Le mandat d’amener délivré à l’encontre d’un ancien président de la République aux fins de son témoignage lors d’un procès pénal en cours est parfaitement conforme à la Constitution

Par Mathieu Carpentier

<b> Le mandat d’amener délivré à l’encontre d’un ancien président de la République aux fins de son témoignage lors d’un procès pénal en cours est parfaitement conforme à la Constitution </b> </br> </br> Par Mathieu Carpentier

Nicolas Sarkozy, ancien président de la République, a été requis de témoigner devant le tribunal correctionnel à l’occasion du procès où sont jugés certains de ses anciens collaborateurs. Une partie de la doctrine y voit une atteinte grave et manifeste à la Constitution. Le présent billet démontre le contraire : rien n’empêche un ancien président de témoigner devant un tribunal sur des faits qui se rattachent à l’exercice de ses fonctions, et rien n’empêche les juges de l’y contraindre. Quant à savoir si, au cas d’espèce, ils étaient bien avisés de le faire, c’est une autre question.

 

The judges presiding over the trial of former collaborators of former French President Nicolas Sarkozy have issued a warrant against him requiring him to testify before the court. Many law professors have written op-eds claiming that this is a serious and manifest violation of the Constitution. This article shows the opposite: nothing prevents a former president from testifying before a court on facts that are related to the exercise of his functions, and nothing prevents judges from forcing him to do so. Whether they were well advised to do so in this case is another matter.

 

Par Mathieu Carpentier, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole

 

 

Nicolas Sarkozy s’est donc rendu devant la 35e chambre correctionnelle du Tribunal de Paris afin d’y témoigner au cours du procès des « sondages de l’Elysée ». La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe : face au refus de M. Sarkozy de comparaître, les juges avaient délivré un mandat d’amener à son encontre. Voilà qui n’a pas manqué de soulever l’ire d’une partie de la doctrine qui y voit une atteinte profonde à l’« immunité » du président de la République. Au cours de sa disposition, M. Sarkzoy a d’ailleurs affirmé avoir lu « pratiquement toutes les tribunes qui ont été publiées par d’innombrables constitutionnalistes et professeurs de droit » et « aucun d’entre eux ne dit le contraire » : contraindre un ancien président à témoigner est contraire à la Constitution.

 

Qu’il soit néanmoins permis d’apporter une voix dissidente, d’ailleurs partagée par une partie de la doctrine : le mandat d’amener délivré à l’encontre de M. Sarkozy est parfaitement conforme à la Constitution. Pour le comprendre il convient de préciser ce qu’il faut entendre par « immunité » présidentielle, terme qui recouvre en réalité deux régimes distincts protecteurs du statut présidentiel, celui de l’irresponsabilité et celui de l’inviolabilité.

 

L’irresponsabilité établie par l’article 67 al. 1 de la Constitution correspond à ce qu’on appelle parfois (notamment en droit international) une immunité fonctionnelle : le président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous la double réserve d’une mise en cause de cette responsabilité devant la Cour pénale internationale ou devant la Haute Cour. L’inviolabilité, établie par l’article 67 al. 2 correspond à une immunité personnelle : le président ne peut faire l’objet d’aucune voie de droit ou d’exécution pendant la durée de son mandat. Cette inviolabilité prend fin un mois après la cessation de ses fonctions. Pendant toute la durée de son mandat, il ne peut donc faire l’objet d’aucune poursuite ou action ni être requis de témoigner, quand bien même seraient en cause des faits accomplis en dehors de l’exercice de la fonction présidentielle. Si le président tue son épouse, il sera pénalement responsable de ses actes, mais l’action publique ne pourra être mise en mouvement à son encontre avant l’expiration d’un délai d’un mois après la cessation de ses fonctions ; de la même manière si le président commet un crime international, il ne pourra être traduit devant la CPI qu’à l’échéance de ce même délai.

 

La délivrance d’un mandat d’amener, c’est-à-dire d’une mesure coercitive, a contribué à hystériser inutilement le débat. L’inviolabilité de M. Sarkozy ayant pris fin le 15 juin 2012, le fait que le témoignage soit provoqué par une mesure coercitive plutôt qu’avec le consentement de l’intéressé n’emporte aucune conséquence. L’inviolabilité du président de la République ne saurait donc faire obstacle à ce qu’il soit requis de témoigner, fût-ce par la force, une fois terminé son mandat présidentiel.

 

La question en réalité est exclusivement celle de la responsabilité. La seule question qui se pose – et qui, curieusement, ne fait pas l’objet d’une argumentation poussée dans la plupart des tribunes qui ont été produites jusqu’à présent – est de savoir si le président de la République peut témoigner, fût-ce sua sponte, au cours d’un procès visant ses anciens collaborateurs – ou bien si ce témoignage constitue à soi seul une violation de son irresponsabilité. Dès lors qu’il portera sur des faits ou des actes accomplis en qualité de président, ce témoignage serait, nous dit-on, contraire à la Constitution.

 

La responsabilité dont l’article 67 al. 1 de la Constitution protège le président de la République est de trois ordres : le président jouit d’une irresponsabilité politique, pénale et civile. Je passe ici sur l’irresponsabilité civile : un ancien président de la République ne peut ainsi être tenu d’indemniser les dommages qu’il aurait provoqué en sa qualité de président de la République (hypothèse finalement improbable). En revanche il convient de remarquer que l’irresponsabilité politique et l’irresponsabilité pénale procèdent de logiques légèrement différentes.

 

 

L’irresponsabilité politique : l’impossibilité de rendre des comptes

Être politiquement responsable c’est, pour une autorité politique, avoir l’obligation ou la faculté de rendre des comptes de son action, littéralement d’en assumer la responsabilité devant un autre organe politique. Dans certains cas l’engagement de cette responsabilité a des conséquences juridiques (l’obligation pour le Premier ministre de présenter la démission de son le gouvernement, par exemple) ; dans certains cas elle n’a que des conséquences politiques.

 

Dans tous les cas, y compris lorsque ses conséquences ne sont pas juridiques, la responsabilité politique du président de la République ne saurait en aucune manière être engagée. C’est pourquoi il est possible de soutenir que non seulement son inviolabilité s’oppose à ce qu’il soit requis de témoigner devant une commission d’enquête parlementaire (raisonnement a fortiori à partir de la décision 2014-703 DC du 19 novembre 2014 relative à la commission de la Haute Cour), mais également que son irresponsabilité politique fait obstacle à ce qu’il témoigne spontanément devant une commission d’enquête parlementaire, devant le Parlement, ou devant tout organe politique quel qu’il soit.

 

La seule exception concerne ici la Haute Cour qui, comme l’a reconnu le Conseil constitutionnel, n’est pas une juridiction (décision 703 DC précitée). Même si la saisine de la Haute Cour suppose la commission d’une faute par le président de la République (un manquement à ses devoirs…), la Haute Cour demeure un organe politique et la responsabilité susceptible d’être engagée devant la Haute Cour peut être qualifiée de responsabilité politique exceptionnelle, et non de responsabilité pénale. C’est ce qui explique que lorsque les faits reprochés au Président sont insusceptibles de se rattacher à l’exercice de la fonction présidentielle – par exemple le Président tue sa femme – ou bien lorsqu’ils sont constitutifs de crimes internationaux, le principe non bis in idem ne s’applique manifestement pas à la destitution du président de la République et ne puisse être invoqué par le président destitué pour faire obstacle à des poursuites pénales.

 

On peut également affirmer que l’introduction en 2008 à l’article 18 al. 2 de la faculté pour le président de la République de s’exprimer devant le Congrès introduit une logique de responsabilité politique qui va de pair avec le renforcement de l’autorité politique du Président. Cependant, cette responsabilité est limitée dans la mesure où le débat qui pourrait la mettre en cause se tient hors la présence du président de la République.

 

En tout état de cause l’irresponsabilité politique du président de la République fait obstacle à tout témoignage de ce dernier relatif à des faits susceptibles de se rattacher à l’exercice de la fonction présidentielle, dès lors que ce témoignage intervient devant un organe politique (typiquement devant le Parlement ou l’une de ses subdivisions) et que l’organe politique est en mesure de lui demander de rendre des comptes. On ne peut cependant pas appliquer la même logique à la responsabilité pénale.

 

 

L’irresponsabilité pénale : l’impossibilité de mettre en cause le président de la République devant les juridictions pénales

Le simple fait de témoigner au cours d’un procès pénal sur des faits accomplis en qualité[1] de président de la République a-t-il pour effet de mettre en cause la responsabilité de celui-ci ? Notons tout d’abord que la délivrance d’un mandat d’amener, pour infamante qu’elle soit, ne fait aucune différence. Si la réponse à la question est affirmative, alors tout témoignage est à exclure, fût-il spontané.

 

Pour répondre à cette question, il faut préciser de quelle responsabilité on parle. S’agit-il d’une responsabilité politique ou pénale ?

 

Dans la première hypothèse, celle d’une responsabilité politique, rien ne distinguerait, en réalité, la chambre correctionnelle d’un tribunal judiciaire d’une commission d’enquête parlementaire : le tribunal serait un organe politique, devant lequel on vient demander à un ancien président de rendre des comptes de son action politique. Dans cette hypothèse, le mandat d’amener délivré à l’encontre de Nicolas Sarkozy est contraire à la Constitution. Mais si l’on pousse le raisonnement à son terme, cela veut donc dire qu’à chaque fois qu’un élu apporte un témoignage au cours d’un procès (et a fortiori lorsqu’il est poursuivi) au sujet de faits susceptibles de se rattacher à l’exercice de son mandat politique, la justice doit être assimilée à un organe politique, qui met en œuvre la responsabilité politique de l’élu. Si c’est cette thèse que l’on souhaite soutenir, il faut la défendre de manière précise et argumentée. Je n’ai pas connaissance d’une argumentation en ce sens dans la doctrine récente, mais je ne demande qu’à être convaincu. 

 

Dans la seconde hypothèse, celle d’une responsabilité pénale, il convient de se demander si requérir, fût-ce par l’emploi de la force publique, le témoignage d’une personne quelconque revient à mettre en cause sa responsabilité pénale. Je ne suis pas spécialiste de droit pénal ni de procédure pénale, mais il me semble que la responsabilité pénale, qui suppose que soit imputable à un agent un comportement constitutif d’une infraction pénale, ne peut être mise en cause que par la mise en mouvement de l’action publique. Or un témoignage n’a pour objet ni pour effet de mettre en cause la responsabilité pénale du témoin. Un témoignage a pour objet de concourir à la manifestation de la vérité.

 

Bien entendu, un témoignage peut révéler des faits constitutifs de la commission d’une infraction par le témoin lui-même, et ce d’autant plus qu’en droit français, le témoin, contrairement au mis en cause, n’a pas le droit de garder le silence. Mais il s’agit d’une conséquence possible d’un témoignage : le témoignage n’est pas équivalent à une mise en cause de la responsabilité pénale (ce qui explique précisément que le droit de se taire ne lui soit pas applicable). L’action publique sera mise en œuvre dès lors qu’existent des éléments susceptibles d’imputer une faute pénale à une personne : que ces éléments aient été révélés par cette personne à l’occasion d’un témoignage au cours d’un procès ou bien, spontanément, à l’occasion d’une interview télévisée ne fait guère de différence de ce point de vue, si ce n’est que le témoin a prêté serment et est réputé dire la vérité.

 

Par conséquent, l’irresponsabilité pénale de Nicolas Sarkozy ne fait pas obstacle à ce qu’il témoigne devant la 35e chambre correctionnelle ; elle fait seulement obstacle à ce que si son témoignage révèle des infractions susceptibles de lui être imputables, l’action publique soit mise en mouvement à son encontre. D’ailleurs rien ne s’opposait, comme le relève, avec un peu d’hésitation, notre collègue Jean-François Dreuille, à ce que Nicolas Sarkozy s’auto-incrimine et dédouane intégralement ses anciens collaborateurs. Les juges demeureraient de toute façon libres d’apprécier la valeur probante de ce témoignage, mais il est notable que – comme le note Julien Jeanneney – s’ils parviennent à l’intime conviction que les faits reprochés au prévenus sont imputables en réalité à Nicolas Sarkozy, ils ne pourront que relaxer les prévenus sans pouvoir poursuivre le véritable « coupable », ce qui aurait un effet désastreux. Le silence[2] dans lequel s’est muré M. Sarkozy au cours de son témoignage rend cette hypothèse en tout état de cause improbable.

 

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Résumons. Le mandat d’amener visant Nicolas Sarkozy n’est pas contraire à son inviolabilité qui a pris fin depuis près de dix ans. Le fait que le témoignage soit contraint plutôt que spontané ne fait aucune différence pour ce qui concerne le problème véritable, à savoir celui de la responsabilité. Le témoignage d’un ancien président au cours d’un procès n’a pour effet par lui-même de mettre en cause ni sa responsabilité politique, ni sa responsabilité pénale, qui correspondent du reste à des logiques profondément distinctes.

 

Cela n’interdit pas, si l’on se place maintenant sur le terrain de l’opportunité, de juger que l’attitude des juges est contestable et de douter de ce que le témoignage de Nicolas Sarkozy soit véritablement essentiel à la manifestation de la vérité. Cela prête le flanc à des accusations de politisation de la justice, voire de revanchisme, qui, provenant de tous les côtés du spectre politique, aboutissent à saper progressivement l’autorité de la justice. On peut par ailleurs juger tout à fait déplacé qu’un ancien président de la République soit traité de la sorte. Cependant, la critique n’est possible, et souhaitable, qu’à condition de ne pas faire passer un jugement moral (dont on peut partager la sévérité) pour une conséquence nécessaire des règles constitutionnelles.

 

 

 

[1] Contrairement à ce qu’on a parfois pu lire pour justifier, de manière inadéquate, le mandat d’amener, il nous semble que les faits d’administration interne de la présidence de la République sont, lorsqu’ils sont imputables au président de la République, tout autant couverts par son irresponsabilité que ceux qui prennent place dans l’exercice de ses fonctions constitutionnelles (ils sont bien accomplis « en qualité » de président de la République »). C’est ce qui fait que M. Macron ne pouvait, à notre sens, pas témoigner devant la mission d’information de la commission des lois du Sénat relative à l’affaire Benalla. Ici il n’est pas douteux que les faits relatifs à la passation des marchés publics de la présidence de la République sont bien couverts par l’irresponsabilité présidentielle, ce qui exclut que le président Sarkozy soit poursuivi pour ces faits.

[2] On ne se penchera pas ici sur les conséquences de ce refus de témoigner. Ainsi on n’abordera pas la question de savoir si les juges peuvent prononcer à l’encontre de M. Sarkozy l’amende prévue par l’article 438 du Code de procédure pénale (nous avouons ne pas voir ce qui y fait obstacle), ni la question de savoir si M. Sarkozy peut invoquer à son profit le secret professionnel (article 226-13 du Code pénal), ce qui est, au mieux, douteux.

 

 

 

Crédit photo: Jacques Paquier, CC BY-2.0