Le délit d’offense au président de la République : sacralisation du chef de l’État turc et utilisation abusive d’une disposition inconstitutionnelle

Par Neslihan Çetin

<b> Le délit d’offense au président de la République : sacralisation du chef de l’État turc et utilisation abusive d’une disposition inconstitutionnelle </b> </br> </br> Par Neslihan Çetin

L’article 299 du Code pénal turc érige en infraction pénale le délit d’offense au Président et prévoit une peine d’emprisonnement d’un an à quatre ans. La Cour EDH a déclaré cet article non conforme à l’article 10 de la Conv. EDH tandis que la Cour constitutionnelle turque qui n’a pas pris en compte cette décision, l’a jugé conforme à la Constitution. Il est appliqué en Turquie avec beaucoup de rigueur et le nombre de personnes poursuivies se compte par milliers.

 

According to article 299 of the Turkish Penal Code the person who insults the President shall be punished by imprisonment from one year to four years. The ECtHR declared this article violative of article 10 of the ECHR while the Turkish Constitutional Court, which did not take this decision into account, upheld its constitutionality. It is applied in Turkey with great rigor and the number of people prosecuted runs into thousands.

 

Par Neslihan Çetin, Doctorante en droit public à l’Université Paris 1 et chargée d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil.

 

 

Sedef Kabaş, une journaliste turque a été arrêtée le 23 janvier, pour avoir cité un proverbe interprété comme visant le Président Recep Tayyip Erdogan. Le 25 février 2022, deux députés de parti d’opposition CHP ont été poursuivis pour leurs propos qui dépasseraient les limites de la liberté d’expression. Il va sans dire que des articles de journaux, des dessins animés, des messages sur les réseaux sociaux ou des slogans lors de rassemblements font partie des contenus qui, de façon systématique, font l’objet d’enquêtes et de poursuites fondées sur le délit d’offense au président de la République. Il n’est pas surprenant de constater les violations persistantes de la liberté d’expression dans un pays dont le chef de l’État menace de « couper la langue » d’une chanteuse pour les paroles de sa chanson.

 

Le délit d’offense existe en Turquie depuis la fondation de la République. Néanmoins, l’élection d’Erdogan à la présidence en 2014 a été un tournant car ce délit a trouvé un rythme d’application plus intense que jamais. Olivier Beaud, dans son article concernant la préhistoire législative du délit d’offense en France, insistait sur « la frappante homologie entre répression de l’offense et la nature du régime », en relevant que plus le régime était autoritaire, plus les sanctions prévues étaient lourdes [1]. Cette affirmation pourrait très bien être adaptée au contexte turc.

 

L’article 299 du Code pénal turc érige en infraction pénale l’offense au Président, c’est-à-dire « le fait d’attribuer un acte ou un fait d’une manière susceptible de porter atteinte à son honneur, sa dignité ou son prestige ». Ce délit à l’encontre des « forces de l’État » a pour finalité la protection d’une institution de l’État et est punie d’une peine d’emprisonnement d’un an à quatre ans. Toutefois, la définition vague et indéterminée du délit non seulement contredit le principe de légalité des délits et des peines [2], mais aussi crée un risque d’abus surtout dans les États illibéraux qui n’ont que les apparences du constitutionnalisme [3] comme la Turquie.   

 

La pratique et la législation turques actuelles semblent faire référence au crime de lèse-majesté qui fournissait aux empereurs romains un moyen d’éliminer toutes les personnes hostiles à leur égard, plutôt qu’à la protection juridique de la dignité de la fonction d’une personne haut placée. Selon la première constitution de l’histoire turque (Kanun-i Esasi) adoptée en 1876, la personne du Sultan était considérée comme « sacrée ». Les autorités turques aujourd’hui, pour justifier les propos incriminés, précisent qu’ils « ont les caractéristiques d’injures scandaleuses à l’égard des valeurs sacrées d’une personne » [4] en les qualifiant d’actes de trahison [5].

 

On ne peut s’empêcher de se demander si, au bout d’une décennie de parcours constitutionnel turc, ce délit d’offense ne constitue pas un retour à la sacralisation du chef de l’État [6].

 

La hausse drastique des condamnations témoigne de l’existence alarmante d’un délit de pensée et conduit à s’interroger sur la légitimité de cette limitation à la liberté d’expression.

 

Il faut préciser que le nombre total de poursuites pendant la présidence d’Erdogan est de 38.498, dont 3.625 peines de prison [7].

 

 

Une pratique isolée parmi les pays membres du Conseil de l’Europe

Les autorités turques tentent de légitimer cette pratique isolée en Turquie par une fausse analogie avec les pays de l’Union européenne, où des lois pénalisant l’insulte aux chefs de l’État existent. Cependant, personne n’a été emprisonné depuis des décennies et le rapport de la Commission de Venise souligne que la tendance a nettement été à la non-application des dispositions pertinentes, voire à leur suppression totale [8]. Nulle part en Europe elles ne sont appliquées avec la même rigueur qu’en Turquie, où de nombreuses personnes jugées courent un réel danger d’emprisonnement.

 

En Allemagne, même si le Code pénal (art. 187) incrimine la diffamation du Président, la Cour constitutionnelle fédérale a statué que même des critiques politiques sévères ne constituaient pas une infraction [9]. En France, la loi sur la presse a été modifiée en 2000 en vue de supprimer toute peine d’emprisonnement pour un tel motif et la loi du 5 août 2013 est venue abroger le délit d’offense au Président de la République [10]. De même, il ne constitue plus une infraction en Hongrie depuis 1994 ni en République tchèque depuis 1998.  

 

En Belgique (art. 275), en Espagne (art. 490 § 3), au Portugal (art. 328), en Grèce (art. 168 § 2), en Suède (chapitre 5 § 2), en Slovénie (art. 160), en Pologne (art. 135 § 2), aux Pays-Bas (art. 111), en Italie (art. 278), en Islande (art. 95) et au Danemark (chapitre 27 § 268) il existe des lois qui prévoient une peine de prison dans les codes pénaux, mais les tribunaux ont été réticents (sauf quelques cas rarissimes [11]) à prononcer des peines privatives de liberté.

 

 

Un instrument de réduction au silence de toute voix divergente

La Commission de Venise relève que la disposition qui sert d’un élément dissuasif puissant, est invoquée pour intimider les opposants politiques [12]. Les poursuites sont toutes liées à des débats sur des questions d’intérêt public majeures. La Commission européenne, dans son rapport de 2015 a souligné que de nombreuses actions en justice engagées donnaient lieu à un climat d’intimidation, entraînant une augmentation de l’autocensure [13].

 

Les illustrations sont innombrables. Des enquêtes et des poursuites engagées à l’encontre des journalistes prennent le relais. Un chroniqueur du quotidien Hürriyet qui qualifiait le Président de « dictateur » [14], le chef du principal parti d’opposition Kemal Kılıçdaroğlu qui l’appelait « pseudo-dictateur », la chaîne de télévision CNN-Türk pour avoir employé l’expression « un dictateur en procès » [15], des journalistes du quotidien BirGün pour un titre paru libellé « Erdogan : assassin et voleur » [16] et deux dessinateurs du magazine Penguen qui dessinaient l’accession d’Erdogan à la présidence [17], ne sont que des exemples de tous les jours en Turquie…

 

Chacun obtient sa part de poursuites. Pour donner un exemple anecdotique, un médecin a été poursuivi pour avoir partagé sur Twitter des images comparant le Président au personnage fictif Gollum dans la trilogie Le Seigneur des Anneaux. L’affaire était conclue suite à l’intervention du directeur des films [18]. La protection de la dignité du Président n’exonère non plus les mineurs. Même un jeune de 13 ans peut être condamné à un an et neuf mois d’emprisonnement pour un post sur Facebook [19].

 

 

Une législation contraire à la Convention européenne des droits de l’homme

L’article 10 de la Conv. EDH assure la protection de la liberté d’expression de toute personne. La frontière entre le délit d’offense et la liberté d’expression est poreuse et fait l’objet de plusieurs affaires devant la Cour EDH. 

 

Dans les affaires Cumpana et Mazare c. Roumanie [20] et Wingrove c. Royaume-Uni [21] la Cour a considéré que dans le contexte d’un discours politique ou d’un débat présentant un intérêt public légitime, rien n’était de nature à justifier l’imposition d’une peine de prison, en soulignant l’effet dissuasif d’une telle sanction. De même, dans l’affaire Otegi Mondragon c. Espagne [22], la Cour, indifférente à la nature du régime politique, a noté que même si la disposition protégeait pénalement le monarque, la peine de prison était disproportionnée. Dans l’affaire Pakdemirli c. Turquie [23], la Cour a eu à évaluer la responsabilité civile de l’auteur d’injures et a constaté la violation de l’article 10 au motif que la Turquie n’avait pas respecté le critère de « nécessité dans une société démocratique ».

 

Dans l’affaire Eon c. France [24], la Cour a estimé que l’imposition d’une amende de 30 euros était susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société. A fortiori, cette conclusion est d’autant plus valable pour des peines d’emprisonnement lourdes. Semblablement, la Cour a jugé dans l’arrêt Tuşalp c. Turquie [25] que l’emploi de propos vulgaires pouvait servir à des fins stylistiques, notamment sarcastiques, qui sont des formes d’expression protégées par la liberté d’expression.

 

La Cour dans son arrêt Colombani et autres c. France [26], a conclu qu’une loi accordant une protection spéciale aux chefs d’État étrangers violait l’article 10 en affirmant que le délit d’offense ne répondait à aucun « besoin social impérieux ». C’était précisément le régime dérogatoire de protection qui était jugé attentatoire à la liberté d’expression, comme la surprotection accordée au Roi dans l’affaire Otegi Mondragon ou le privilège conféré au chef de l’État par l’article 299 dans l’affaire Artun et Güvener c. Turquie [27].

 

 

Une législation inconstitutionnelle déclarée conforme à la Constitution

En 2004, l’amendement constitutionnel à l’article 90 de la Constitution turque, et portant sur le statut du droit international, prévoit que la place des traités relatifs aux droits de l’homme, donc de la Conv. EDH, est au-dessus de la loi. La Cour constitutionnelle a déclaré que si les dispositions explicites d’une loi étaient contraires à la Conv. EDH, elles ne devraient pas être appliquées et que ces dispositions étaient « tacitement abrogées » [28]. Ainsi, comme le montrent clairement l’article 90 et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, les dispositions qui ont été jugées comme incompatibles par la Cour EDH avec la Convention, dont l’article 299, n’ont aucune applicabilité en droit turc.

 

Le délit d’offense au Président a déjà été porté devant la Cour constitutionnelle turque pour un contrôle de constitutionnalité en 2016. La Cour a jugé l’article 299 conforme à la Constitution en considérant qu’il avait un but légitime de protéger la réputation et le prestige de la présidence, en se référant au caractère neutre et supra-partisan du statut présidentiel [29].

 

Cette décision de la Cour qui contredit sa propre jurisprudence concernant la place de la Conv. EDH en droit turc nuit à la prévisibilité et à la sécurité juridiques. La Cour fait preuve d’une retenue judiciaire excessive en refusant de se prononcer en faveur de la protection de la liberté d’expression.

 

 

Quel est l’avenir de l’article 299 ?  

Plus récemment, la Cour EDH a rendu l’arrêt Şorli c. Turquie [30] dans lequel elle a souligné la nécessité de mise en conformité de l’article 299 du code pénal turc avec l’article 10 de la Conv. EDH. En revanche, ce devoir n’incombe pas qu’au Parlement. La Cour constitutionnelle, qui est la « gardienne de la Constitution » est également tenue de trouver une solution à ce problème structurel.

 

L’article 152 de la Constitution interdit d’invoquer l’exception d’inconstitutionnalité à l’égard d’une disposition qui a été déjà déclarée conforme avant l’écoulement d’un délai de dix ans. Selon l’interprétation littérale de cette disposition par la Cour constitutionnelle turque, le délit en question ne peut être à nouveau porté devant la Cour avant 2026. Cependant, les activités judiciaires ne doivent pas se limiter à l’interprétation textuelle. Conformément à l’interprétation téléologique, la décision de la Cour de 2016 était prise à une époque où la Constitution prévoyait un Président neutre. Cependant, avec la révision constitutionnelle de 2017 [31] le Président est le seul titulaire du pouvoir exécutif et peut être membre et chef d’un parti politique, il n’est donc aucunement neutre. Par conséquent, les fondements de la décision précédente ne sont plus valables [32]. Quant à l’interprétation systématique, l’article 90 de la Constitution devrait créer une exception à l’interdiction décennale de contrôle.

 

 

Conclusion

L’utilisation abusive de l’article 299 qui s’est transformé en un outil de répression des voix dissidentes manifeste la dérive autoritaire du régime. Cette tendance illibérale s’est accentuée sous la présidence d’Erdogan, surtout après la révision constitutionnelle de 2017 qui a changé le régime et mis fin à la séparation des pouvoirs. Du surcroit, on peut même affirmer que l’exception, c’est-à-dire la restriction de la liberté d’expression au nom de la défense de l’honneur du chef de l’État, a détruit la règle.   

 

Les députés du parti d’opposition CHP ont présenté une proposition de loi pour abroger l’article 299. Cette abrogation laisserait toujours la possibilité de protéger le chef de l’État au moyen de l’article 125 du même Code qui pénalise le fait de porter atteinte à l’honneur, à la dignité ou au prestige de toute personne. Peut-on exclure l’hypothèse d’une instrumentalisation de cette disposition en vue de continuer à imposer des sanctions excessives quand l’objet des insultes serait le Président ? La réponse semble négative.

 

 

 

[1] Olivier Beaud « Préhistoire législative du délit d’offense en France. De l’offense au Roi à l’offense au président de la République (1819–1875) », Jus Politicum, n° 26.

[2] Olivier Beaud, La République injuriée. Histoire des offenses au chef de l’État de la IIIe à la Ve République, Paris, PUF, 2019, p. 22.

[3] Dieter Grimm, « L’acquis du constitutionnalisme et ses perspectives dans un monde changé », Trivium, 30, 2019, p. 2.

[4] CDL-AD(2016)002, § 61.

[5] Hakkı Taş, « Turkey–from tutelary to delegative democracy », Third World Quarterly, 36.4, 2015, p. 778.

[6] Ahmet Erdi Öztürk, İştar Gözaydın «Turkey’s constitutional amendments: A critical perspective », Research and Policy on Turkey, 2.2, 2017, p. 220.

[7] Le tableau et les données statistiques sont préparés par Yaman Akdeniz. Voir : https://twitter.com/cyberrights/status/1484924131606945798?s=20

[8] CDL-AD(2016)002, § 55.

[9] « Germany: A positive environment for free expression clouded by surveillance » (en anglais), Index on Censorship, 21 août 2013.

[10] Loi n° 2013-711 du 5 août 2013.

[11] Audiencia Nacional, N° 5/2018, 14 septembre 2018. En Espagne, le rappeur Pablo Hasél est condamné à neuf mois de prison pour injures à la Couronne.

[12] CDL-AD(2016)002, § 64.

[13] SWD(2015) 216 final, p. 23.

[14] Chroniqueur du quotidien Hürriyet et ancien rédacteur en chef Ertuğrul Özkök risquait jusqu’à cinq ans et quatre mois de prison.

[15] CNN-Türk rapportait simplement le fait que Kemal Kılıçdaroğlu avait été poursuivi pour avoir appelé Erdoğan « dictateur ».

[16] Le directeur de la rédaction, le rédacteur-en-chef et un journaliste ont été condamnés à une peine d’emprisonnement de 11 mois et 20 jours chacun.

[17] Ils ont été condamnés à une peine d’emprisonnement de 11 mois et 20 jours.

[18] L’opinion d’expert a souligné que Gollum était, sans parler d’un personnage maléfique, une figure « persécutée » de la trilogie et que donc aucune insulte n’était faite.

[19] L’exécution du verdict a été différée, à condition que le même crime ne soit pas commis pendant une durée prescrite.

[20] N° 33348/96, 17 décembre 2004, § 106.

[21] N° 17419/90, 25 novembre 1996, § 58.

[22] N° 2034/07, 15 mars 2011, § 56.

[23] N° 35839/97, 22 février 2005, § 60.

[24] N° 26118/10, 14 mars 2013, § 61.

[25] N° 32131/08 et 41617/08, 21 février 2012, § 48.

[26] N° 51279/99, 25 juin 2002, § 69.

[27] N° 75510/01, 26 juin 2007, § 31.

[28] Sevim Akat Eşki, N° 2013/2187, 19 décembre 2013, § 44, Neşe Aslanbay Akbıyık, N° 2014/5836, 16 avril 2015, § 44.

[29] E. 2016/186, K. 2016/186, 14 décembre 2016, § 20.

[30] N° 42048/19, 19 octobre 2021, § 54.

[31] Loi n° 6771, 21 janvier 2017.

[32] Tolga Şirin, « ‘Majestelerini incitme’ suçu », T24, 26 octobre 2021.

 

 

 

Crédit photo: G20 Argentina, CC BY 2.0