Le cru 2022 des nominations au Conseil constitutionnel : en dessous du médiocre

Par Patrick Wachsmann

<b> Le cru 2022 des nominations au Conseil constitutionnel : en dessous du médiocre </b> </br> </br> Par Patrick Wachsmann

Le renouvellement triennal des membres du Conseil constitutionnel est souvent l’occasion de constats navrés : la rigueur qui devrait présider au choix des personnes amenées à y siéger est souvent oubliée par les trois autorités chargées des nominations. 2022 ne sera pas, à cet égard, l’année des ruptures : Jacqueline Gourault, ministre actuellement en exercice, n’a pas la moindre compétence juridique. Véronique Malbec, magistrate de l’ordre judiciaire, a naguère exercé un pouvoir hiérarchique sur le procureur ayant classé sans suite une plainte visant la personne même qui se propose de la nommer. François Seners possède incontestablement, quant à lui, les compétences requises d’un juge constitutionnel – les fonctions de directeur du cabinet du président du Sénat qu’il a exercées un moment ont permis à ce dernier de s’en convaincre. Une fois de plus, les facteurs politiques sont déterminants, tandis que l’aptitude réelle à exercer les fonctions de juge de la constitutionnalité est tenue pour secondaire.

 

The triennial renewal of the members of the Conseil constitutionnel is often the occasion for some distressing observations: the rigour that should govern the choice of the people who will sit on the Council is often forgotten by the three authorities responsible for making appointments. In this respect, 2022 will not be the year of breakthroughs: Jacqueline Gourault, the current minister, does not have the slightest legal competence. Véronique Malbec, a magistrate of the judiciary, once exercised hierarchical power over the public prosecutor who dismissed a complaint against the very person who proposed to appoint her. François Seners undoubtedly has the skills required of a constitutional judge – the functions of director of the cabinet of the president of the Senate that he exercised for a time allowed the latter to be convinced of this. Once again, political factors are the determining factor, while the actual ability to perform the duties of a constitutionality judge is considered secondary.

 

Par Patrick Wachsmann, professeur émérite de droit public à l’Université de Strasbourg, Institut de recherches Carré de Malberg

 

 

 

 

Cette fois-ci, même la presse d’informations générales a senti qu’il y avait un problème, comme en témoignent des titres pas seulement informatifs : « trois noms qui posent question » (Le Monde), « les nominations de la macronie font polémique » (Le Figaro), « une République d’obligés » (Libération), « une vraie démarche politique «  (L’Express), « des nominations (politiques) qui font jaser » (Le Parisien), « la décision pas très « sage » de Richard Ferrand (Le Point), « grincements de dents à propos des nominations au Conseil constitutionnel » (L’Opinion). Le cru 2022 des nominations au Conseil constitutionnel prononcées par les trois présidents investis de ce pouvoir par l’article 56 de la Constitution n’innove pourtant pas au regard de la pratique communément suivie : l’ensemble est placé sous le signe des remerciements pour services rendus, les compétences en matière constitutionnelle venant éventuellement et accessoirement permettre de justifier les choix[1]. Le problème, en réalité, n’est pas le même pour toutes les personnalités choisies, parce qu’il n’est pas, à notre sens, celui de la part prise par les facteurs politiques dans ces décisions : on les retrouve dans les nominations aux cours constitutionnelles allemande, italienne ou espagnole, la question de savoir s’ils ont joué un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout relevant de la subjectivité de chacun et n’ayant, partant, qu’un intérêt limité. La question n’est pas tant de savoir pourquoi X a été préféré à Y et à Z : elle est d’apprécier l’adéquation des personnes retenues par rapport aux fonctions dévolues à l’institution en cause « selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents », comme le prescrit l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, lequel, peut-être n’est-il pas inutile de le rappeler, a valeur constitutionnelle et s’applique « à toutes dignités, places et emplois publics ». Le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision du 19 juin 2001, loi organique relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature, a précisé que les capacités, vertus et talents pris en compte pour le recrutement des magistrats « doivent être en relation avec les fonctions de magistrats », obligation étant faite, au niveau des cours d’appel, « s’agissant de personnes n’ayant jamais exercé de fonctions juridictionnelles », de veiller à ce que « soient strictement appréciées, outre la compétence juridique des intéressés, leur aptitude à juger ». La décision du 20 février 2003, loi organique relative aux juges de proximité, ajoute, s’agissant des membres de juridictions appelées à trancher des litiges de faible importance, que « les connaissances juridiques constituent une condition nécessaire à l’exercice de fonctions judiciaires ». La décision du 4 août 2011, loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, ajoute, sans doute dans l’espoir de désarmer ceux qui tenteraient de contester la composition du Conseil en lui opposant sa propre doctrine, aux compétences juridiques dont doivent justifier les citoyens assesseurs l’alternative d’« une expérience dans les questions susceptibles d’être soumises à leur jugement » – mais l’équivalence est, précisément, problématique en ce qu’elle méconnaît la spécificité de la fonction de juger.

 

Jacqueline Gourault, Véronique Malbec et François Seners satisfont-ils à ces exigences ? La réponse nous paraît pour le moins douteuse pour Mme Gourault, alors qu’elle est clairement positive pour les deux autres. Il est cependant fâcheux que, pour Mme Malbec, surgisse une autre question, qui concerne l’autorité de nomination elle-même, dans la mesure où la structure hiérarchisée du Parquet donne l’image d’une implication de la procureure générale près la cour d’appel de Rennes dans une décision, prise en 2017, de classer sans suite une plainte pour prise illégale d’intérêt dirigée contre Richard Ferrand dans l’affaire dite des Mutuelles de Bretagne. Il faudra donc examiner séparément les questions soulevées par chacune de ces nominations. On l’aura compris, le choix de l’heureux élu est, cette année, en contradiction avec les fonctions à pourvoir, entaché d’un soupçon qu’il eût fallu à tout prix éviter ou difficilement contestable.

 

 

1. Une ministre en exercice, dépourvue de tout lien avec le droit

Il fallait une juriste, ce fut une professeur d’histoire-géographie qui l’obtint. Cette pauvre paraphrase de la formule étincelante de Beaumarchais (« Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint ») exprime l’agacement de l’auteur de ces lignes face à la persistance d’un trait récurrent dans les nominations, y compris celles faites par le président de la République : on peut nommer au Conseil constitutionnel des personnalités n’ayant aucun lien ou un lien pour le moins ténu avec le monde du droit. Le cas de Jacqueline Gourault constitue une exacerbation de ce trait : professeur d’histoire-géographie, elle ne peut faire état que d’études… d’histoire et de géographie. À aucun moment de son cursus politique, elle n’a eu à s’occuper particulièrement de questions juridiques, hormis celles liées aux affaires dont elle avait la charge : une carrière d’élue locale, de sénatrice, puis de ministre, en dernier lieu responsable de la « cohésion des territoires » et des « relations avec les collectivités territoriales ». Le lien avec le contrôle de la constitutionnalité des traités non encore ratifiés, des lois organiques et des lois ordinaires, y compris, pour les deux dernières, en vue de s’assurer de leur respect des « droits et libertés que la Constitution garantit », n’existe tout simplement pas : on ne peut dénicher la moindre licence en droit pour sauvegarder les apparences et sa carrière professionnelle, pour respectable qu’elle soit, ne comporte pas le plus petit début d’expérience qui puisse être qualifiée de juridique. Même Lionel Jospin et Alain Juppé, en tant qu’anciens premiers ministres, pouvaient être mieux disants en la matière ! On en est réduit à évoquer Louis Pasteur Vallery-Radot (mais à une époque où nul ne se serait risqué à qualifier le Conseil constitutionnel de cour constitutionnelle) ou Georges Abadie, préfet, nommé par F. Mitterrand « pour sa pratique approfondie des problèmes de terrain et de la province »[2] (mais il ajoute avoir été également interrogé sur ses compétences juridiques) : la plupart des membres, aux profils très divers, du Conseil constitutionnel peuvent au moins justifier d’une licence en droit[3]. Invoquera-t-on alors le précédent de Dominique Schnapper, titulaire, elle aussi, d’une licence d’histoire et de géographie ? Ce serait oublier qu’elle est une universitaire reconnue, une sociologue faisant autorité et qu’elle avait travaillé sur des problèmes étroitement liés à l’objet du contentieux constitutionnel, comme celui de la citoyenneté.

 

Politique et rien que politique, Jacqueline Gourault n’a reçu à aucun moment de son parcours la moindre formation juridique, alors que le Conseil constitutionnel doit trancher des questions constitutionnelles d’une complexité croissante, dans leur diversité. On ne peut même pas dire que son expérience (celle dans « dans les questions susceptibles d’être soumises » au jugement du Conseil, pour reprendre les termes de la décision précitée du 4 août 2011) sera utile, comme pourrait l’être celle d’un médecin en matière de bioéthique ou celle d’un sociologue, compte tenu de l’éclairage que cette discipline peut offrir sur certaines questions soumises au Conseil. Quant à l’éclairage politique, qui sera, une fois de plus, invoqué, on peut se borner à relever qu’il est déjà surabondamment offert, au sein de l’institution, par deux anciens premiers ministres, MM. Fabius et Juppé (seul le premier est juriste), ainsi que par MM. Mézard et Pillet qui, au surplus, ont tous été élus locaux et ont occupé, à ce titre, d’éminentes fonctions. C’est dire que Mme Gourault ne remplit même pas un vide politique que l’on aurait pu ressentir rue de Montpensier.

 

À partir de là, il est permis de s’interroger sur la question de savoir si le président de la République, qui a fait ce choix, a une claire conscience de ce que fait le Conseil constitutionnel, de ce que sont les missions dévolues à cette institution. Celui qui fut le premier président de la République française à faire une visite officielle à la Cour européenne des droits de l’homme déclarait pourtant à cette occasion, le 31 octobre 2017 : « Que plaçons-nous au centre du travail de nos juges nationaux ? Les Droits de l’Homme ! ». Ou bien, il a perdu de vue cet engagement au moment de désigner un membre du Conseil constitutionnel, ou bien il ne considère pas ce dernier comme formé de juges, ce qui est formellement soutenable, mais contredit fâcheusement l’idée, inlassablement répétée par le Conseil et répercutée par l’ensemble des pouvoirs publics depuis la présidence de Robert Badinter, que celui-ci se veut être, est une cour constitutionnelle. Au demeurant, le président lui-même avait, lors des cérémonies destinées à marquer le cinquantième anniversaire de la Constitution, insisté sur le fait que le Conseil constitutionnel « s’est installé dans le paysage institutionnel et dans l’esprit de nos concitoyens comme une véritable juridiction »[4]. Comment peut-il alors procéder à une nomination qui tranche si visiblement avec le paysage institutionnel qu’il évoquait et avec ce qu’il faudrait promouvoir dans l’esprit de nos concitoyens, déjà si massivement réticent ou hostile envers les institutions de la République ?

 

 

2. Une magistrate éminente, malheureusement non entièrement dépourvue de lien avec l’autorité qui la nomme

Contrairement à ce qu’indique la réponse du président de l’Assemblée nationale aux réactions hostiles qu’a suscitées son choix, ce ne sont pas les qualités éminentes de Mme Malbec qui font ici problème, c’est la possibilité de relier son nom à une décision favorable à Richard Ferrand prise sous l’autorité, au moins nominale, de cette magistrate en 2017. Il y a au sein de la magistrature judiciaire un nombre suffisant de personnes dont les mérites les qualifieraient à l’évidence pour siéger au Conseil constitutionnel, et ce, même si l’on retreint le choix aux femmes et même si l’on souhaite recruter parmi les procureures générales ! Ce n’est donc pas la rareté des ressources humaines qui peut justifier la décision de M. Ferrand. Ce cas de figure évoque irrésistiblement la célèbre réplique de Rick Blaine, joué par Humphrey Bogart, dans le film Casablanca de Michael Curtiz, lorsqu’il voit apparaître Ingrid Bergman dans l’établissement qu’il dirige : « Of all the gin joints in all the towns in all the world, she walks into mine ! » De toutes les magistrates judiciaires, Richard Ferrand nomme précisément celle sous l’autorité de laquelle a été prise la décision de non-lieu le concernant. Cela ressemble fort à ce qu’on appelle en psychanalyse un acte manqué…

 

Le problème n’est pas ici celui de la décision prise à l’époque, qu’on pense bien fondée à la fois en termes de prescription et quant à la définition légale du délit de prise illégale d’intérêt (pour préciser un peu les choses, il paraît difficile de considérer une mutuelle comme chargée d’une mission de service public, comme l’exige l’article 432-12 du code pénal), ni même celui de la part effectivement prise à l’époque par la procureure générale dans cette décision du procureur de la République de Brest (l’a-t-elle suscitée, encouragée, approuvée, connue ou ignorée ?). L’embarras, pour utiliser un euphémisme, réside dans la structure hiérarchisée qui est celle du Parquet, laquelle rend improbable qu’une décision soulevant un enjeu politique considérable ait pu être prise sans que la procureure générale en ait été au moins tenue informée. Il est également douteux que la décision de non-lieu eût été prise ou maintenue si celle-ci s’y était opposée. De surcroît, la position particulière du parquet français par rapport au pouvoir exécutif, pour ne plus comporter l’obligation de suivre les instructions de ce dernier dans des affaires particulières, s’analyse tout de même en une proximité régulièrement réaffirmée, par exemple par le président de la République dans son discours déjà cité au Conseil constitutionnel : « les institutions de 1958 ont ménagé des cordes de rappel entre l’exécutif et le parquet ». Cordes de rappel et hiérarchisation du parquet rendent impossible de soutenir en l’espèce que Richard Ferrand, en choisissant Mme Malbec faisait un choix neutre par rapport à l’affaire des Mutuelles du Mans : il y avait, cette fois-ci, conflit d’intérêts.

 

Il faut en effet rappeler la définition de celui-ci. Elle fait une place légitime à la théorie des apparences : il suffit, pour qu’il y ait conflit d’intérêts [5], de constater objectivement l’existence d’une interférence entre un intérêt public (en l’espèce, la décision de nomination de Mme Malbec au Conseil constitutionnel) et un intérêt privé (celui, pour M. Ferrand, du non-lieu dont il a bénéficié) « qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, objectif et impartial d’une fonction » (article 2 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique – nous soulignons). Dès lors qu’il s’agit de favoriser ou restaurer la confiance des citoyens dans leurs dirigeants, il convient que ceux-ci apparaissent intègres à leurs yeux, et soucieux de faire de leurs pouvoirs un usage ne prêtant pas le flanc à des interrogations auxquelles il est impossible d’opposer un démenti crédible. En l’espèce, on l’a vu, « récompenser » (c’est ainsi que les nominations sont perçues par l’opinion publique) une magistrate qui ne s’est sans doute pas opposée à une décision de non-lieu ayant bénéficié à M. Ferrand, c’est inéluctablement, pour ce dernier, se placer dans une situation délicate, que ses dénégations, si véhémentes soient-elles, ne peuvent dissiper, quel que soit le bien-fondé des arguments dont il fait état. Il n’en reste pas moins que les soupçons reposent sur les éléments objectifs qu’on a rappelés. L’adage souvent cité par la Cour européenne des droits de l’homme à propos de la justice et qui veut que celle-ci ne soit pas seulement rendue, mais que l’on voie également que tel est bien le cas[6] doit s’appliquer à toute décision rendue dans l’exercice de la puissance publique. Or, il requiert une attention à l’image de l’institution en cause auprès du public[7] et postule l’existence d’une distance suffisante entre le magistrat  -notion à entendre ici lato sensu – et la matière sur laquelle il lui appartient de se prononcer[8].

 

À côté de cela, d’autres objections faites au choix de Mme Malbec sont d’une importance moindre. En particulier, le reproche de l’acceptation par celle-ci des fonctions de directrice du cabinet d’un garde des sceaux controversé en raison de son attitude envers les magistrats n’a d’autre intérêt que de soulever la question du passage direct de fonctions éminemment politiques à celles de membre du Conseil constitutionnel, problème qu’on retrouvera pour le choix de M. Seners par le président du Sénat. Avec une difficulté supplémentaire, qui tient au rôle au moins théoriquement dévolu au garde des sceaux en matière de respect de la Constitution des textes législatifs : sa directrice de cabinet devrait, si elle était nommée au Conseil constitutionnel, se déporter à chaque fois que viendrait à être examiné un texte préparé ou adopté à l’époque où elle était en fonction au cabinet du garde[9] – une conception un tant soit peu exigeante de l’impartialité le commanderait en tout cas.

 

 

3. Un membre du Conseil d’État non dépourvu de tout lien avec le président du Sénat

Ayant fait ses études à l’Institut d’études politiques de Strasbourg (à une époque où la place faite au droit public y était encore conséquente !), ancien élève de l’ENA, magistrat administratif, puis membre du Conseil d’État, après un bref passage par la carrière préfectorale, François Seners possède incontestablement les aptitudes requises pour siéger au Conseil constitutionnel. Commissaire du gouvernement, secrétaire général du Conseil d’État, président adjoint de la section du rapport et des études, il peut se prévaloir de ce que l’accession à ces fonctions atteste quant à ses mérites. Directeur du cabinet de Rachida Dati à l’époque où celle-ci était garde des sceaux, secrétaire général adjoint du gouvernement, il peut également justifier d’une expérience administrative de haut niveau. Il a également exercé les fonctions de directeur du cabinet du président du Sénat, Gérard Larcher, celui-là même qui vient de le nommer au Conseil constitutionnel. Il est entendu qu’une telle situation ne fait apparaître aucun conflit d’intérêts : le fait de connaître et d’apprécier quelqu’un n’empêche heureusement pas de le nommer à de hautes fonctions, l’autorité de nomination ayant pu s’assurer des aptitudes de l’intéressé à les exercer. Tout au plus fera-t-on remarquer la persistance d’une tendance marquée du président du Sénat à nommer au Conseil constitutionnel soit des sénateurs[10], soit des personnalités ayant servi l’administration de la haute assemblée[11], pour d’autres nominations portant sur des personnalités sans lien de ce type avec le Sénat[12] – il est curieux d’observer que parmi ces dernières, deux avaient été directeur ou directeur adjoint du cabinet d’un garde des sceaux[13]. La compétence évidente de François Seners en droit public n’apparaît pas obérée par la proximité qui fut la sienne à un moment de sa carrière avec le président du Sénat.

 

Le tableau d’ensemble est donc, une fois de plus, consternant : pour une nomination qui répond pleinement à l’objet du pouvoir de nomination attribué par l’article 56 de la Constitution, deux qui n’y satisfont guère, pour les raisons qu’on a exposées. Il y a certes eu, dans l’histoire récente des nominations au Conseil constitutionnel, encore plus inadéquat (le trio Charasse, Barrot, Haenel en 2010), mais du moins cet exemple malheureux ne relevait-il que du simple « renvoi d’ascenseur » (Michel Charasse fut récompensé d’un ralliement improbable à Nicolas Sarkozy, Jacques Barrot d’avoir jadis mis le pied à l’étrier du président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer), accompagné d’un jeu de chaises musicales très sophistiqué au Sénat, et ne révélait aucun fâcheux conflit d’intérêts comme en l’espèce. La faculté, pour les commissions des lois des deux assemblées, de s’opposer aux deux nominations litigieuses mettra-t-elle bon ordre à cette situation ? Compte tenu de la quasi-inexistence du contrôle parlementaire en la matière[14], il faudrait qu’une révolution, qu’on ne peut qu’appeler de ses vœux, se produise… La légèreté française s’agissant de la justice constitutionnelle, plus exactement le refus inavoué d’une telle justice, risque de se vérifier une fois encore.

 

 

 

 

[1] V. P. Wachsmann, « Sur la composition du Conseil constitutionnel », Jus Politicum, n° 3, 2011, p. 103 et « Pour un véritable statut des anciens premiers ministres en France », éditorial au Dalloz, 2019, p. 305.

[2] Témoignage de l’intéressé, visiblement surpris d’avoir été choisi pour exercer de telles fonctions, in : Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 25, 2008, p. 11.

[3] V. sur cette question Martine Lombard, « Les membres du Conseil constitutionnel comparés à ceux du Bundesvefassungsgercicht : deux nuances et une vraie différence », in : Défendre les libertés publiques. Mélanges en l’honneur de Patrick Wachsmann, Dalloz, 2021, p. 359.

[4] Discours d’Emmanuel Macron au Conseil constitutionnel le 4 octobre 2018 (site officiel de la présidence de la République).

[5] Qu’on aura évidemment garde de confondre avec l’infraction pénale de prise illégale d’intérêt dont il vient d’être question.

[6] « Justice must not only be done, it must also be seen to be done ».

[7] Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Buscemi c. Italie du 16 septembre 1999.

[8] Arrêt de la même Cour, Wettstein c. Suisse du 21 février 2000.

[9] V. en ce sens, E. Lemaire, « Pour un contrôle véritable des candidatures au Conseil constitutionnel », Le Monde, 19 février 2022.

[10] E. Dailly, J. Gilbert-Jules, L. Gros, Y. Guéna, H. Haenel, J.J. Hyest, L. Jozeau-Marigné, G. Monnerville, F. Pillet, M. Rudloff, M.R. Simonnet, soit 11 personnes depuis 1959.

[11] G.L. Dubois. Relevons en outre que L. Gros avait exercé les fonctions de secrétaire du Conseil de la République.

[12] N. Bellouber, J. Cabannes, R. Cassin, P. Coste-Floret, J. de Guillenschmidt, M. Delépine, R. Denoix de Saint Marc, A. Lancelot, J. Latscha, C. Le Coq de Kerland, R. Lecourt, D. Lottin, F. Luchaire, M. Pinault, D. Schnapper, M.R. Simonnet, S. Veil, soit 17 personnes depuis 1959.

[13] J. de Guillenschmidt et R. Denoix de Saint Marc.

[14] L’article de Julien Jeanneney, « Parlementaires, utilisez vos pouvoirs dans les nominations au Conseil constitutionnel ! », paru dans Le Monde du 19 février 2022, rappelle les défaillances constatées sur ce terrain depuis 2010.

 

 

 

Crédit photo : Conseil Constitutionnel