Une nouvelle Assemblée constituante est née : la « Convención constitucional » du Chili

Par Carolina Cerda-Guzman

<b> Une nouvelle Assemblée constituante est née : la « Convención constitucional » du Chili </b> </br> </br> Par Carolina Cerda-Guzman

A la suite du mouvement social d’octobre 2019, le Chili a débuté un important processus constituant. Celui-ci a d’abord été marqué par le référendum du 25 octobre 2020, qui a permis de confirmer la volonté d’un changement de Constitution, dont la rédaction devait être confiée à une toute nouvelle Assemblée constituante. Les élections de cette Assemblée, qui ont eu lieu les 15 et 16 mai derniers, marquent une étape cruciale, car elles donnent naissance à une assemblée inédite au Chili. Non seulement il s’agit de la première Assemblée constituante dans l’histoire constitutionnelle chilienne, mais aussi et surtout il s’agit d’une assemblée pluri-représentative aux pouvoirs limités.

 

In the wake of the social movement of October 2019, Chile started an important constituent process. This process was first marked by the referendum of October 25, 2020, which confirmed the people’s desire for a change in the Constitution, the drafting of which was to be entrusted to a brand new Constituent Assembly. The elections for this Assembly, which took place on May 15 and 16 2021, marked a crucial step, as they gave birth to an Assembly that was unprecedented in Chile. Not only is it the first Constituent Assembly in Chilean constitutional history, but it is also, and above all, a multi-representative Assembly with limited powers.

 

Par Carolina Cerda-Guzman, Maître de conférences à l’Université de Bordeaux, CERCCLE (EA 7436)

 

 

Les 15 et 16 mai derniers, le peuple chilien a été appelé aux urnes pour élire une Assemblée constituante[1]. Ces élections, imposées par les résultats du référendum constitutionnel du 25 octobre 2020, étaient extrêmement attendues, et ce pour diverses raisons. La première est contextuelle. Initialement prévues les 10 et 11 avril 2021, ces élections ont été repoussées d’un mois du fait d’une nouvelle vague épidémique. La deuxième raison est plus profonde. Le Chili a depuis 1989 procédé à une transition démocratique tout en maintenant le texte constitutionnel adopté sous la dictature. L’élection de cette Assemblée constituante permet de commencer enfin le changement de Constitution et ainsi de solder le dernier reliquat de la dictature de Pinochet. La troisième est historique. Il s’agit de la première Assemblée constituante dans l’histoire de ce pays. Si le Chili a déjà eu onze texte constitutionnels, aucun d’entre eux n’avait été rédigé par une Assemblée représentative.

 

Cette Assemblée marque donc d’une pierre blanche l’histoire constitutionnelle de ce pays. Constitue-t-elle pour autant un objet d’étude intéressant pour la compréhension plus générale des processus constituants ? Si l’on s’en tient uniquement au référendum du 25 octobre 2020, le processus constituant chilien ne présente pas de réelle spécificité. Le choix d’un peuple de changer de Constitution ne constitue pas une innovation. Le choix de consulter ce peuple sur les modalités de ce changement ne l’est pas non plus. A cet égard, il est possible ici d’évoquer le référendum constitutionnel français du 21 octobre 1945. Certes, les questions posées lors de ce référendum n’étaient pas aussi claires et explicites que celles posées lors du référendum chilien de 2020, mais elles revenaient, dans le fond, elles aussi à sonder le peuple sur ces mêmes questions : souhaitez-vous changer de Constitution ? Et si oui, cette nouvelle Constitution doit-elle être élaborée par une Assemblée constituante ?

 

Néanmoins, de nombreux autres aspects de ce processus méritent l’étude, encore plus de la part de la doctrine française, puisque l’Assemblée constituante tout nouvellement élue semble en opposition frontale avec la conception française de l’Assemblée constituante. Alors qu’en France les assemblées ont traditionnellement été conçues comme une émanation d’une nation unie, l’Assemblée constituante chilienne se présente comme une institution ayant principalement vocation à représenter la diversité du peuple chilien. En outre, si en France, le pouvoir constituant originaire est souvent conçu comme souverain, et donc disposant d’un pouvoir absolu, l’Assemblée constituante chilienne dispose, au contraire, d’un pouvoir très clairement limité.

 

 

I. Une Assemblée constituante pluri-représentative

Le mouvement social d’octobre 2019 portait en son sein des revendications fortes en termes de renouvellement du personnel politique. La composition de l’Assemblée constituante les traduit fidèlement de sorte qu’elle peut être considérée aujourd’hui comme une assemblée quadruplement représentative : elle l’est politiquement, sexuellement, ethniquement et physiquement.

 

La représentation de la diversité des opinions politiques du peuple chilien s’appuie sur le mode de scrutin choisi pour l’élection de cette assemblée. Dès le 23 décembre 2019 a été promulguée une loi constitutionnelle, qui encadre l’intégralité du processus constituant. Cette révision constitutionnelle prévoit qu’en cas de vote positif du peuple lors du référendum, l’Assemblée constituante, appelée « Convention constitutionnelle », sera composée de 155 citoyens élus conformément au mode de scrutin utilisé pour les élections des députés et sénateurs. Or, leur scrutin est particulier : il est proportionnel et la répartition des sièges suit la méthode dite d’Hondt (également appelée méthode de Jefferson)[2]. Un tel choix permet à la fois de s’assurer d’une représentation large des différents courants politiques tout en favorisant les listes ayant reçu le plus grand nombre de votes. Cette volonté de diversification a été d’autant plus accrue qu’un autre texte a, par la suite, été adopté afin de faciliter le dépôt de candidatures indépendantes, puisqu’une loi constitutionnelle du 20 mars 2020 ouvre la possibilité à au moins deux candidats indépendants de déposer une liste électorale. Ces différentes règles électorales ont permis aux électeurs chilien de pouvoir se prononcer sur des candidatures extrêmement diverses du point de vue politique. Au terme des élections, les 155 sièges de l’Assemblée constituante sont répartis de la manière suivante : 37 sièges pour la coalition de droite Vamos por Chile, 28 sièges pour la coalition de gauche Apruebo Dignidad, 26 sièges pour la coalition d’indépendants appelée La Lista del Pueblo, 25 sièges pour la coalition de centre-gauche La lista del Apruebo, 11 sièges pour la coalition d’indépendants appelée Independientes por una Nueva Constitución, 11 sièges pour diverses listes indépendantes et 17 sièges pour les représentants des peuples originaires. Ainsi, sur les 155 membres, 65 au moins sont des indépendants. Loin d’être l’émanation d’une nation politiquement unie, l’Assemblée constituante chilienne se présente comme un aréopage particulièrement hétéroclite dans lequel aucune formation ne dispose de la majorité absolue et où les individualités ou groupes particuliers priment sur les lignes et fractures politiques.

 

Le deuxième élément à mettre en exergue, et qui en fait une nouveauté dans l’histoire mondiale, tient au fait qu’il s’agit de la première Assemblée constituante à être totalement paritaire. Cette exigence de parité découle de la loi constitutionnelle du 20 mars 2020, qui impose non seulement une parité entre les deux sexes au stade des candidatures[3], mais également au stade de la répartition des sièges. Ainsi, si en fonction des votes obtenus par chaque liste, la parité sur une circonscription électorale donnée n’est pas atteinte, est alors appliquée la procédure suivante : on identifie, parmi celles et ceux qui ont obtenu un siège, le candidat ou la candidate du sexe surreprésenté ayant eu le moins de vote. Cette personne ne peut alors siéger à l’Assemblée et son siège est attribué à la personne du sexe opposé appartenant à son même pacte, parti ou liste, ayant eu le plus de vote. Cette procédure, qui fait primer le sexe sur les règles mathématiques de répartition des sièges, est réalisée autant de fois que nécessaire pour parvenir à un équilibre des sexes. Toutes ces contraintes se sont avérées efficaces. Sur les 155 sièges, 77 sont occupés par des femmes et 78 par des hommes[4].

 

En sus de cette diversité politique et sexuelle, s’ajoute la représentation des peuples originaires. Jusqu’à présent, la représentation de la diversité ethnique dans les institutions politiques n’avait pas été une préoccupation réelle dans ce pays. Le Chili s’est longtemps présenté comme une nation relativement homogène ethniquement. Les institutions politiques refusaient d’accorder une représentation spécifique aux peuples ayant occupé originairement cette terre. Néanmoins, le mouvement social d’octobre 2019 a mis en avant cette question longtemps ignorée. Après de multiples tergiversations, le 21 décembre 2020 a été promulguée une nouvelle loi constitutionnelle qui permet de réserver 17 des 155 sièges à des représentants des peuples originaires. Afin d’avoir une répartition démographique, ces sièges furent répartis de la manière suivante : 7 sièges pour le peuple Mapuche, 2 sièges pour le peuple Aimara, et 1 siège pour chacun des 8 peuples originaires restants (Rapa Nui, Quechua, Lican Antay ou Atacameño, Diaguita, Colla, Kawashkar, Chango, Yagán ou Yámana). Plus concrètement, toute personne appartenant à un peuple originaire pouvait décider au moment du vote, si elle souhaitait voter pour les candidats de son district ou si elle préférait voter pour l’un de ceux qui représentent son peuple originaire, sachant que l’appartenance à un peuple originaire devait avoir été établie préalablement (soit par détermination du service administratif électoral, soit par auto-identification).

 

Enfin, le dernier point à évoquer vise la représentation des personnes handicapées au sein de l’Assemblée. La loi constitutionnelle du 21 décembre 2020 a ainsi imposé que toutes les listes de candidatures déposées comprennent au minimum 5% de candidats ayant un handicap. Ici l’exigence de représentativité ne s’imposait qu’au stade de la candidature.

 

Vues de France, toutes ces règles, visant à s’assurer d’une représentativité réelle des membres de l’Assemblée, peuvent bien évidemment susciter l’étonnement, tant elles vont à l’encontre de la conception unitaire de la nation, défendue vigoureusement en son temps par l’Abbé Sieyès. Toutefois, il faut également réaliser qu’elles vont également à l’encontre des traditions chiliennes elles-mêmes, car le Chili a pratiquement toujours vécu sous la forme d’un Etat unitaire et refusait de consacrer dans son droit toute distinction ethnique ou physique. En ce sens, le Chili et la France partageaient jusqu’alors une conception commune de la souveraineté nationale. On peut alors mesurer le changement radical qu’a pu constituer l’élection de cette Assemblée constituante au Chili ; ce même changement que l’on sent également poindre en France, comme en atteste la composition de la Convention citoyenne pour le climat. Néanmoins, on ne sait pas encore si cette pluri-représentativité se reflètera dans la rédaction de la Constitution finale, d’autant que le processus de rédaction est fortement encadré.

 

 

II. Une Assemblée constituante non-souveraine

D’un point de vue théorique, le pouvoir constituant originaire est souverain. Ainsi les 155 membres de l’Assemblée constituante devraient être libres de rédiger le texte qu’ils souhaitent. Cependant, des limites constitutionnelles ont été posées par le Parlement à l’action de l’Assemblée constituante afin de s’assurer que le mandat donné à ses membres soit respecté.

 

L’une des premières contraintes, qui a longtemps été au cœur du débat public chilien, est celle relative aux règles de vote au sein de l’Assemblée. La loi constitutionnelle précitée du 23 décembre 2019 précise que l’Assemblée devra approuver les normes et le règlement d’adoption de ces normes par une majorité des deux tiers de ses membres en exercice. Concrètement, toutes les dispositions du texte constitutionnel à venir doivent recueillir l’accord d’au moins 104 membres pour être adoptées. Ce dispositif a été appelé au Chili « quorum de blocage ». Il avait été prévu par les opposants à la nouvelle Constitution comme un moyen d’empêcher qu’une courte majorité de gauche ou libérale (dans le sens social du terme) parvienne à imposer certains articles particulièrement avant-gardistes. Toutefois, les résultats de l’élection constituante font taire ces craintes. D’une part, la coalition des partis de droite ne dispose pas des sièges suffisants pour constituer à elle seule une minorité de blocage. D’autre part, l’Assemblée est si diversifiée politiquement, avec en son sein un nombre élevé d’élus indépendants, que chaque disposition devra compter avec une majorité de circonstance pour être adoptée.

 

D’autres règles relatives au fond ont également été prévues. Ainsi, selon cette même loi constitutionnelle, le texte de la « Nouvelle Constitution » doit respecter « le caractère républicain de l’Etat chilien, son régime démocratique, les décisions judiciaires définitives et exécutoires, et les traités internationaux en vigueur ratifiés par le Chili ». Cette disposition, qui fait en partie écho en France à la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, a été défendue par les partis favorables à la « Nouvelle Constitution ». En effet, l’objectif était ici de s’assurer que le processus constituant ne soit pas une occasion pour les plus conservateurs des membres de l’Assemblée de réinstaurer une Constitution dictatoriale et surtout que les constituants s’astreignent à atteindre les standards internationaux en matière de protection des droits de l’Homme.

 

Ces limitations sont, comme on peut le voir, importantes. Pour autant, on pourrait considérer qu’elles ne sont que de barrières de papier, dès lors qu’une fois instituée l’Assemblée constituante pourrait faire fi de ces contraintes. Toutefois, comme le précise l’article 135 de la Constitution, « Tant que n’entre pas en vigueur la Nouvelle Constitution (…), cette Constitution restera en vigueur, sans que l’Assemblée ne puisse lui nier son autorité ou la modifier ». Ainsi, l’Assemblée constituante reste soumise à l’actuelle Constitution et est en ce sens un pouvoir constituant dérivé. Afin de s’assurer du respect des règles procédurales la révision constitutionnelle de 2019 prévoit un recours ad hoc. Cinq ministres de la Cour suprême tirés au sort pourront être saisis par un quart des membres de l’Assemblée constituante afin de se prononcer sur leurs éventuelles violations. Toutefois, la révision précise que ce recours ne pourra jamais porter sur le respect des limites matérielles, donc celles relatives au contenu de la future Constitution. Ainsi, sur ce point, la digue entourant le pouvoir de l’Assemblée constituante apparaît moins solide.

 

Si ces différentes sujétions peuvent être critiquées d’un point de vue théorique, elles posent surtout problème sur le plan plus prosaïque de l’action concrète de cette Assemblée. A cet égard, la contrainte la plus préjudiciable est celle de la limite temporelle. En effet, le temps accordé à l’Assemblée constituante pour parvenir au texte, qui sera ensuite soumis à l’approbation du peuple par référendum, est de seulement neuf mois, avec une seule extension possible de trois mois. Si au terme de ce délai maximum d’un an l’Assemblée n’était pas parvenue à un accord, elle serait dissoute de plein droit. Ce délai est donc extrêmement serré, d’autant plus que sa composition singulière ne facilitera pas la création de coalitions. Parvenir à relever un tel défi est tout le mal que l’on souhaite à cette nouvelle Assemblée constituante car il en va non seulement de l’avenir démocratique du Chili, mais aussi du progrès dans la connaissance du droit constitutionnel. Son échec empêcherait les constitutionnalistes de tirer des enseignements précieux sur les liens entre composition des Assemblées constituantes et rédaction des textes constitutionnels, un domaine qui suscite encore et toujours de riches réflexions.

 

 

 

 

[1] Le peuple était également appelé à élire les gouverneurs régionaux, les maires et les conseillers municipaux.

[2] Selon cette clé de répartition, le nombre de votes obtenu par chaque liste dans une circonscription donnée est successivement divisé par 1, 2, 3, etc. (jusqu’au nombre de sièges à pourvoir). Les quotients obtenus sont alors organisés par ordre de grandeur décroissante. Chaque siège est distribué au fur et à mesure à la liste ayant obtenu le quotient le plus élevé. Cette méthode est par exemple utilisée pour l’élection des sénateurs en Belgique.

[3] Les listes déposées devaient comporter un nombre égal d’hommes et de femmes (avec la possibilité d’un écart d’une personne) et chaque liste devait débuter par le nom d’une candidate, et ensuite alterner successivement avec le nom d’un candidat. L’infraction à ses règles conduisait au rejet du dépôt de la liste.

[4] Il est même intéressant de noter que cette règle a, dans les faits, surtout avantagé les hommes, car cette règle a été appliqué 17 fois et, dans 12 de ces cas, le sexe surreprésenté était le sexe féminin. Ainsi 12 candidates ont dû céder leur siège à des candidats, alors que seuls 4 candidats ont dû céder leur siège à une candidate.

 

 

 

Photo: Logo du parti Apruebo Dignidad (coalition de partis de gauche) ayant remporté 28 sièges au sein de l’Assemblée constituante. Domaine public