Esquisse d’un bilan de la jurisprudence constitutionnelle aux temps de la Covid-19

Par Julien BIDOUX PÉREZ

<b> Esquisse d’un bilan de la jurisprudence constitutionnelle aux temps de la Covid-19 </b> </br> </br> Par Julien BIDOUX PÉREZ

La jurisprudence du Conseil constitutionnel pendant l’état d’urgence sanitaire se caractérise à la fois par sa souplesse et son évolutivité, puisque le juge a su intensifier son contrôle au fur et à mesure de la crise, après une période initiale de paralysie ; cependant, l’efficacité de son contrôle souffre d’évidentes limites liées à la pusillanimité du Conseil face aux « circonstances particulières » de la pandémie.

 

The Constitutional Council’s jurisprudence during the state of sanitary emergency appears to be, on one hand, flexible and dynamic, as the judge, after a short period of paralysis, intensified its control progressively during the crisis ; however, its efficiency suffers from evident limits due to its cautiousness when faced with the  »peculiar circumstances » of the pandemic.

 

Par Julien Bidoux Pérez, élève-normalien, diplômé en droit public de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

 

 

Le navire Constitution aura gîté à de nombreuses reprises pendant cette période d’état d’urgence sanitaire, mais il n’a cependant pas été piégé dans les glaces de la pandémie, comme en témoigne la pléthorique jurisprudence du Conseil. Or, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, la France semble devoir se libérer, lentement mais sûrement, à la faveur du vaccin, du joug de la Covid-19 ; dès lors, le Conseil n’aura peut-être plus l’opportunité de se prononcer sur les dispositions législatives relatives à la pandémie, bien qu’un projet de loi visant à proroger l’application du pass sanitaire au-delà du 15 novembre soit à l’étude. Il est donc possible d’esquisser brièvement un premier bilan de sa jurisprudence face à la crise de la Covid-19, sans se limiter d’ailleurs aux seules décisions relatives au régime de l’état d’urgence sanitaire : en effet, l’une de nos intuitions est que la crise a exercé une influence parfois diffuse mais notable sur sa jurisprudence, y compris lorsque les décisions ne portaient pas spécifiquement sur ce régime[1]. Nous brosserons dès lors à grands traits les caractéristiques majeures de la jurisprudence de cette longue période s’étendant du 26 mars 2020 au 5 août 2021, en tentant de démêler, selon le mot fameux de Frédéric Bastiat, « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ».

 

 

I. Une jurisprudence d’exception adaptée à une crise sans précédent

L’on ne peut en effet qu’être frappé par le caractère exceptionnel de la jurisprudence de crise du juge constitutionnel : si celui-ci est particulièrement éclatant aux premiers temps de la crise de la Covid-19, il n’en demeure pas moins que l’ensemble de la jurisprudence de l’état d’urgence sanitaire est placé sous le signe d’un certain pragmatisme, et d’une relative bienveillance à l’égard des choix opérés par le législateur en matière de restrictions de droits et libertés.

 

En effet, à l’instar de la jurisprudence constitutionnelle de l’état d’urgence « anti-terroriste » issu de la loi du 3 avril 1955 et de ses nombreux avatars successifs, les décisions du Conseil relatives à l’état d’urgence sanitaire se caractérisent pas des solutions spécifiques et adaptées à une situation de crise inédite. Ce corpus constitue un véritable « droit constitutionnel jurisprudentiel d’exception[2] », qui se détache du droit des temps normaux et par lequel le Conseil module des principes et des règles de valeur constitutionnelle ordinairement solides. Même si cette particularité tend à s’atténuer au fur et à mesure de la crise, cette tendance jurisprudentielle, qui constitue une des originalités majeures des décisions rendues pendant cette période, s’est ainsi avérée exceptionnelle à plusieurs titres, en particulier pendant les toutes premières semaines de l’état d’urgence sanitaire.

 

En témoigne notamment la suspension, à l’initiative du Conseil lui-même, des délais impartis aux trois juridictions suprêmes pour statuer sur la transmission des QPC puis, le cas échéant, sur la constitutionnalité des dispositions contestées[3]. Par conséquent, le Conseil n’a commencé à statuer sur les QPC transmises après le début de l’état d’urgence sanitaire qu’à partir du 17 juin 2020. Cette stratégie visait délibérément à garantir, pendant plusieurs mois, une forme d’immunité juridictionnelle temporaire au nouveau régime de l’état d’urgence sanitaire. En confirmant la constitutionnalité de cette loi organique dans sa décision du 26 mars 2020, le Conseil a donc accordé son aval à cette relative mise entre parenthèses du contentieux constitutionnel de l’état d’urgence sanitaire – il n’a ainsi rendu que 17 décisions entre le 26 mars et le 16 juin, dont seulement deux concernent l’état d’urgence sanitaire. Le Conseil y valide l’essentiel des dispositions contestées[4].

           

Outre leur parcimonie artificielle, les rares décisions de cette première période entre mars et juin 2020 se caractérisent par deux autres traits. D’une part, le Conseil a admis qu’il était possible de déroger à des règles constitutionnelles textuelles ne souffrant d’aucune ambiguïté interprétative. En effet, l’article 46 de la Constitution prévoit qu’un projet de loi organique « ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt ». Or, ce délai n’a pas été respecté en raison de l’adoption en catastrophe de la loi organique. Le Conseil a cependant choisi de fermer les yeux sur cette évidente violation d’une règle de procédure de valeur constitutionnelle, au nom des « circonstances particulières de l’espèce »[5].

 

Enfin, le Conseil a manifesté le même pragmatisme en faisant très nettement primer, dans sa décision du 11 mai 2020 relative à la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé sur l’ensemble des droits et libertés garantis par la Constitution, permettant ainsi de justifier de très nombreuses restrictions. Cet objectif de valeur constitutionnelle acquiert dès lors une portée inédite. Paradoxalement, le Conseil n’a ainsi exercé qu’un contrôle minimal sur les mesures instituées, alors même qu’une situation de crise appellerait un contrôle renforcé et d’autant plus exigeant que les restrictions de libertés sont nombreuses et protéiformes.

 

Toutefois, le Conseil amorce une évolution à partir du mois de juin 2020, c’est-à-dire à partir du moment où le flot des QPC transmises reprend progressivement son cours habituel.

 

 

II. Une jurisprudence progressivement normalisée, voire renforcée

Avec la fin de la suspension des délais de transmission des QPC, la jurisprudence du Conseil prend naturellement de l’ampleur : il rend ainsi un total de 48 décisions entre le 17 juin 2020 et le 4 mars 2021 – activité plus modeste que de coutume, mais qui rompt indéniablement avec sa quasi-inertie antérieure.

 

Il se montre alors progressivement moins réticent à censurer les dispositions législatives contestées, ou à en neutraliser l’inconstitutionnalité par des réserves d’interprétation parfois audacieuses. En témoigne sa mise en pièces du délit de recel d’apologie d’actes de terrorisme[6] ou de la tentation de substituer un régime d’autorisation au régime de déclaration préalable des manifestations[7]. Le juge constitutionnel tend à renforcer ses exigences au fur et à mesure de l’installation de la crise sanitaire dans la durée. La suprématie de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé s’érode petit à petit au profit d’autres droits et libertés, notamment les droits de la défense, au nom desquels ont été censurées l’utilisation de la visio-conférence sans accord des parties[8], l’absence d’information du prévenu de son droit de se taire, dans plusieurs cas de figure[9] ou encore la prolongation de plein droit des détentions provisoires sans intervention systématique d’un juge[10]. Le Conseil applique le triple test de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité des mesures à un champ de plus en plus large de droits et libertés constitutionnels, accentuant ainsi son contrôle de proportionnalité[11] dans un sens plus favorable aux justiciables.

 

Enfin, le Conseil saisit l’opportunité de la crise sanitaire pour étendre le champ de sa compétence, en particulier grâce à son spectaculaire revirement de jurisprudence sur le régime contentieux des ordonnances non ratifiées, autrefois l’apanage exclusif du juge administratif. En effet, les dispositions issues d’une ordonnance non ratifiée étaient regardées comme des dispositions réglementaires, et ne pouvaient dès lors être contestées que devant le juge administratif. Or, le Conseil décide, au prix d’une interprétation constructive, qu’elles doivent désormais être considérées comme des dispositions législatives, et peuvent dès lors être contestées dans le cadre d’une QPC[12]. Bien que décriée par une partie de la doctrine, cette nouveauté offre incontestablement une nouvelle garantie pour le justiciable, en étendant le champ matériel des dispositions susceptibles d’être contestées dans le cadre d’une QPC, a fortiori dans le cadre d’une crise sanitaire au cours de laquelle de très nombreuses dispositions normatives ont été prises par ordonnance.

 

Toutefois, cette amélioration d’ensemble ne saurait occulter les limites affectant toujours les décisions du Conseil, y compris pendant cette période de normalisation progressive à partir de juin 2020.

 

 

III. Une jurisprudence souffrant de limites persistantes

En effet, contraint par le risque de propagation de la pandémie, le Conseil évite de désavouer frontalement les mesures-phares de la lutte contre l’épidémie. Par exemple, le contrôle de proportionnalité de la fermeture des établissements recevant du public demeure bien abstrait, le juge n’ayant pas nécessairement les ressources – ni, peut-être, le temps ? – de vérifier si des mesures moins contraignantes eussent pu être prises. De façon similaire, il renonce à opérer un véritable distinguo entre l’état d’urgence sanitaire et le régime de sortie de crise mis en place à l’été 2020, alors même que les pouvoirs exceptionnels accordés aux autorités publiques sont essentiellement les mêmes, engendrant ainsi une confusion entre état d’urgence et droit commun[13]. Enfin, dans sa décision du 31 mai dernier sur la loi de gestion de la sortie de crise sanitaire[14], il affirme que le législateur n’a pas à fixer un seuil chiffré pour l’application des dispositions subordonnant l’accès des individus à de grands rassemblements : autrement dit, il restreint volontairement son pouvoir d’appréciation en laissant ainsi une forte marge de manœuvre au législateur et au Gouvernement[15].

 

En somme, la crise sanitaire révèle deux tendances contradictoires au sein du Conseil. D’un côté, il étend sa compétence matérielle, semble donner des gages au justiciable, par exemple en élargissant le champ des dispositions pouvant faire l’objet d’une QPC. D’un autre côté, il s’arrête au milieu du gué et renonce à exercer un contrôle approfondi, à assumer les conséquences de ses décisions, particulièrement en ce qui concerne le régime de l’état d’urgence. Le Conseil gagnerait pourtant à surmonter ses contradictions, ce qui implique de se montrer à la hauteur des conséquences de sa jurisprudence, en accordant le plus grand soin à la rigueur et à la clarté du raisonnement suivi. C’est à ce prix qu’il pourra prétendre exercer pleinement le rôle de juge des droits et libertés que notre système institutionnel lui a confié.

 

 

 

[1] Nous développons ces réflexions dans notre mémoire de Master 2 soutenu à l’Université Paris-I Panthéon Sorbonne en juin 2021 sous la direction de la professeure Agnès ROBLOT-TROIZIER.

[2] Xavier MAGNON, « Les principes d’un droit constitutionnel jurisprudentiel d’exception », AJDA 2020. 1257.

[3] Loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19.

[4] Décisions n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 et 2020-800 DC du 11 mai 2020.

[5] Décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020.

[6] Décision n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020 – M. Théo S.

[7] Décision n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020 – Loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire.

[8] Décisions n° 2020-872 QPC du 15 janvier 2021 – M. Krzystof B. et 2020-911/919 QPC du 4 juin 2021 – M. Wattara B. et autres.

[9] Décisions n° 2020-886 QPC du 4 mars 2021 ; 2020-894 QPC du 9 avril 2021 ; 2020-921 QPC du 18 juin 2021.

[10] Décision n° 2020-878/879 QPC du 29 janvier 2021 – M. Ion Andronie R. et autre.

[11] Valérie GOESEL-LE BIHAN, « Le contrôle de proportionnalité au Conseil constitutionnel », AJDA 2021. 786.

[12] Décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020 – Force 5.

[13] Décisions n° 2020-803 DC du 9 juillet 2020 et 2021-824 DC du 5 août 2021.

[14] Décision n° 2021-819 DC.

[15] Décision n° 2021-819 DC du 31 mai 2021 – Loi relative à la gestion de la sortie de la crise sanitaire.