°2010-1458 du 30 novembre 2010), à la lutte contre le terrorisme (D. n°2015-402 du 9 avril 2015), aujourd’hui à l’aide d’urgence dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, etc.

 

Un pouvoir de nécessité. Cette « nécessité évidente, manifeste, éclatante pour tout gouvernement, d’assurer la marche des services »[9], c’est-à-dire la continuité de l’État, est donc le véritable fondement de l’habilitation de l’Exécutif – cet organe « toujours sur pied » et « toujours en action »[10] – à ouvrir des crédits additionnels par décret. De fait, les lois positives lui reconnaissent ce pouvoir, de manière constante, depuis la Restauration : la loi du 25 mars 1817 inaugure une lignée, jamais démentie, jusqu’à l’article 11 de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959. Entre temps, la grande loi républicaine du 14 décembre 1879 sur les crédits supplémentaires et extraordinaires en avait subordonné l’exercice à la réalisation de conditions singulièrement restrictives (notamment l’absence de réunion des Chambres en session), qui ne sont pas sans rappeler, toute proportion gardée, les prétentions de la LOLF. En matière de crédits additionnels, et de modification de la loi de finances par décret, l’Exécutif dispose donc d’une habilitation générale et permanente bien antérieure à celles que lui reconnaîtront ponctuellement, en matière de législation générale, les lois de pleins-pouvoirs des IIIe et IVe Républiques.

 

Mais ces textes n’en restent pas moins purement recognitifs d’une nécessité institutionnelle. L’Exécutif n’a d’ailleurs jamais hésité à s’en affranchir lorsque les circonstances l’exigeaient. En témoignent l’épisode de Fachoda, ou la crise de Tanger, lors desquels le cadre, trop étroit sans doute, de la loi du 14 décembre 1879 oblige le Gouvernement à engager des dépenses militaires sans crédit[11]. Jugée nécessaire, et excusable, cette illégalité sera régularisée sans difficulté par les Chambres. Cette nécessité est telle qu’en mars 1946, consultée sur la question de savoir si le Gouvernement conserve – en l’absence de texte – le pouvoir d’ouvrir des crédits additionnels par décret au cours de la période transitoire, l’Assemblée générale du Conseil d’État répond que « l’intérêt public commande (…) que cette possibilité subsiste »[12]. C’est en mobilisant la théorie des principes généraux du droit – un parfait exemple de droit prétorien– que le Conseil d’État parvient à cette solution, ce dont témoignent les mots de René Cassin en Assemblée générale : « une quantité d’attributions gouvernementales survivent, malgré que [sic] les modalités suivant lesquelles elles peuvent s’exercer soient légèrement modifiées. Ce sont les principes généraux du droit public français. »[13]

 

À ces justifications constitutionnelles se superposent des représentations et utilisations politiques des décrets d’avance.

 

 

II. Une portée politique : l’atteinte aux prérogatives du Parlement.

Une représentation politique des décrets d’avance. L’histoire des représentations des décrets d’avance rejoint celle du pouvoir exécutif sur la longue durée. La République s’enracine, à la fin du XIXe siècle, dans l’exaltation des principes de 1789, l’affirmation de la souveraineté du Parlement, et le rejet du pouvoir personnel. Dans cet idéal, l’ouverture des crédits additionnels par l’Exécutif passe pour difficilement acceptable. Après la crise du 16 mai 1877 – au cours de laquelle le ministère de Broglie, une fois la Chambre dissoute, ouvrait 17,8 millions de crédits par décret – cette pratique rejoint les rangs des hantises républicaines aux côtés de la dissolution, du référendum et des ordonnances[14]. En novembre 1877, la Chambre républicaine refuse de régulariser ces crédits, perçus comme une grave violation de « ce droit imprescriptible de la nation qui réserve à ses représentants le vote des dépenses »[15]. Cet épisode conduira à l’adoption de la grande loi républicaine du 14 décembre 1879 cherchant, sans l’interdire, à limiter au maximum l’ouverture de crédits additionnels par décret. Il faut attendre les crises du XXe siècle pour assister à l’émancipation des pouvoirs budgétaires du Gouvernement, dont l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 reçoit l’héritage. La question des décrets d’avance s’inscrit donc dans une histoire des représentations des formes du pouvoir politique. Il est symptomatique, de ce point de vue, que la loi du 14 décembre 1879 succède de quelques mois à la « constitution Grévy », que l’ordonnance du 2 janvier 1959, succède de quelques semaines à la Constitution du 4 octobre 1958, et que la LOLF précède de quelques années la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Elles sont chacune la traduction financière d’une « idée de droit », pour reprendre les mots de Georges Burdeau, prévalente à une époque donnée dans l’organisation du pouvoir.

 

Une instrumentalisation politique des décrets d’avance. « Comme le Gouvernement est seul juge de savoir quand on se trouve en présence d’un cas “extraordinaire” et “urgent”, il est, en fait, maître de faire usage, quand bon lui semble, de la latitude qui lui est accordée. »[16] Ces mots d’Edgard Allix renseignent sur l’instrumentalisation, opérée par l’Exécutif, des décrets d’avance depuis leur origine. Sous la Ve République, le Gouvernement use et abuse de cette pratique, dans des circonstances parfois bien étrangères aux conditions fixées par les textes organiques[17]. L’Exécutif a pu y voir un procédé pratique pour contourner l’autorisation (et l’opposition) parlementaire, et les principes du droit budgétaire, sans même avoir à faire usage des armes du parlementarisme rationalisé. Entre 1959 et 1969, on ne compte pas moins de 53 décrets d’avance, soit près de cinq par an, dont 16 pour la seule année 1959… ce que le Sénat perçoit à raison comme un « mépris » du Parlement[18]. Dans les mains du général de Gaulle, et de ses ministres, les décrets d’avance passent pour de véritables « lois de finances subreptices »[19] ; ils sont le support de dépenses immédiatement engagées, voire payées. Au stade de la ratification, les Chambres sont placées devant le fait accompli ; l’argent ayant été le plus souvent dépensé. La pratique témoigne, à son niveau, des conflits institutionnels qui opposent le Sénat et le général de Gaulle sur le fonctionnement du système parlementaire et l’exercice du pouvoir au début de la Ve République. Plus tard, les décrets d’avance ont pu servir d’instruments de mise en œuvre de véritables politiques publiques économiques et sociales indépendamment de toute délibération parlementaire[20]. En 2016, le Gouvernement recourt par trois fois à cette pratique pour financer sa politique de l’emploi, alors même que les dépenses projetées étaient suffisamment prévisibles pour figurer en lois de finances[21]. La commission des finances du Sénat ne s’y trompe pas en opposant, à trois reprises, un avis défavorable aux projets de décrets présentés par le Gouvernement…

 

L’étude de la pratique des décrets d’avance confirme donc, s’il le fallait, la porosité de la frontière entre le droit et la politique et atteste des connexions qui relient le droit public financier au droit constitutionnel ainsi entendu.

 

 

 

[1] Je tiens à remercier Alexis Fourmont pour sa relecture.

[2] « En cas d’urgence et de nécessité impérieuse d’intérêt national » (alinéa 4 de l’article 13 de la LOLF), ces conditions substantielles disparaissent, de même que la consultation préalable des commissions parlementaires. Le décret d’avance est alors délibéré en conseil des ministres. L’hypothèse ne s’est jamais produite depuis l’entrée en vigueur de la LOLF.

[3] V. les propos de Gérald Darmanin, JO débats Sénat, séance du 19 novembre 2018, p. 15749 ; JO débats AN, 1ere séance du 12 novembre 2018, p. 11711-11712. Sur cette question, v. A. Fourmont, « Un retour en grâce des décrets d’avance ? », Gestion et Finances publiques, 2019, n°2, p. 15-19.

[4] Ce qui eût été impossible au regard des montants en jeu, bien supérieurs au plafond d’ouverture autorisé par la LOLF.

[5] Le décret procède, corollairement, à l’annulation de 7,2 milliards d’euros de crédits applicables au programme 358 « renforcement exceptionnel des participations financières de l’État », abondé en 2020 pour permettre à l’État d’opérer des recapitalisations d’entreprises stratégiques en difficulté.

[6] L. Saint-Martin, Compte rendu n°72, Commission des finances AN, 12 mai 2021, p. 3.

[7] G. Jèze, « Les finances de guerre de la France », Revue de science et de législation financières, 1915, p. 458 s.

[8] Pour une liste exhaustive, v. G. Champagne, « La pratique des décrets d’avance sous la ve République », RDP, 1983, p. 1013 s.

[9] Propos du sénateur Jean Delsol au cours des débats préparatoires à la loi du 14 décembre 1879 sur les crédits supplémentaires et extraordinaires (Annales du Sénat, 25 mars 1879, p. 65). Lors de cette séance, le champ lexical de la « marche des services » est omniprésent sur tous les bancs.

[10] Ce sont les mots de Locke dans le Second Traité, récemment remis en évidence par Benoît Montay (Doctrine des fonctions de l’Exécutif, Thèse, Université Paris 2, 2017, p. 29.)

[11] G. Jèze, Le Budget, Giard & Brière, 1910, p. 435.

[12] Conseil d’État, Assemblée générale, 21 mars 1946, avis n°328156 (Archives nationales, fonds privé René Cassin, cote 382 AP 75 – dossier 2).

[13] Archives nationales, procès-verbaux des séances en Assemblée générale du Conseil d’État, cote 19990026/1, dossier n°43, p. 14.

[14] Sur ces hantises, v. C. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1995, p. 267 s.

[15] Annales de la Chambre des députés, séance du 27 novembre 1877, p. 317.

[16] E. Allix, Traité élémentaire de science des finances et de législation financière française, Arthur Rousseau, 1907, p. 140. L’Exécutif agit aujourd’hui sous le contrôle du juge, dans des conditions toutefois peu favorables au succès du recours. v. C. Pierucci, « Les parlementaires face aux décrets d’avance devant le juge administratif », RFFP, 2017, n°140, p. 249 s.

[17] V. en ce sens, G. Champagne, art. cit., et les exemples développés.

[18] JO débats Sénat, séance du 6 novembre 1969, p. 685.

[19] JO débats Sénat, 2e séance du 13 décembre 1966, p. 2407 ; v. déjà, JO débats Sénat, séance du 22 décembre 1959, p. 1953-1954.

[20] V. encore, G. Champagne, art. cit., p. 1063 s.

[21] D. n°2016-732 du 2 juin 2016 ; D. n°2016-1300 du 3 octobre 2016 ; D. n°1652 du 2 décembre 2016.

 

 

 

Crédit photo: Markus Spiske