De la singularité du droit parlementaire. Retour sur le plaidoyer de la députée Yaël Braun-Pivet Par Samuel Le Goff
La réforme du droit parlementaire n’est pas qu’une simple question de mécanique procédurale. Toute évolution doit envisager le poids de l’histoire et le fait qu’un Parlement est d’abord un organe politique où l’efficacité des procédures dépend beaucoup de ce que les acteurs du jeu parlementaire en font.
The reform of the Parliament is not just a matter of procedural mechanics. Any evolution must consider the weight of history and the fact that a Parliament is first and foremost a political body where the effectiveness of procedures depends on what the actors of the game do with them.
Assistant parlementaire pendant 11 ans, fondateur du blog “les cuisines de l’Assemblée” puis journaliste parlementaire pendant 6 ans, Samuel Le Goff apporte ici un regard de praticien sur les propositions formulées par Yaël Braun-Pivet sur la réforme de la procédure parlementaire.
La XVe législature a été un moment de mutation accélérée pour le Parlement. Une expérience à la fois intéressante[1], mais aussi une période de turbulences et d’affaiblissement du Parlement, qui justifie que s’ouvre un débat de fond, non pas tant sur les raisons de ce déclin, que sur les moyens d’y remédier.
La publication de propositions de réformes de la procédure parlementaire[2], par la présidente de la commission des Lois Yaël Braun-Pivet, s’inscrit dans cette perspective[3]. Elle propose une analyse, ainsi que 25 propositions concrètes. Il faut saluer ce travail qui plaide pour un renforcement de l’institution parlementaire sans négliger la précision technique. Toutefois, limiter la réflexion et les propositions aux mécanismes juridiques pose question, le droit parlementaire étant davantage ce que les députés font, que ce que les textes disent.
Le poids de l’histoire
Historiquement, les parlements sont des organes créés pour autoriser la levée des impôts et donc permettre aux contribuables de contrôler l’usage des fonds publics. Le vote final ne faisant guère de doute, la procédure budgétaire n’est en définitive qu’un outil qui permet d’obtenir des informations sur les dépenses et d’engager un débat public et politique sur les choix du pouvoir exécutif.
Cette organisation a été reproduite pour l’écriture de la loi, qui obéit aux mêmes contraintes. C’est l’exécutif qui est le plus souvent à l’initiative de la législation, car c’est un outil de gouvernement. La boutade de Philippe Seguin “Le Parlement contrôle l’action législative du gouvernement” exprime très justement cette réalité.
De cette histoire découlent aussi les règles de contrôle de la capacité du parlement à se réunir et à délibérer valablement, afin d’éviter qu’il ne se pose en rival du pouvoir exécutif. C’est ce dernier qui le convoque, quand il en a besoin, et le dissout, quand il a obtenu ce qu’il attendait, fixant tant l’ordre du jour que la durée des sessions. Ce dernier aspect s’est déjà largement amoindri, depuis l’instauration de la session unique, en 1993. La proposition de Yaël Braun-Pivet qui vise à élargir la durée de cette session ordinaire, sans bouleverser cet équilibre, a l’avantage de réduire les périodes de sessions extraordinaires, où le gouvernement dispose de la totalité de l’ordre du jour, sur le fondement de l’article 29 de la Constitution.
D’autres propositions risquent de se heurter à un obstacle constitutionnel. Protéger la capacité à gouverner de l’exécutif de l’emprise du législatif est au fondement même de la constitution de la Ve République. Au regard de la jurisprudence constitutionnelle, on voit mal par exemple comment il pourrait être fait obligation aux ministres de présenter leur programme de travail et de s’y tenir strictement. Un même doute naît à la lecture de la proposition 21, qui offre au pouvoir législatif la possibilité, via l’intervention de l’autorité judiciaire, de contraindre le gouvernement à prendre les textes réglementaires d’application de la loi. Il apparaît délicat, au regard du principe de séparation des pouvoirs, de faire intervenir le juge dans ce qui relève avant tout de rapports de forces politiques entre l’exécutif et le législatif.
La dimension éminemment politique du débat parlementaire
L’essence de la procédure parlementaire est d’organiser le débat public et politique. Pour nombre de parlementaires, l’écriture de la loi n’est qu’un outil et non une fin en soi. Les règles constitutionnelles et réglementaires cherchent à obliger le gouvernement à dévoiler ses projets, que ce soit son budget ou ses projets de loi, avec un délai plus ou moins long entre le début de la procédure et leur adoption définitive. Elles permettent ainsi à l’opposition de contester et de questionner publiquement les choix du gouvernement.
Le droit parlementaire est conçu pour que le débat politique ne soit pas contraint par un corset juridique trop rigide. La civilité parlementaire, les coutumes et traditions qui forgent l’identité de l’institution, pèsent parfois aussi lourd que les procédures formelles[4]. Elles reposent beaucoup sur des consensus non écrits et des traditions parlementaires, consignées dans les précédents soigneusement conservés par les fonctionnaires parlementaires. Ces précédents sont une aide à la décision, sans être des règles juridiques. Cette zone de souplesse doit absolument être préservée.
Il est nécessaire, bien entendu, d’avoir quelques règles dont la violation est strictement sanctionnée, mais pour des finalités très précises et peu nombreuses. Parmi celles-ci, figurent le respect de l’expression des minorités[5], fussent-elles numériquement faibles[6], ainsi que la sincérité du débat, qui sanctionne les tromperies et fausses informations ayant eu un impact déterminant sur la délibération et le vote final.
Ce n’est pas un hasard si le Conseil constitutionnel ne peut s’autosaisir d’un texte voté par le Parlement. Une violation procédurale, même conséquente, ne sera pas sanctionnée si elle fait l’objet d’un consensus politique[7]. De même, lorsqu’ils sont saisis, les membres du Conseil refusent de sanctionner les manquements au Règlement des assemblées en tant que tels. Ils se contentent d’exercer un contrôle, autonome, sur le respect du principe de clarté et de sincérité des débats parlementaires. Ils peuvent très bien ne pas censurer une violation du règlement, si elle n’a pas eu d’impact décisif sur le débat et que les minorités ont pu, malgré tout, exposer leurs arguments.
Cette souplesse permet également d’éviter que des raisons purement procédurales brident le débat et interdisent au consensus politique d’émerger. Il est souvent nécessaire, à l’issue d’un débat, de formaliser le compromis auquel les parlementaires sont parvenus. Cela implique parfois la possibilité de déposer des amendements additionnels, en dehors des délais de dépôt habituels. Seul le gouvernement ayant la faculté de passer outre aux règles de recevabilité financières posées par l’article 40 de la Constitution[8], il apparaît difficile de lui interdire de déposer des amendements hors délai ou additionnels, comme le propose la présidente de la commission des Lois. Si l’usage abusif de cette procédure que fait parfois le gouvernement pose problème, le mécanisme en lui-même n’en demeure pas moins utile.
Les assemblées étant des organes politiques, leur fonctionnement est parfois marqué par les rapports de force avec l’exécutif. Plusieurs des propositions de Yaël Braun-Pivet visent à donner à l’Assemblée les moyens de rééquilibrer ce rapport de force, en facilitant notamment la discussion et l’aboutissement des propositions de lois. Elles reposent pour l’essentiel sur un renforcement des prérogatives de la conférence des présidents. Cette dernière étant contrôlée par le président du groupe majoritaire, leur mise en œuvre dépend de la volonté de la majorité parlementaire d’entrer en conflit ouvert avec le gouvernement. En conséquence, ces nouvelles prérogatives risquent fort de demeurer inutilisées, à l’instar d’outils existants, telle la possibilité de rejeter une étude d’impact ou de s’opposer à la procédure accélérée.
Le droit parlementaire, boîte à outils des représentants
Il est pourtant tout à fait possible de rééquilibrer les pouvoirs, sans rien changer aux procédures, uniquement par un usage habile, voire détourné, des outils parlementaires existants. Le règlement d’une assemblée ne doit en effet pas être vu comme un ensemble de règles de droit, mais comme une boîte à outils. Certains peuvent ne jamais servir, car ils apparaissent inadaptés ou politiquement risqués, tandis que d’autres peuvent être utilisés à des fins qui n’avaient pas été anticipés. Cela impose donc une grande prudence lorsque l’on propose de modifier les procédures.
L’essentiel est la volonté des parlementaires d’établir un rapport de force. En 2008, la réforme constitutionnelle a permis aux membres du gouvernement de venir en commission pour les débats législatifs. Les ministres viennent régulièrement à l’Assemblée, mais jamais au Sénat. En effet, lors de la mise en œuvre de la réforme, les sénateurs ont exprimé très clairement leur rejet de cette réforme. Ils ont systématiquement voté contre les amendements du gouvernement, y compris ceux avec lesquels ils étaient d’accord sur le fond, uniquement parce que le ministre était présent en commission. Très rapidement, l’exécutif a compris que venir en commission au Sénat était contre-productif. Jean-Jacques Urvoas a mis en œuvre cette technique, avec le même succès, contre les dépôts d’amendements portant articles additionnels du gouvernement à ses propres projets de loi[9]. Le principal outil des parlementaires contre le gouvernement, consiste donc tout simplement à refuser de voter ce qu’il propose !
Yaël Braun-Pivet, sans même passer par une réforme du règlement, a ouvert une voie très prometteuse en utilisant la procédure simplifiée[10] pour d’autres textes que les ratifications de conventions internationales. Rien ne s’y opposait, si ce n’est les habitudes parlementaires. L’expérience ayant été concluante, cette procédure est de plus en plus utilisée pour les textes techniques, faisant consensus ou sans enjeu politique, comme les deuxièmes lectures de propositions de loi, où la majorité, comme l’opposition, sont d’accord pour procéder à un vote conforme.
L’inflation du nombre d’amendements, pointée par Yaël Braun-Pivet et unanimement décriée, vient en partie d’un usage détourné de sa finalité. Le dépôt d’amendement est en effet l’un des seuls outils sur lequel le député a une maîtrise totale, sous réserve de respecter les règles de recevabilité. Les députés étant soumis à la pression des classements, publiés dans les médias et établis en fonction de critères quantitatifs, ils peuvent être tentés, “de faire tourner les compteurs” en déposant de nombreux amendements, ce qui leur permet en outre de disposer d’un temps de parole en commission ou en hémicycle.
Une piste pour répondre à ce détournement serait de décorréler le dépôt et la défense d’un amendement, en regroupant dans un débat unique les propositions tournant autour du même thème, en élargissant les possibilités d’avoir des “discussions communes”. La procédure du temps législatif programmé a exploré cette piste, mais a commis l’erreur de laisser aux responsables de groupes parlementaires, le soin de gérer le déroulement du débat. Cette régulation est un échec et il pourrait être pertinent, lors de la prochaine réforme du règlement, de conférer au président de séance la pleine conduite des débats dans le cadre du temps législatif programmé.
Il reste également de nombreuses pistes à explorer sur le contrôle et la ratification des ordonnances, sujet évoqué à juste titre par la présidente de la commission des Lois. Le gouvernement étant obligé de déposer systématiquement un projet de loi de ratification, rien n’empêche un président de commission de mettre ce dernier à l’ordre du jour de sa commission. Cela permet d’avoir un débat de fond, même si le texte n’est finalement pas adopté, faute d’être inscrit à l’ordre du jour de la séance publique. Tout est une question d’arbitrage entre les limites posées par les ressources humaines, le temps, et l’appétence (parfois faible) des parlementaires pour les travaux de contrôles dans des matières très techniques.
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Le fort renouvellement de 2017 a montré, en creux, l’importance de l’expérience dans la conduite d’un organe délibératif. L’arrivée massive de néophytes, couplée au départ, tout aussi massif, de parlementaires expérimentés, a provoqué une perte de compétences et une rupture dans la transmission des coutumes, mais aussi des savoir-faire. Cela peut expliquer une partie des difficultés, réelles, qui ont pu être rencontrées lors de la XVe législature.
La revalorisation du pouvoir de l’Assemblée passe donc par bien d’autres biais qu’une simple réforme des procédures. Le sujet est tout autant, sinon plus, dans la qualité du recrutement et la capacité des députés à faire de la politique.
[1] A signaler, le récent ouvrage d’Etienne Ollion, Les candidats, Novices et professionnels en politique paru aux PUF en octobre 2021.
[2] https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2021/11/rapport-parlement-braun-pivet.pdf
[3] Pour une première analyse des propositions de ce rapport, voir https://blog.juspoliticum.com/2021/12/14/un-plaidoyer-a-contre-temps-a-propos-du-plaidoyer-pour-un-parlement-renforce-de-yael-braun-pivet-par-alexis-fourmont-elina-lemaire-et-jean-jacques-urvoas/
[4] La thèse de Benjamin Morel, Le Sénat et sa légitimité, Dalloz 2018, offre une étude très fouillée de la culture institutionnelle de la chambre haute.
[5] Cela couvre un champ plus large que la problématique des “droits de l’opposition”, qui est, à notre avis, une impasse, cette greffe conceptuelle venue du droit parlementaire anglo-saxon ayant du mal à prendre dans notre culture politique.
[6] La proposition 8 de la présidente de la commission des lois, conditionnant la recevabilité d’un amendement en séance à un nombre minimal de co-signature, pourrait se révéler problématique sous cet aspect, si elle revient à ne pas permettre à une sensibilité faiblement représentée de prendre toute sa part au débat.
[7] Tel fut le cas de l’adoption en commission mixte paritaire, lors de la loi sur la sécurité intérieure, d’une disposition sur le délit de consultation habituelle de sites terroristes. Il s’agissait d’une mesure totalement nouvelle, qui n’avait jamais été discutée lors des débats, prise pour rétablir une disposition qui venait d’être censurée, quelques jours avant la CMP, par le Conseil constitutionnel.
[8] Qui interdit aux parlementaires d’augmenter une dépense et de baisser les recettes.
[9] Il l’évoque dans l’article qu’il cosigne sur ce blog en réponse aux propositions de Yaël Braun-Pivet.
[10] Cette procédure permet de limiter les débats à l’examen en commission, avec un simple vote formel, en séance publique.
Crédit photo: Assemblée nationale