Le « pouvoir silencieux » : autour des élections présidentielles de 2022 en Italie

Par Alessandro Lauro

<b> Le « pouvoir silencieux » : autour des élections présidentielles de 2022 en Italie </b> </br> </br> Par Alessandro Lauro

Les élections présidentielles s’approchent non seulement en France, mais aussi en Italie. Début 2022, le successeur de Sergio Mattarella devra être choisi par le Parlement italien. Il s’agit d’un tournant majeur, puisque le Président de la République italienne est désormais un acteur fondamental et incontournable du jeu politique et institutionnel d’Outre-Alpes.

 

The Italian presidential election is approaching. At the beginning of 2022, the successor of Sergio Mattarella will be chosen by the Italian Parliament. This is a major turning point, since the President of the Italian Republic is unavoidably a fundamental player in the political and institutional context nowadays.

 

Par Alessandro Lauro, Doctorant en cotutelle Université Ca’ Foscari de Venise – Université Paris II Panthéon Assas

 

 

Alors qu’en France la campagne pour les élections présidentielles du printemps 2022 est déjà amorcée, de l’autre côté des Alpes un tournant institutionnel majeur s’approche avec moins de clameur, mais non sans excitation. À partir de début janvier 2022, le Parlement italien sera réuni en siège commun pour élire le successeur de Sergio Mattarella, bientôt arrivé à la fin de son septennat[1]. Et personne ne peut deviner combien de temps il faudra aux élus italiens pour choisir le locataire du Palais du Quirinale.

 

L’élection se déroulant à l’intérieur des Chambres, le choix du Président italien se fait sans aucun candidat officiel. Aucun membre du collège électoral ne peut prendre la parole dans les hémicycles pour témoigner de son appréciation pour telle ou telle personnalité. Dans les espaces du Palais de Montecitorio, siège de la Chambre des députés et du Parlement réuni en congrès, seules les voix des députés secrétaires faisant l’appel des grands électeurs sont censées rompre le silence jusqu’au dépouillement des bulletins effectué publiquement par le Président de la Chambre. Comme par le passé, régnera une ambiance ouatée, à l’instar d’un conclave laïc, qui sied parfaitement à cette institution présidentielle de plus en plus sacralisée dans le système constitutionnel italien.

 

Cette fois-ci, on peut se demander si l’élection réservera une surprise : un seul nom est évoqué – sérieusement – par les représentants politiques de tous bords sur les plateaux de télévision, un seul nom est pris vraiment en considération par la presse. C’est celui de l’actuel Président du Conseil, Mario Draghi, ancien Président de la Banque centrale européenne, porté à la tête du gouvernement italien par le même Mattarella en février 2021. Une nomination qui, rétrospectivement, a l’air d’une désignation anticipée.

 

Personne n’ose dire qu’elle ne votera pas pour M. Draghi, nul ne se pose la question de savoir comment organiser la passation de pouvoirs, faute de précédents en la matière : aucun Premier ministre n’est passé directement de ce rôle à la Présidence de la République. Et à ceux qui craignent l’abandon du Gouvernement par ‘Super-Mario’ lors d’un moment crucial pour le Pays (qui doit notamment faire usage des fonds considérables du plan Next Generation Europe) l’un de ses ministres, Giancarlo Giorgetti, a répondu : Draghi pourra bien guider le Pays même en s’installant au Quirinal, dans « un système semi-présidentiel de facto »[2].

 

On pourrait bien s’étonner de cette affirmation : mais elle n’a guère suscité la stupéfaction que l’on aurait été en droit d’imaginer. La seule polémique a porté sur le fait que le Ministre Giorgetti (l’un des « grand commis » de la Ligue siégeant dans le gouvernement de grande coalition rassemblé autour de Draghi) ne respecte aucunement le rôle de Matteo Salvini comme chef du parti de droite et préconise une évolution modérée de cette force. Certains se préoccupent aussi de la fin anticipée de la législature que l’élection de Draghi à la Présidence pourrait entraîner, en l’absence d’un digne successeur comme chef du gouvernement. En revanche, qu’un ministre de la République parlementaire italienne parle de semi-présidentialisme de fait, cela ne paraît pas scandaliser grand monde. Mais d’ailleurs, aucun doute n’avait été soulevé lorsque Sergio Mattarella, en rencontrant Emmanuel Macron le 5 juillet 2021, avait déclaré être personnellement engagé avec son collègue français dans la définition des contenus d’un nouveau traité d’amitié entre les deux Pays[3]. Il s’agit d’un aveu important puisqu’il constitue un des rares éclairs de « transparence » dans le secret et la confidentialité entourant la fonction présidentielle italienne, laquelle, depuis son origine, voit ses titulaires agir incessamment, mais principalement tapis dans l’ombre.

 

À la suite de l’ « interventionnisme » de Giorgio Napolitano, son immédiat prédécesseur (le seul Président italien, d’ailleurs, à être réélu), la « présidence discrète» de Sergio Mattarella n’a pas affecté la centralité de l’institution présidentielle. Au contraire, elle s’est confirmée comme le nœud fondamental du pouvoir en Italie (I), ce qui ne peut pas être sans effet sur les prochaines élections la concernant (II).

 

 

I. Une centralité réaffirmée

Chaque Président de la République – en Italie, tout comme en France – interprète le rôle à sa propre guise. Il est des Chefs de l’État qui aiment prendre le devant de la scène et exprimer leurs opinions sur tout sujet politique et dans toute circonstance. Il y en a d’autres qui préfèrent être les « grands magistrats d’influence »[4] agissant dans les coulisses. Pourtant, ce qui les réunit tous est la ferme conviction de devoir protéger l’intégralité de leurs pouvoirs et, peut-être, d’en élargir l’étendue. C’est une mission que le premier Président de la République, Luigi Einaudi, inscrivait dans son journal et dans la correspondance avec les autres instances politiques du Pays. Il s’agit d’un lourd héritage, que chaque titulaire choisit de décliner dans un domaine ou dans un autre, selon les conditions historico-politiques du moment. Le Président Mattarella l’a fait dans le volet le plus essentiel du régime parlementaire : la nomination des gouvernements.

 

Malgré un style extrêmement discret, qui contrastait sensiblement avec la présidence de Giorgio Napolitano, prêt à intervenir dans toutes les affaires publiques à partir du processus législatif in fieri[5], Mattarella s’est trouvé, bon gré mal gré, à devoir gérer des impasses notables dans la vie politique italienne.

 

En avril 2018, il devient l’auteur d’une grande première dans l’histoire constitutionnelle d’Outre-alpes : il refuse de nommer un économiste euro-sceptique au Ministère de l’économie. Quoique les chroniques comptent d’autres cas de « veto » présidentiel plus ou moins officialisés sur des nominations ministérielles, c’était la première fois que le chef de l’État obligeait un Premier ministre désigné à renoncer à la tâche d’aménager son gouvernement. De plus, jamais un Président n’avait estimé opportun de s’adresser à la Nation pour expliquer son choix par une allocution télévisée.

 

Courant janvier 2021, lors d’une autre allocution présidentielle, il explique aux Italiens que, malgré la fin de la coalition soutenant le deuxième gouvernement de Giuseppe Conte, les élections anticipées ne se tiendront pas. La lutte contre la pandémie et la nécessité de la reconstruction ont été jugées prioritaires pour le Président, qui appelle les Chambres à accorder leur confiance à un nouveau Gouvernement choisi en complète autonomie par le Quirinal.

 

Étant chargé de créer ce nouveau Cabinet « qui n’aura à s’identifier avec aucune formule politique », selon la définition du Président Mattarella, Mario Draghi fait alors son apparition. Au moment du vote de confiance, presque tous les groupes parlementaires accordent leur soutien à l’ancien banquier européen, en soulignant leur adhésion à l’invitation présidentielle et en remerciant le Chef de l’État[6].

 

Au-delà de ces deux grands moments, l’activité du Président Mattarella s’est déroulée dans la plus grande discrétion. Lui-même ne cache pas cette attitude, en recourant souvent à la métaphore de l’arbitre qui avertit les joueurs avant de les sanctionner.

 

Quant à l’usage des autres pouvoirs présidentiels, il n’a renvoyé qu’une seule loi aux Chambres pour une nouvelle délibération. De temps en temps il émet des réserves, signifiées dans des lettres publiées sur le site internet de la Présidence, sur la constitutionnalité de certains textes approuvés.

 

Épisodiquement, la presse mentionne des interventions opérées par le Président et ses services auprès du Gouvernement pour modifier des projets des lois avant leur dépôt devant les Chambres : il s’agit d’une activité « légitimée » par le pouvoir présidentiel d’autoriser l’initiative législative du Gouvernement (art. 87, al. 4 Const.). Un pouvoir que l’on voudrait purement formel, même si désormais aucune compétence présidentielle en Italie ne l’est plus: déjà en 2009 Silvio Berlusconi se plaignait qu’aucune décision ne pouvait être prise sans l’approbation du Quirinal[7]. Les propos du Ministre Giorgetti laissent entendre que rien n’a vraiment changé dans les palais romains.

 

En revanche, durant le premier gouvernement Conte (2018-2019), le Quirinal fait – en dehors de toute attribution constitutionnelle spécifique – un grand effort de diplomatie parallèle pour éviter que le programme de la majorité « souverainiste » (composée de deux partis qui ont voté la confiance au gouvernement de Mario Draghi) ne se heurte de manière irréparable au droit de l’Union européenne, notamment en matière de finances publiques. De même, le Président rassure les alliés historiques du Pays (notamment les États-Unis) par rapport aux collaborations stratégiques de l’Italie à l’échelle internationale.

 

La présidence de la République reste donc au cœur de la vie politique italienne : une sorte de grande instance d’arbitrage où les divergences se réduisent et les plus grandes aspérités s’effacent, qu’elles soient internes au gouvernement, qu’elles concernent le rapport entre majorité et opposition ou les relations avec les institutions européennes. Tout un chacun peut alors comprendre pourquoi le choix du successeur de Mattarella est aussi primordial.

 

 

II. Des élections cruciales, à la recherche d’un « gardien de la stabilité ».

Au « Pays de la crise permanente »[8], stabilité et Italie ne font habituellement pas bon ménage. Il est vrai que la durée moyenne des Gouvernements italiens n’illustre pas le concept de « stabilité ministérielle » – dans la législature actuelle, on en compte trois et si Draghi était élu à la tête du Pays, il en faudra sûrement un quatrième. Toutefois, lorsqu’on se penche de plus près sur les politiques menées et la direction générale du Pays, personne ne pourrait vraisemblablement nier une cohérence substantielle qui perdure depuis (au moins) une dizaine d’années, avec le seul interlude du « gouvernement souverainiste »[9].

 

La philosophie institutionnelle du Président Mattarella nous confirme, au moins indirectement, qu’il n’est pas impossible de relier cette cohérence (aussi) à l’œuvre des Présidents italiens.

 

En particulier, malgré les crises multiples – à partir de la démission du Gouvernement Renzi en 2016 à la suite d’un référendum constitutionnel – le Président a toujours refusé de faire usage de son droit de dissolution. Pour une raison ou pour une autre, le recours aux urnes a été écarté maintes fois, ouvrant ainsi la voie à la formation de nouvelles coalitions gouvernementales, souvent étayées par des changements de camp politique de groupes ou de parlementaires individuels.

 

C’est ainsi qu’aujourd’hui la notion de stabilité vise moins la durée des Gouvernements (une bataille considérée comme perdue) que la continuation de la législature jusqu’à son échéance naturelle, coûte que coûte.

 

Cette attitude sera difficilement abandonnée par le successeur de Mattarella, tant, en définitive, elle convient à tout le monde : aux parlementaires en général, qui – selon des normes réglementaires des assemblées – ont droit à une pension seulement si la législature dépasse une durée de quatre ans et demi ; aux partis politiques, qui à tout moment peuvent essayer d’entrer dans une majorité gouvernementale, mais peuvent également en sortir si les choses se compliquent ; aux institutions, montrant à l’extérieur que le Pays peut se passer du « traumatisme » des élections anticipées et que des « solutions » au problème du gouvernement seront toujours trouvées.

 

Ce contexte explique pourquoi le vote de 2022 est crucial : ce n’est pas juste le choix d’une personnalité. C’est la confirmation d’une trajectoire rassurante, la Présidence de la République étant devenue le rempart de cet équilibre « dynamique » et changeant, intimement enraciné dans l’histoire politique italienne. La fonction présidentielle se présentant en outre comme une garantie du positionnement européiste et atlantiste du Pays, il est évident que Mario Draghi l’incarnerait parfaitement.

 

Reste à voir si l’ancien proverbe romain rappelant que « qui entre Pape au conclave en sort cardinal » est encore d’actualité ou n’est qu’un vestige d’antan, d’une époque révolue où l’on ne connaissait pas encore les vertus de la « stabilité ».

 

 

 

[1] Le mandat présidentiel s’écoulera le 2 février 2022. Aux termes de l’art. 85 Const. It., trente jours avant cette échéance, le Président de la Chambre des députés convoque le collège électoral présidentiel, formé par les deux Chambres réunies et intégrées par des représentants des Conseils régionaux (art. 83).

[2] V. par exemple F. Stefanoni, « Giorgetti: «Draghi guida anche dal Quirinale, sarebbe semipresidenzialismo». Conte: no a voto dopo elezione », Corriere della sera, 2 novembre 2021. La phrase du ministre – qui parle explicitement de semi-présidentialisme – est tirée d’un entretien apparu dans le livre du journaliste B. Vespa, Perché Mussolini rovinò l’Italia (e perché Draghi la sta risanando), Mondadori, Milan, 2021.

[3] Voir les déclarations à la presse publiées sur le site du Quirinal : https://www.quirinale.it/elementi/58901 .

[4] Cette expression fut employée par Meuccio Ruini à l’Assemblée Constituante italienne à l’heure de présenter le premier projet de Constitution. Elle a ensuite été reprise par la jurisprudence constitutionnelle (arrêt n. 1/2013).

[5] Voir F. Laffaille, « La mutation de la forme de gouvernement parlementaire en Italie : le chef de l’état contestable co-législateur ? », Revue française de droit constitutionnel, n. 1/2012, p. 11 ss.

[6] On nous pardonnera de renvoyer, pour d’autres références et compléments d’informations, à A. Lauro, « Note critiche sulla crisi del Governo Conte II e la formazione del Governo Draghi », ConsultaOnline, n. 3/2021, p. 379 ss.

[7] Ces déclarations sont reprises par R. BIN, « Il Presidente Napolitano e la topologia della forma di governo », Quaderni costituzionali, n. 1/2013, p. 7 ss

[8] N. Bobbio, « La crise permanente », Pouvoirs, 1981 (18), p. 8.

[9] Sur le contexte du Gouvernement Conte I et sur sa crise v. E. Tawil, « Une crise de gouvernement estivale en Italie », Prismes. Théorie critique, n. 3/2021, p. 227 ss.

 

 

 

Crédit photo: Banque Central Européenne, Flickr, CC BY NC-ND 2.0