Chausse-trapes parlementaires pour un gouvernement minoritaire Par Jean-Félix de Bujadoux
Pour la seconde fois sous la Ve République, le gouvernement ne dispose pas, à l’issue des élections législatives des 12 et 19 juin 2022, d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. A travers l’arsenal du parlementarisme rationalisé, le constituant de 1958 avait voulu donner au gouvernement les moyens de conduire le travail parlementaire, même sans majorité. Après la révision de 2008, un gouvernement privé du soutien d’une majorité absolue dispose-t-il toujours de moyens efficients en ce sens ?
For the second time under the Fifth Republic, the government does not have, after the legislative elections of June 12 and 19, 2022, an absolute majority in the National Assembly. Through the arsenal of rationalized parliamentarism, the constituents of 1958 wanted to give the government the means to conduct parliamentary work, even without a majority. After the 2008 revision, does a government deprived of the support of an absolute majority still have efficient means in this direction?
Par Jean-Félix de Bujadoux, Docteur en droit de l’Université Paris-Panthéon-Assas, Chercheur associé au Centre Maurice Hauriou pour la recherche en Droit public – Université Paris Cité
Gouverner c’est légiférer, selon l’adage. A l’issue des élections législatives des 12 et 19 juin, le président de la République et son gouvernement sont désormais privés de majorité absolue à l’Assemblée nationale. En conséquence, les dispositions du Titre V « Des rapports entre le Parlement et le Gouvernement » de la Constitution, cette « réglementation constitutionnelle » du parlementarisme rationalisé voulue en 1958 par Michel Debré et les ministres d’Etat pour garantir la stabilité du gouvernement et sa capacité au quotidien à légiférer, vont donc prendre une nouvelle importance, faute pour le gouvernement de bénéficier à plein du fait majoritaire dans la conduite des travaux parlementaires.
La réécriture de ce Titre V a été un des enjeux majeurs de la révision constitutionnelle de 2008[1], déclinée en 2009 par la réforme des règlements des assemblées. Pour l’essentiel, dans ces débats, le questionnement autour de la rationalisation du parlementarisme a porté bien davantage sur les aménagements à apporter aux dispositifs existants que sur une remise en cause profonde de l’ingénierie constitutionnelle de 1958. Même en voie de reparlementarisation, le régime de la Ve République devait demeurer un régime parlementaire rationalisé et si la révision constitutionnelle pouvait, selon les termes employés par le comité Balladur, avoir pour but de « desserrer l’étau du parlementarisme rationalisé »[2], il n’était pas question, pour autant, de le démanteler. En ce sens, la révision a surtout été marquée par un transfert aux assemblées elles-mêmes, et par conséquent aux majorités existant en leur sein, de la maîtrise des instruments de la rationalisation du parlementarisme.
Dans sa très riche étude de droit comparé, Céline Vintzel a montré que les moyens procéduraux dont bénéficie le gouvernement français pour guider les travaux parlementaires ne constituent pas une situation exceptionnelle par rapport à ses homologues allemand, britannique et italien. La rationalisation marque, d’une façon ou d’une autre, ces régimes et s’y décline selon « deux variantes essentielles » : La « variante classique », dans laquelle les armes du parlementarisme rationalisé sont directement placés entre les mains du gouvernement, la « variante moderne », dans laquelle ce sont les assemblées, en particulier « les leaders de la majorité (président de l’Assemblée et/ou présidents de groupe et/ou présidents de commission) qui en principe, jouent le rôle de contrôleur, à la fois pour discipliner/canaliser les parlementaires de la majorité et pour empêcher l’opposition de mettre en échec le programme législatif du gouvernement » [3].
Depuis la révision de 2008, la France combine donc « variante classique » et « variante moderne ». Or, l’absence de majorité absolue en soutien au gouvernement dans la nouvelle Assemblée nationale va indéniablement aboutir à neutraliser, pour partie, celles des armes du parlementarisme rationalisé placées entre les mains de la majorité parlementaire. Toutefois, l’assouplissement du parlementarisme rationalisé intervenue en 2008 étant resté très tempéré, le gouvernement conserve entre ses mains des outils importants pour conduire directement le travail des assemblées.
I – Vers une neutralisation de la rationalisation du parlementarisme assurée par la majorité gouvernementale ?
La réforme de 2008 reposait largement sur le postulat du maintien du fait majoritaire. Dès lors, l’absence de majorité absolue en soutien au gouvernement va indéniablement compliquer la tâche du gouvernement dans les différents lieux du pouvoir législatif.
Au sein de la conférence des présidents de l’Assemblée nationale[4] d’abord, instance qui va prendre une importance toute particulière dans une assemblée sans majorité. « Les présidents de groupes y disposent d’un droit de vote pondéré »[5] en fonction des effectifs de leur groupe.
Depuis la révision de 2008, l’exécutif a laissé aux assemblées la maîtrise de la fixation de deux semaines sur quatre de leur ordre du jour. C’est en conférence des présidents qu’est déterminé l’ordre du jour de ces deux semaines parlementaires. Au Palais-Bourbon, tant que les majorités gouvernementales y disposait de la majorité, le contenu de la semaine dite législative restait largement à l’initiative concertée du gouvernement et de sa majorité. Sa programmation risque, désormais, de faire l’objet d’âpres discussions entre les groupes parlementaires. Pour ce qui est de la semaine de contrôle, ses séances continueront à être réparties entre les sujets proposés par l’ensemble des groupes.
En 2008, la révision constitutionnelle a également donné aux conférences des présidents des deux assemblées la possibilité de s’opposer conjointement à la mise en œuvre de la procédure accélérée, si souvent utilisée ces dernières années, pour l’examen d’un texte. Jusqu’ici, cette disposition inscrite à l’article 45 de la Constitution n’a jamais été mise en œuvre, la majorité des députés ne manquant jamais au gouvernement. L’absence de majorité absolue en soutien au gouvernement en son sein va rendre possible un vote de la conférence des présidents à l’Assemblée nationale s’opposant au recours à la procédure accélérée. Il est probable que le Sénat, soucieux de faire œuvre de bonne législation par le jeu des navettes parlementaires, pourrait s’associer le cas échéant à ce refus. Le gouvernement ne disposera dès lors d’aucun recours possible contre une telle décision conjointe des deux assemblées.
La révision constitutionnelle de 2008 a prévu que la conférence des présidents de la première assemblée saisie pourrait s’opposer à l’inscription à l’ordre du jour d’un projet de loi si étaient méconnues les règles fixées par une loi organique afférente. La loi organique du 15 avril 2009 impose notamment qu’une étude d’impact soit dorénavant jointe aux projets de loi. Dès lors, si la conférence des présidents de l’Assemblée nationale, première assemblée saisie, considère que cette étude d’impact est insuffisante, elle pourra s’opposer à l’inscription de ce texte à l’ordre du jour. En cas de désaccord entre l’Assemblée et le gouvernement, il reviendra au Conseil constitutionnel de trancher[6].
Ensuite, c’est certainement au sein des commissions permanentes de l’Assemblée nationale que l’absence de majorité absolue risque de se faire le plus cruellement sentir pour l’exécutif. En application des dispositions de l’article 42 de la Constitution modifié en 2008, le texte discuté en séance publique est désormais le texte adopté par la commission permanente compétente. Ainsi, depuis lors, le gouvernement s’en remettait entièrement[7] à sa majorité pour assurer la police des travaux de la commission, afin d’éviter l’adoption d’amendements intempestifs propres à remettre en cause la cohérence et l’équilibre des projets de loi gouvernementaux. L’absence de majorité absolue en soutien au gouvernement pourrait aboutir à l’adoption de textes substantiellement modifiés par des amendements, nombreux et contradictoires, mal considérés par le gouvernement. Il ne restera à ce dernier que la possibilité, le cas échant, de déposer lui-même des amendements en séance publique pour essayer d’en revenir à son projet initial.
Enfin, en ce qui concerne la séance publique, la réforme du Règlement de l’Assemblée nationale du 27 mai 2009, déclinant la révision de 2008 a institué la possibilité pour sa conférence des présidents de décider de la mise en œuvre d’un dispositif du temps législatif programmé, afin, notamment, de remédier aux effets des manœuvres d’« obstruction » développées à gauche ou à droite à l’Assemblée nationale depuis la fin des années 1970. Ce dispositif permet à la conférence d’organiser les débats en séance publique sur un projet ou une proposition de loi en fixant une durée maximale pour l’examen du texte. La mise en œuvre de ce dispositif, imaginé pour éviter de recourir de façon intempestive à l’article 49, alinéa 3 et dont les gouvernements et leur majorité ont fait fréquemment usage depuis lors, dépend en droit d’une décision de la conférence des présidents et non du gouvernement. Les groupes parlementaires, au-delà de ceux soutenant le gouvernement, accepteront-ils d’y recourir ?
II – Les cordes de rappel à la disposition du gouvernement
L’assouplissement de la rationalisation ministérielle du parlementarisme opéré par la révision du 23 juillet 2008 est indéniablement important, mais apparaît, en définitive, tempéré.
D’abord, les dispositions des articles 40 (recevabilité financière) et 44, alinéa 3 (vote bloqué) de la Constitution n’ont pas été modifiées. En second lieu, sur les remises en cause apportées par la révision aux mécanismes de la rationalisation ministérielle, le constituant de 2008 et le législateur ont mis en place dans le texte constitutionnel lui-même et dans les dispositions organiques toute une série de cordes de rappel destinées à conserver au gouvernement la capacité effective de conduire les travaux législatifs.
Partiellement entaillée par la révision de 2008, la maîtrise du gouvernement sur la fixation de l’ordre du jour des assemblées reste importante. D’abord, deux semaines sur quatre de cet ordre du jour continuent à être réservées par priorité à celui fixé par le gouvernement. Ensuite, le gouvernement a veillé, dans l’article 48 de la Constitution, à maintenir pour les autres semaines une super-priorité en faveur de l’inscription à l’ordre du jour des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale, mais également une priorité[8] des textes en navette, transmis par l’autre assemblée depuis six semaines au moins, des projets de lois relatives à l’état de crise et des demandes d’autorisation des forces armées à l’étranger visées à l’article 35 de la Constitution.
Parallèlement, la loi organique du 15 avril 2009, dans son article 11, exonère de l’obligation de joindre une étude d’impact au projet de loi : en totalité, les projets de révision constitutionnelle, les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale, les projets de loi de programmation inscrits à l’article 34, alinéa 21 de la Constitution et les projets de loi prorogeant les états de crise ; en partie, les projets de loi habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnance, les projets de loi prévoyant la ratification d’ordonnances, les projets de loi prévoyant la ratification d’accords internationaux.
Ensuite, sur la réforme majeure de l’examen en séance publique du texte adopté par la commission, le gouvernement a veillé, là encore, à prévoir certaines exceptions comme à mettre en place des garde-fous contre les manœuvres d’obstruction pouvant être conduites en commission. D’abord, pour les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale et sur les projets de révision constitutionnelle, la discussion en séance publique continue de s’engager sur le texte présenté par le gouvernement. Ensuite, afin d’éviter que la discussion d’un texte soit paralysée par des manœuvres d’obstruction en commission[9], ces dispositions prévoient aussi que la discussion en séance publique s’engage sur le texte adopté par la commission « ou, à défaut, sur le texte dont l’assemblée a été saisie ». Les tentatives de paralysie des travaux de la commission, notamment, ne pourraient donc empêcher, en dernier ressort, la discussion d’un texte inscrit à l’ordre du jour de s’engager in fine sur le projet gouvernemental initialement déposé.
Pour ce qui est de la séance publique, le gouvernement continue, bien évidemment, à bénéficier du droit d’amendement inscrit au premier alinéa de l’article 44 de la Constitution et garde, comme on l’a dit, la possibilité de recourir au vote bloqué, cumulé le cas échéant à la réserve ou la priorité de la discussion et du vote d’un article ou d’un amendement, réserve qui est de droit à la demande du gouvernement, au terme de l’article 95, alinéa 5 du Règlement de l’Assemblée nationale.
Enfin, reste au gouvernement l’arme ultime du recours à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. La révision de 2008 a limité la possibilité d’y recourir à un projet une proposition de loi par session, en sus des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale. C’est, certes, une limitation importante par rapport à la précédente législature, celle de 1988-93, pendant laquelle le gouvernement ne disposait pas d’une majorité absolue pour le soutenir à l’Assemblée nationale. Toutefois, si le gouvernement Rocard, par exemple, a utilisé à 28 reprises l’article 49, alinéa 3 en un peu moins de trois années, il faut relever qu’il l’a fait à plusieurs reprises sur le même texte[10], mais aussi que plusieurs des textes alors concernés relèvent désormais des projets de loi de financement de la sécurité sociale[11]. De plus, en dehors des projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale, le gouvernement pourra recourir à l’article 49 alinéa 3 pour l’adoption d’un texte en session ordinaire mais aussi d’un texte pour chaque session extraordinaire convoquée par le chef de l’Etat[12].
En l’état, si les ministres vont certainement devoir consacrer de longues heures aux travaux parlementaires, le gouvernement conserve donc des moyens substantiels pour en assurer la conduite et éviter que le fonctionnement de l’Assemblée nationale soit largement paralysé.
[1] Sur les dix-huit articles initiaux du Titre V adoptés en 1958 (déjà complétés par les articles 47-1 en 1996 et 37-1 en 2003), pas moins de douze d’entre eux ont été révisés et cinq nouveaux articles ont été introduits dans ce Titre V en 2008.
[2] Rapport du Comité Balladur, Une Ve République plus démocratique, Fayard-La Documentation française, 2008, p. 22.
[3] C. Vintzel, Les armes du gouvernement dans la procédure législative, Dalloz, 2011, p. 708.
[4] Sur le rôle de la conférence des présidents, voir C. Bellon, « Trois républiques à l’ordre du jour des Chambres. Une histoire de la conférence des président », RPP n°1101, 2021, pp. 192-202.
[5] P. Avril, J. Gicquel, J-E. Gicquel, Droit parlementaire, 6e éd, LGDJ-Lextenso, 2021, p. 121.
[6] La seule mise en œuvre depuis 2008 de ces dispositions a été le fait de la conférence des présidents du Sénat le 26 juin 2014 sur l’étude d’impact du projet relatif à la délimitation des régions.
[7] Pas toujours avec bonheur.
[8] Dans le respect des dispositions constitutionnelles relatives à l’organisation d’une semaine consacrée à l’évaluation et au contrôle.
[9] À l’inverse du gouvernement en séance publique, la majorité gouvernementale ne bénéficie pas en commission d’instruments similaire au vote bloqué ou, même, à l’article 49, alinéa 3.
[10] Ce qui est tout à fait possible après la révision de 2008 et qui a été le cas en 2015 et 2016.
[11] Institués en 1996.
[12] Il est habituel d’en convoquer au moins une en juillet, voire en septembre.
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