Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S (2022) Requiem pour un mythe jurisprudentiel

Par Marie Sissoko-Noblot

<b> Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S (2022) Requiem pour un mythe jurisprudentiel </b> </br> </br> Par Marie Sissoko-Noblot

Le 24 juin 2022, la Cour Suprême des Etats-Unis a jugé que la Constitution américaine ne garantit pas le droit à l’avortement. Les États sont désormais libres de réglementer voire d’interdire l’avortement. Dobbs est une décision critiquable tant au regard de l’interprétation donnée par les juges de la règle du stare decisis que de la méthode d’interprétation constitutionnelle retenue. La décision laisse à penser que davantage de droits constitutionnellement garantis pourraient retourner dans le giron des États.

 

On June 24, 2022, the U.S. Supreme Court ruled that the U.S. Constitution does not guarantee the right to abortion. States are now free to regulate or ban abortion. The Dobbs decision is critical both in terms of the justices’ interpretation of the stare decisis rule and the method of constitutional interpretation used. The decision suggests that more constitutionally guaranteed rights could be returned to the states.

 

Par Marie Sissoko-Noblot, doctorante en droit public à l’Université Paris-Panthéon Assas

 

 

 

Le 24 juin 2022, dans une décision Dobbs, State Health officer of the Mississippi department of health et al. V. Jackson Women’s health organization et al, la Cour Suprême des Etats-Unis a renversé l’une de ses jurisprudences historiques Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973) garantissant que le droit à l’avortement est constitutionnellement garanti. Dobbs affirme ainsi que la Constitution ne garantit pas un tel droit et que les États et les représentants du peuple américain ont le pouvoir de réglementer ce droit. Cette décision intervient sept semaines après que la fuite d’un projet d’opinion majoritaire a fait office de Cassandre déclenchant une vague importante de manifestations pro choice à travers le pays. La Cour Suprême avait confirmé l’authenticité du document en précisant que le texte de la décision n’était pas définitif. Le sens de l’arrêt était donc attendu, et peu de changements ont été opérés dans la version finale. La décision, votée par six voix contre trois, est rendue sous la plume du juge Alito. Les juges Thomas, Kavanaugh et Roberts ont rendu des opinions concurrentes. Par ailleurs, chose assez rare dans la pratique constitutionnelle américaine, les juges Breyer, Sotomayor et Kagan signent d’une même plume une opinion dissidente. S’exprimer d’une seule voix dans une opinion dissidente marque de solennité l’opposition des juges à la décision majoritaire. L’effet était recherché par les juges dissidents qui concluent « C’est avec tristesse – pour cette Cour, mais surtout pour les nombreux millions de femmes américaines qui ont perdu aujourd’hui une protection constitutionnelle fondamentale – que nous sommes dissidents. » (p.57 de l’opinion dissidente). Dobbs est une décision critiquable tant au regard de l’interprétation donnée par les juges de la règle du stare decisis que de la méthode d’interprétation constitutionnelle retenue. La décision est inquiétante en ce qu’elle pourrait creuser un sillon amenant la Cour à modifier sa jurisprudence et par la même de nombreuses décisions dont le fondement – le volet substantif de la clause de Due Process du 14ème Amendement – est similaire à celui de Roe v. Wade.

 

 

La fin abrupte d’un super precedent par le recours à l’originalisme

Dobbs renverse une jurisprudence longuement établie. En effet, la décision enterre la jurisprudence Roe v. Wade garantissant une protection constitutionnelle du droit à l’avortement. En 1973, la Cour avait jugé que le droit à la vie privée – bien que non mentionné dans la Constitution – était protégé par la clause de Due Process du 14ème Amendement de la Constitution. Ce droit à la vie privée couvrait la décision d’une femme de poursuivre ou de mettre fin à une grossesse. En raison du caractère fondamental de ce droit, les régulations mises en place par les États devaient répondre à un « intérêt d’État impérieux ». Les États avaient deux intérêts légitimes ; celui de la protection de la santé de la mère ainsi que celui de la protection de la « vie potentielle » du fœtus selon l’expression du jugement. Ces intérêts ne sont pas jugés par la Cour comme impérieux tout au long de la grossesse. La décision Roe v. Wade mettait en place une division par trimestre de la grossesse conditionnant les possibles restrictions. Au cours du premier semestre, aucun intérêt de l’État ne pouvait être jugé comme suffisamment impérieux pour restreindre la décision d’une femme de mettre fin à une grossesse. Au cours du second semestre, Roe avait jugé que l’intérêt de l’État dans la protection de la vie du fœtus n’était pas impérieux mais que celui de la protection de la santé de la mère permettait aux États d’imposer des conditions concernant les procédures d’avortement. Enfin, à compter de la viabilité du fœtus, l’intérêt de la protection du fœtus est jugé comme suffisamment impérieux pour permettre aux États de réglementer comme ils le souhaitent l’avortement. En 1992, la Cour Suprême par sa décision Planned Parenthood v. Casey a réaffirmé la solution de Roe v. Wade en confirmant que le droit à la vie privée comprend la liberté pour une femme de mettre un terme à sa grossesse. Le test permettant de juger de la constitutionnalité des régulations concernant l’avortement a cependant été modifié. Le système de division de la grossesse par trimestre est abandonné au profit du standard de l’obstacle substantiel. Ainsi, avant que le fœtus ne soit viable, l’intérêt de l’État ne légitime pas que des régulations mises en place aient pour objet ou effet d’imposer une charge indue ou un obstacle substantiel aux femmes qui souhaitent avorter avant que le fœtus n’atteigne la viabilité.

 

Roe v. Wade est désormais au panthéon des décisions faisant figure de mythe jurisprudentiel. Roe v. Wade constituait un super precedent, soit ces décisions constitutionnelles « s’infiltrant dans la conscience publique et devenant un élément fixe du cadre juridique »[1]. Le démantèlement de ce mythe est opéré dans la décision de la Cour en deux étapes.

 

En premier lieu, la cour réfute l’existence d’un droit à l’avortement au sein du texte constitutionnel. Pour le juge Alito, la décision Casey avait rattaché un tel droit à la clause de Due Process du 14ème Amendement de la Constitution américaine. Le 14ème Amendement ouvre par le biais d’une interprétation du terme « liberté », des protections dites substantives comprenant les droits garantis par les huit premiers Amendements ainsi que des droits non mentionnés explicitement dans le texte constitutionnel. Afin de déterminer lesquels de ces droits non expressément mentionnés dans le texte constitutionnel peuvent être inclus dans cette clause, la Cour examine si le droit est « profondément enraciné dans [notre] histoire et [notre] tradition et s’il est essentiel au schéma de liberté ordonnée de notre nation. » Timbs c. Indiana, 586 U. S. (2019). Afin de réaliser ce test, le jugement opère « une analyse minutieuse de l’histoire du droit en question » (p.12 de l’opinion majoritaire). Le jugement souligne que cette méthode jurisprudentielle a notamment été utilisée par le juge Ginsburg dans la jurisprudence Timbs susmentionnée afin de déterminer l’incorporation d’un droit dans la clause de Due Process du 14ème Amendement. La référence au juge Ginsburg, décédée en 2020, est loin d’être neutre. Cette dernière, icône de la gauche progressiste, avait à plusieurs reprises évoqué ses réserves concernant les fondements de la jurisprudence Roe v. Wade[2].  Pour la Cour, « Les enquêtes historiques de cette nature sont essentielles lorsqu’il nous est demandé de reconnaître une nouvelle composante de la « liberté » protégée par la clause de Due Process » (p. 13 de l’opinion majoritaire). Le jugement tranche ; « La conclusion inéluctable est qu’un droit à l’avortement n’est pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la Nation. Au contraire, une tradition ininterrompue d’interdiction de l’avortement sous peine de sanctions pénales a persisté depuis les premiers jours de la common law jusqu’en 1973. » (p. 25 de l’opinion majoritaire). Le cœur du raisonnement juridique tenu par le juge Alito repose sur la doctrine dite de l’originalisme. Cette doctrine suppose une recherche du sens originel du texte constitutionnel par les juges constitutionnels et que les décisions concernant les évolutions juridiques doivent de préférence s’opérer par le biais de la voie législative. Comme le souligne l’opinion dissidente, « Le postulat juridique central de la majorité est donc que nous devons, au XXIe siècle, lire le 14ème Amendement comme l’ont fait ses ratificateurs […] si ces derniers n’appréhendaient pas les droits reproductifs comme faisant partie de la liberté conférée par le 14ème Amendement, alors ces droits n’existent pas » (p.14 de l’opinion dissidente). L’opinion dissidente, à l’inverse, s’appuie sur la théorie de la Living Constitution et souligne que « La constitution ne fige pas pour toujours la vision originelle de ce que ces droits garantissent, ni la manière dont ils s’appliquent » (opinion dissidente p. 16). Dès lors, aux yeux des juges dissidents « parce que les lois de 1868 privaient les femmes de tout contrôle sur leur corps, la majorité approuve les États qui le font aujourd’hui. Parce que ces lois empêchaient les femmes de tracer le cours de leur propre vie, la majorité dit que les États peuvent refaire la même chose » (opinion dissidente p. 29).

 

En second lieu, la décision réfute le fondement du droit constitutionnel à l’avortement tel que retenu par les décisions Roe v. Wade et Casey. Celles-ci rattachaient au terme liberté de la clause de Due Process du 14ème Amendement, un droit à la vie privée caractérisé comme la liberté de faire des « choix intimes et personnels » qui sont « essentiels à la dignité et à l’autonomie personnelles ». Pour l’opinion majoritaire, le droit à la vie privée n’est pas compris dans le concept de liberté ordonnée et ne peut donc être rattaché au 14ème Amendement. En effet, le jugement souligne que le concept de liberté ordonnée « fixe des limites et définit la frontière entre des intérêts concurrents. Roe et Casey ont chacun trouvé un équilibre particulier entre les intérêts d’une femme qui souhaite avorter et les intérêts de ce qui a été nommé une « vie potentielle » » (opinion majoritaire p.36). Or, pour la Cour « La conception historique de la liberté ordonnée de notre nation n’empêche pas les représentants élus du peuple de décider de la manière dont l’avortement doit être réglementé »(opinion majoritaire p.36). De plus, la Cour invoque qu’aucune décision antérieure à Roe v. Wade et Casey ne fonde un droit à l’avortement. L’opinion dissidente analysant les jurisprudences Roe et Casey souligne que le droit à l’avortement découle d’un droit à la vie privée qui trouve des applications antérieures dans la jurisprudence. Aux yeux des juges dissidents, le droit à l’avortement « découle directement du droit d’acheter et d’utiliser des moyens de contraception » tel que défini par les jurisprudences antérieures à Roe, Griswold v. Connecticut, 381 U. S. 479 (1965) et Eisenstadt v. Baird, 405 U. S. 438 (1972). L’opinion majoritaire invoque que ces jurisprudences ne peuvent être le fondement d’un droit à l’avortement car ces dernières ne posent pas un équilibre des intérêts similaires. Le jugement affirme que « Ce qui distingue nettement le droit à l’avortement des droits reconnus dans les affaires sur lesquelles s’appuient Roe et Casey est quelque chose que ces deux décisions ont reconnu : L’avortement détruit ce que ces décisions appellent la vie potentielle […] Aucune des autres décisions citées par Roe et Casey n’impliquait la question morale critique posée par l’avortement » (opinion majoritaire p.31).

 

 

Une application de la règle du stare decisis source de légitimes inquiétudes

Dès lors que pour l’opinion majoritaire, le raisonnement de Roe ne peut être justifié au regard de la jurisprudence antérieure ou de l’inclusion du droit à l’avortement dans le concept de liberté ordonnée, il convient d’examiner si cette jurisprudence doit être renversée conformément à la règle du stare decisis. (voir p. 43 de l’opinion majoritaire). Cette règle est selon l’expression de l’opinion dissidente, « la pierre angulaire de l’État de droit » en ce qu’elle contraint une cour à suivre sa propre jurisprudence afin de « promouvoir le développement impartial, prévisible et cohérent des principes juridiques, encourager la confiance dans les décisions juridictionnelles et contribuer à l’intégrité réelle et perçue du processus judiciaire ». Cette règle permet cependant des revirements de jurisprudence si les juges trouvent qu’un changement de droit ou de fait rendent obsolète la jurisprudence antérieure ou, si la règle étant amenée à être modifiée bénéficie d’un capital de confiance tel que sa modification comporterait une forme d’injustice pour les individus s’étant fiés à la règle. Des jurisprudences récentes de la Cour ont par ailleurs identifié des facteurs pouvant justifier un revirement de jurisprudence. Parmi ceux-ci figurent les potentielles erreurs de droit contenues dans la jurisprudence, la praticabilité des règles de droit énoncées ainsi que leur effet perturbateur sur d’autres champs du droit. L’opinion majoritaire conclut au regard de ces critères que Roe et Casey sont fondés sur une interprétation erronée de la Constitution. L’opinion majoritaire ne faisant nullement preuve de mesure affirme que Roe est ainsi « une erreur flagrante et profondément dommageable » au même titre que la jurisprudence Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896) jugeant constitutionnelle la ségrégation raciale (opinion majoritaire p.44). Pour la Cour Roe poserait par ailleurs des règles impraticables. Plus surprenant et discutable encore, la Cour se contente d’un léger paragraphe sur le point de savoir si Roe peut être renversée en raison de l’existence d’un capital de confiance des individus dans la règle posée. Pour l’opinion majoritaire, le capital de confiance dans une décision doit être jugée dans un sens concret comme « ceux développés dans les cas mettant en jeu les droits de propriété et les droits contractuels » (opinion majoritaire p. 64). Le jugement fait fi du capital de confiance qui avait été retenu par Casey selon lequel « la capacité des femmes à participer de manière égale à la vie économique et sociale de la nation a été facilitée par leur capacité à contrôler leur vie reproductive » (opinion majoritaire p. 64). La cour réfute ce capital de confiance car étant trop empirique pour la Cour (opinion majoritaire p. 65). Il est certain que la Cour refuse de prendre en compte les données empiriques relatives à l’avortement lorsque l’on sait « qu’une femme américaine a 14 fois plus de chances de mourir en menant une grossesse à terme qu’en décidant de mettre fin à sa grossesse » (opinion dissidente p. 22).  

 

Enfin, l’opinion majoritaire souligne que les jurisprudences fondées sur le volet substantif de la clause de Due Process ne seront nullement remises en question selon la même méthode d’interprétation de la Constitution. L’opinion concurrente du juge Thomas nous permet de douter de cette affirmation. Pour rappel, les décisions Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965), Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558 (2003), Obergefell v. Hodges, 576 U.S. 644 (2015) garantissant respectivement un droit constitutionnel à l’accès à la contraception, au droit d’avoir des relations intimes homosexuelles ou encore au mariage homosexuel sont fondées sur un raisonnement similaire du point de vue de la technique d’interprétation constitutionnelle que Roe et Casey. L’opinion concurrente du juge Thomas affirme ainsi « Dans les affaires à venir, nous devrions réexaminer tous les précédents de cette Cour en matière de Due Process, y compris Griswold, Lawrence et Obergefell. Puisque toute décision relative au Due Process substantiel est manifestement erronée, nous avons le devoir de corriger l’erreur établie dans ces précédents » (opinion concurrente du juge Thomas p.3). La décision Dobbs nous parait peu logique sur ce point. Si la Cour affirme que la jurisprudence Roe doit être renversée, car d’après l’histoire législative, le droit à l’avortement n’existait pas au XIXème siècle, il est peu probable que le droit d’avoir accès à la contraception puisse être trouvé selon une même méthode d’interprétation de la Constitution.

 

En achevant la lecture de la décision Dobbs, on peut sans verser dans un pessimisme caricatural acquiescer aux propos du professeur Mary Ziegler ; « Si la Cour Suprême peut renverser Roe, elle peut tout renverser. Personne ne devrait s’habituer à ses droits »[3].

 

 

 

[1] GERHARDT, MICHAEL J., « Super Precedent » (2006). Minnesota Law Review. 26., p. 1205.

[2] Alisha Haridasanir Gupta, “Why Ruth Badin Ginsburg Was’nt All That Fond of Roe v. Wade”, The New York Times

[3] Mary ZIEGLER, “If the Supreme Court Can Reverse Roe, It Can Reverse Anything”, The Atlantic

 

 

 

Crédit photo: Miki Jourdan, CC BY NC-ND 2.0 manifestation devant la Cour suprême le 25 juin 2022