Le nouvel arrêt du Tribunal constitutionnel polonais sur l’application du droit européen : quelles conséquences juridiques ?

Par Florian Reverchon

<b>Le nouvel arrêt du Tribunal constitutionnel polonais sur l’application du droit européen : quelles conséquences juridiques ? </b> </br> </br> Par Florian Reverchon

L’importance de cette décision et sa complexité nous paraissent justifier un double regard. Cette première analyse, qui procède à une utile remise en contexte, sera donc suivie d’un second billet plus critique et davantage centré sur l’étude du droit de l’Union rédigé par M. Wojciech Zagorski.  

 

La décision par laquelle le Tribunal constitutionnel polonais a, le 7 octobre 2021, déclaré partiellement inconstitutionnel le principe de primauté du droit européen est assez semblable sur le fond à celle d’autres cours européennes. Elle s’en distingue en ne tempérant pas la règle de suprématie constitutionnelle par une méthode d’interprétation conciliante à l’égard du droit européen. C’est pourquoi, plus qu’une véritable « sortie juridique » de l’Union, on doit redouter que, combinée avec le renforcement des sanctions disciplinaires contre les juges et l’épuration de la magistrature, elle ne rende plus aléatoire l’application du droit européen par le juge polonais.

 

The decision of the Polish Constitutional Court of 7 October 2021 to declare the principle of the primacy of European law partially unconstitutional is quite similar in substance to that of other European courts. It differs from them by not combining the rule of constitutional supremacy with a method of interpretation more conciliant towards European law. Rather than a real « legal exit » from the Union, one can be concerned that, combined with the new strong disciplinary sanctions against judges and the purging of the judiciary, it should make the application of European law by the Polish judge more uncertain.

 

Par Florian Reverchon, Doctorant des Universités Lyon-III et Paris-II

 

 

Le Tribunal constitutionnel polonais a rendu le 7 octobre 2021 une décision radicale par sa conception de la supériorité du droit constitutionnel national sur les normes européennes. Il déclare en effet partiellement incompatibles avec la Constitution polonaise trois articles du Traité sur l’Union européenne (TUE), tendant par là encore un peu plus les relations entre l’Union et la Pologne.

 

L’arrêt répond à la saisine du Tribunal, le 29 mars 2021, par le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, qui contestait le fondement juridique sur lequel s’appuie la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour examiner la conventionalité des réformes de la justice mises en œuvre par le Gouvernement polonais.

 

Depuis 2015, la coalition de droite formée autour du parti Droit et Justice (PiS) a en effet modifié plusieurs fois les lois sur l’organisation des tribunaux, le statut des juges ordinaires, de la Cour suprême (Sąd Najwyższy), et du Conseil de la magistrature, prétendument pour y effacer un héritage communiste encore présent. Parmi les mesures les plus controversées, l’abaissement de l’âge de départ à la retraite et la réforme du conseil de la magistrature ont permis au gouvernement de remplacer de nombreux juges (44% de l’effectif de la Cour suprême, par exemple). En outre, une chambre disciplinaire, dont les membres, nommés directement par le pouvoir exécutif, bénéficient d’un traitement plus avantageux, a été créée au sein de la Cour suprême. Elle juge, à peine d’amende, de mutation ou de révocation, les magistrats à raison, non seulement de leur conduite, mais aussi, ce qui est inhabituel, du contenu des décisions qu’ils rendent, y compris celles appliquant le droit européen[1].

 

Ces changements pouvant affecter l’impartialité de la justice ont été contestés, d’une part, par voie de questions préjudicielles posées par la Cour suprême polonaise à la CJUE (ayant donné lieu le 19 novembre 2019 à l’arrêt dit A. K.) et, d’autre part, par la Commission, par voie de recours en manquement. Trois arrêts définitifs ont déjà été rendus constatant un manquement en raison des règles sur l’âge de départ à la retraite des juges (Commission c. Pologne, resp. 24 juin et 5 novembre 2019) et du statut de la chambre disciplinaire (15 juillet 2021). Par ailleurs, dans le cadre d’un quatrième recours, la CJUE a, le 14 juillet 2021, ordonné à titre conservatoire la cessation des activités de la chambre disciplinaire de la Cour suprême. Le même jour, le Tribunal constitutionnel polonais jugeait cette ordonnance de référé contraire à la constitution polonaise. En réaction, la Commission a saisi la CJUE le 7 septembre 2021 d’une demande de sanctions financières et a engagé une procédure de manquement sur manquement à l’encontre de la Pologne.

 

Dans sa décision du 7 octobre, le Tribunal constitutionnel a donné raison au ministre sans réserve, devenant ainsi le premier for d’un État membre à déclarer un article du traité lui-même incompatible avec la constitution. Cela seul suffit à expliquer le retentissement de la décision qui, pourtant, derrière son style lapidaire, peut sembler pour le reste assez banale : elle n’est pas la première à rejeter en substance toute interprétation du TUE qui permettrait aux juges nationaux d’écarter une norme constitutionnelle pour appliquer le droit de l’Union (cf. le résumé de l’ancien vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé).

 

Est-ce à dire qu’elle a suscité l’indignation dans les chancelleries étrangères pour des raisons principalement politiques, et non techniques ou juridiques, comme l’affirmait le secrétaire d’État aux Affaires européennes, Clément Beaune ?

 

Ce billet, en rappelant le contexte juridique entourant la décision, propose quelques éléments de réponse.

 

 

I. L’article 19 du TUE, fondement du contrôle de la CJUE sur les réformes de la magistrature polonaise

Les recours en manquement de la Commission contre la Pologne sont tous fondés sur le grief de violation de l’article 19, § 1, al. 2 du TUE, lequel impose aux États membres de prévoir des voies de recours assurant une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Selon le raisonnement de la Commission, suivi par la CJUE, c’est dans la mesure où les magistrats de l’ordre juridique interne « sont susceptibles de statuer, en cette qualité, sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union » (arrêt du 15 juillet 2021, point 51) qu’une règle, même relative à la seule organisation des tribunaux internes, peut entraîner un manquement à l’article 19, si elle porte atteinte à l’indépendance des juges et, donc, à l’impartialité des décisions rendues par eux relativement au droit européen. Du fait que l’application des normes européennes est assurée, en premier lieu, par les juges nationaux, cette interprétation, quoique assez éloignée de la lettre du traité, peut être défendue, afin que le droit à un recours effectif et à un tribunal impartial, garanti par l’art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, ne soit pas purement théorique (ibid., point 57).

 

L’applicabilité de l’article 19 fondant sa compétence, la CJUE n’a ensuite aucun mal à prouver que chacune des réformes du PiS contribue, au moins en apparence, à diminuer l’indépendance des juges à l’égard de l’exécutif. Par exemple, les règles de nomination de la chambre disciplinaire (tous désignés par le seul président de la République au tour extérieur) font naître des doutes « dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif, et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent » (ibid., point 86). De même, les procédures de mise à la retraite sont contraires au « principe d’inamovibilité des juges qui est inhérent à leur indépendance » (arrêt du 24 juin 2019, point 96).

 

 

II. Un arrêt de principe lapidaire visant à écarter tout droit de regard de la CJUE sur le statut des juges polonais

L’interprétation de l’article 19 étant le fondement de toutes les décisions de la CJUE perçues à Varsovie comme autant d’ingérences dans l’organisation judiciaire – compétence  non attribuée à l’Union – le chef du Gouvernement polonais voulait obtenir une décision déclarant celui-ci inconstitutionnel. Il a donc saisi le Tribunal constitutionnel, compétent, selon l’art. 188 de la constitution, pour examiner de manière abstraite la constitutionalité des engagements internationaux sur requête de certains hauts personnages de l’État. Nominalement, le recours visait donc l’article 19 en lui-même.

 

Le Tribunal, après avoir plusieurs fois sursis à statuer, a finalement donné entièrement raison au ministre par une sentence courte et à peine motivée. Les juges polonais se bornent en effet à déclarer, sans plus se justifier, que sont contraires à la constitution polonaise :

1° les art. 1er (création de l’Union) et 4, § 3 (coopération loyale entre Union et États) du TUE, dans la mesure où ils permettent aux organes de l’Union d’agir au-delà de leurs compétences, ou contestent la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique polonais, la souveraineté ou le caractère démocratique de la Pologne ; 

2° l’art. 19, dans la mesure où il permet aux juges nationaux d’écarter certaines dispositions constitutionnelles pour assurer l’application du droit européen ;

3° ce même art. 19, en permettant à une juridiction nationale de contester la légalité de la procédure de nomination d’un juge ou d’une résolution du Conseil national de la magistrature, ou de considérer comme nulle la nomination d’un juge pour de tels motifs.

 

Ce verdict est un assemblage assez baroque, qui vise moins les articles eux-mêmes que certaines de leurs interprétations. Or, parmi celles que condamnent les juges de Varsovie, il en est de manifestement erronées — peut-on sérieusement croire que le TUE conduise à rejeter le principe démocratique ? — ou absurdes — le traité ne peut autoriser lui-même les organes de l’Union à excéder les compétences qu’il définit —, qui n’ont jamais été soutenues par la CJUE. C’est une stratégie éristique classique mais malhonnête : attribuer à l’adversaire une pensée excessive, qu’il n’a pas eue, pour le discréditer. Cela ne changera cependant guère l’état du droit positif, puisque les thèses rejetées ne sont pas défendues sous cette forme par l’Union.

 

Une partie du dispositif est ensuite plus directement liée au contexte politique actuel en Pologne, et menace le corps judiciaire : le 3e point du verdict rendra les poursuites plus aisées contre des magistrats qui tâcheraient de restreindre l’application des nouvelles règles de nomination ou, dans certains cas, de déposer des demandes d’examen préjudiciel à Luxembourg pour écarter des normes polonaises (arrêt du 15 juillet 2021, points 215-237).

 

 

III. Position classique sur la primauté de la Constitution ou « Polexit » judiciaire ? 

C’est toutefois surtout le deuxième point de la décision, remettant en cause le principe de primauté du droit européen, qui a suscité des réactions courroucées à Bruxelles et dans d’autres chancelleries. On a déjà souligné la faible originalité de la sentence polonaise à ce sujet : la plupart des cours constitutionnelles européennes trouvent déjà à ce principe — que la CJUE, depuis l’arrêt Costa c. Enel (1964), ne cesse de réaffirmer — une limite dans certaines normes de valeur constitutionnelle[2] et affirment donc, contre la position des organes de l’UE, que la constitution ne peut être écartée pour assurer l’application du droit européen. Par exemple, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, constante depuis 2006, on ne saurait transposer une directive contraire à l’identité constitutionnelle de la France (DC Loi relative à l’énergie, 30 nov. 2006).

 

Cependant, les juges nationaux s’efforcent généralement de limiter les conflits de normes, tantôt en affirmant, comme en Allemagne, que l’examen de conformité doit être bienveillant (europafreundlich), ou en rappelant, comme en France, que la mise en œuvre des actes du droit dérivé est aussi une exigence constitutionnelle. Ils tempèrent donc l’affirmation théorique — que leurs fonctions les conduisent à tenir — de la primauté constitutionnelle par une attitude accommodante, rendue nécessaire par l’art. 19, et au reste facilement tenable en pratique.

 

Le jugement de Varsovie, laconique, est plus cavalier à l’égard de la cour de Luxembourg. Dépourvu d’indications techniques sur la méthode à employer par le juge national pour déterminer si une règle européenne ou une interprétation de la cour est contraire aux dispositions constitutionnelles, il dégage, au mieux, un parfum d’indifférence à l’égard du droit européen, au pire, l’impression d’une décision ad hoc, voulant jeter le voile sur des réformes contestées.

 

Il serait cependant faux de penser que cette décision représente en elle-même une étape vers un « Polexit » légal, situation dans laquelle la Pologne n’appliquerait plus systématiquement l’ensemble du droit européen et se placerait ainsi comme en dehors de l’Union. Elle pourrait très bien n’avoir guère de conséquences, puisqu’elle se contente en la matière d’affirmer des principes assez théoriques, guère inédits, et que le TUE n’est déclaré incompatible que dans certaines de ses interprétations. Elle serait néanmoins, c’est indéniable, aisément manipulable dans un sens hostile à l’intégration européenne. On peut penser que le Gouvernement polonais aura à cœur de l’éviter pour l’instant, s’il veut obtenir le versement des fonds du plan de relance européen et conserver le soutien d’une population peu favorable à une bataille juridique. Il est donc peu probable qu’il s’offre le luxe d’un scandale en faisant déclarer invalides par ses tribunaux des pans entiers du droit européen.

 

Paradoxalement, le danger pourrait venir des juges eux-mêmes. La principale conséquence concrète de la décision — qui nous semble aussi la plus préoccupante — est d’entériner la possibilité de sanctions disciplinaires — étendues par les nouvelles réformes — contre les magistrats qui chercheront, dans un litige, à faire primer le droit européen, même devant une loi ordinaire, ou à en référer à la CJUE. On ne peut donc exclure que, par esprit de soumission ou de crainte, ceux-ci aient des scrupules à le faire, ce qui, si une telle tendance devenait générale, pourrait effectivement rendre aléatoire la mise en œuvre du droit de l’Union en Pologne.

 

 

 

[1] Art.  107 de la loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun du 27 juillet 2001. Les autres lois modifiées sont la loi sur la Cour suprême du 8 décembre 2017 et la loi sur le Conseil de la magistrature du 12 mai 2011.

[2] De même, le contrôle du respect du principe d’attribution, qu’évoque le point 1 du verdict, n’est pas une spécialité polonaise : le Tribunal constitutionnel allemand, qu’on ne peut guère soupçonner d’allégeance au pouvoir exécutif, exerce un contrôle ultra vires sur les actes de l’Union, fondé sur l’existence de prérogatives souveraines du peuple allemand, découlant du principe démocratique appartenant à l’identité constitutionnelle établie par la Loi fondamentale (dernier exemple en date en 2020).

 

 

 

Crédit photo: Adam Guz/KPRM CC BY-NC-ND 2.0