Brèves observations sur la Constitution tunisienne du 25 juillet 2022

Par Salsabil Klibi

<b>Brèves observations sur la Constitution tunisienne du 25 juillet 2022 </b> </br> </br> Par Salsabil Klibi

Le 30 juillet 2022 les Tunisiens adoptent par référendum une nouvelle constitution. Après l’instauration de l’état d’exception, le président Kais Saïed avait décidé seul d’entamer un nouveau processus constituant. Il adopte pour ce faire une pseudo démarche participative en mettant en place une plateforme de participation citoyenne et une commission consultative. Il ne prend pas acte de l’échec de la première et ignore les propositions de la seconde. La nouvelle constitution « du président » ré-instaure une dictature présidentielle contre laquelle la révolution de 2011 avait éclaté.

 

On July 30, 2022, Tunisians voted for a new constitution by referendum. President Kais Saïed decided to initiate a new constitutional process under a state of exception. He adopted a supposedly participatory process by setting up a citizen participation platform and a consultative commission. He did not take note of the failure of the former and ignored the proposals of the latter. The new constitution « of the president », re-establishes a presidential dictatorship against which the revolution of 2011 had broken out.

 

Par Salsabil Klibi, Assistante à la faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis.

 

 

Au soir du 25 juillet 2021, le président de la République clôt une réunion avec les hauts cadres de l’armée et de la sécurité intérieure par une allocution dans laquelle il annonce l’instauration de l’état d’exception en se fondant sur l’article 80 de la constitution du 27 janvier 2014.

 

Il annonce dans la même allocution une série de mesures à effet immédiat, formalisées par deux décrets présidentiels publiés respectivement les 26 et 29 juillet 2021[1],  il s’agit de la révocation du chef du gouvernement, du gel de toutes les compétences de l’Assemblée des Représentants du Peuple et de la levée de l’immunité de tous ses membres, mesures contraires à la lettre et à l’esprit de l’article 80 qui instaure une sorte d’intangibilité des institutions en place, sous l’empire de l’état d’exception, par l’interdiction de la dissolution du Parlement et l’interdiction d’une motion de censure contre le gouvernement. Le président a également annoncé qu’il présidera désormais lui-même le ministère public. Cette déclaration, qui met au jour un conflit larvé entre le président de la République et les juges, ne sera suivie d’effets que onze mois plus tard avec la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature[2], la mise en place par décret-loi, en février 2022, d’un conseil provisoire, dont les attributions seront modifiées par le décret-loi du 1er juin 2022[3] afin de reconnaitre au président de la République le droit de révoquer les magistrats. Il décidera le même jour la révocation de 58 juges, pour corruption.

 

Au-delà de la question de la constitutionalité des mesures prises dans le cadre de l’état d’exception, la mise en œuvre de l’article 80 annonça le basculement de la Tunisie vers une nouvelle aventure constitutionnelle, qui est venu interrompre son difficile et chaotique processus de transition vers la démocratie[4], entamé à la suite de la Révolution de 2011. 

 

 

I – Un processus constituant décidé et mené en solitaire

La Tunisie vivait depuis les dernières élections présidentielles et législatives tenues en 2019, une crise institutionnelle sans précédent, caractérisée par l’incapacité du Parlement à fonctionner à cause de la fragmentation de la représentation politique en son sein. S’y ajoutait un conflit ouvert entre le président de la République, à la fois avec le chef du gouvernement et le président de l’assemblée des Représentants du Peuple, qui est le chef du parti islamiste « Nahdha ». Les maints appels à un dialogue national[5] pour une sortie de crise n’ont pas trouvé écho auprès d’un président, particulièrement hostile aux partis politiques, et qui a préféré jouer l’immobilisme jusqu’au pourrissement de la situation, plutôt que d’exercer son rôle de médiateur et de garant de l’unité et de la continuité de l’Etat, comme le prévoit l’article 72 de la constitution sur la base de laquelle il a été élu.

 

L’instauration de l’état d’exception a conduit à des réactions très contrastées. Si elle a suscité la liesse de beaucoup de Tunisiens et Tunisiennes qui, malgré le couvre-feu décidé sous l’empire de l’état d’urgence sanitaire, ont manifesté le soir même dans les rues des grandes villes pour exprimer leur soutien aux mesures prises par le président contre le chef du gouvernement et l’Assemblée des Représentants du peuple, elle a suscité l’opposition d’une partie de la classe politique qui y a vu rien moins qu’un coup d’Etat[6], et l’inquiétude d’une large frange de la communauté des juristes. Ces derniers, on le verra, s’opposeront, plus tard de manière plus frontale au projet présidentiel.

 

Avec la publication du décret du 22 septembre 2021[7] les intentions présidentielles de « supprimer » la constitution de 2014 deviennent claires. Ce décret qu’il intitule « mesures d’exception » a, en fait, tout d’une organisation provisoire des pouvoirs public et constitue le premier acte pré-constituant[8] de ce nouveau tournant dans la vie politique et institutionnelle de la Tunisie, décidé par le président seul. 

 

Les trois premiers articles du décret prorogent les mesures prises le 25 juillet 2021[9]. L’article 4 confie la fonction législative au président qui l’exercera par décrets-lois.  L’article 21 poursuit le démantèlement des institutions nées de la constitution de 2014 avec la suppression de l’instance provisoire de contrôle de constitutionnalité des projets de lois[10]. Ce même article déclare que « continueront à être en vigueur le préambule de la constitution, son chapitre relatif aux dispositions générales, et celui relatif aux droits et libertés ainsi que toutes les dispositions qui ne sont pas contraires à celles du présent décret ». Ce qui signifie, dans une lecture a contrario, que l’essentiel de la constitution de 2014 est désormais, abrogé sauf les chapitres et dispositions expressément maintenus par ce même décret. L’article 22 annonce un chantier constituant en prévoyant que « le président de la République procèdera à la préparation de projets de réformes politiques avec l’assistance d’une commission consultative dont il nommera les membres par décret, ces projets devront instaurer une démocratie véritable où le peuple sera le titulaire réel de la souveraineté et la source de tous les pouvoirs ». 

 

Face aux critiques du décret 117 et de la démarche autocratique du président, par une large frange de la classe politique, le président de la République annonce, le 13 décembre 2021, qu’une consultation nationale en ligne sur les réformes politiques sera mise en place à partir de janvier 2022, consultation qui permettra, selon les termes du président, au peuple d’exercer sa souveraineté. Les citoyens en âge de voter[11] auront jusqu’au 20 mars pour répondre à des questions relatives à des choix économiques, sociaux, culturels, environnementaux et à des questions relatives aux réformes politiques, sur une plateforme numérique qui sera mise en place à cet effet. Une commission sera chargée, par la suite, de synthétiser les réponses des citoyens et de préparer à leur lumière un projet de constitution qui sera soumis au référendum le 25 juillet 2022.

 

Aucun texte juridique n’est venu assoir cette consultation nationale, ni organiser la plateforme qui en constituera le support. Le statut de la commission de synthèse était ambigu, on ne savait pas très bien s’il s’agissait de celle prévue à l’article 22 du décret 117 portant mesures exceptionnelles ou s’il s’agissait d’une autre.

 

La consultation nationale, mise en place dans l’opacité la plus totale, démarre le 15 janvier. Elle est cependant un échec, seuls 4,4% des électeurs y prendront part[12].

 

Le 19 mai 2022, le président crée, par décret-loi, une « Instance Nationale Consultative pour une Nouvelle République » (INCNP)[13], qu’il chargera de préparer, notamment, un projet de constitution. Cette instance, dont ce même décret-loi interdisait à ses membres de communiquer au public leurs travaux, devait soumettre son projet au président au plus tard le 20 juin. Celui-ci devait publier le projet qui sera soumis au référendum au plus tard le 30 juin.

 

Les Doyens des facultés de droit, qui devaient, selon le décret-loi du 19 mai 2022, intégrer la commission juridique de l’INCNP décident de ne pas répondre à l’appel présidentiel, après la signature d’une pétition par la communauté des enseignants de ces mêmes établissements, les exhortant à refuser de prendre part à un projet politique décidé par le président de manière unilatérale. 

 

Les électeurs sont convoqués au référendum du 25 juillet le 25 mai 2022. Le président prend le même jour un décret-loi modifiant la loi électorale de 2014, pour déroger à celle-ci sur l’obligation de publier le texte objet du référendum à la date même de la convocation des électeurs. Les Tunisiennes et Tunisiens ne prendront connaissance du projet de constitution qui leur sera soumis que le 30 juin, c’est-à-dire à moins d’un mois de la date du scrutin.

 

Le référendum se déroule dans une atmosphère tendue le 25 juillet 2022. Le taux de participation y est bas au vu de l’importance de l’enjeu. Sachant qu’aucun seuil n’a été prévu pour la validation du scrutin, le projet de constitution passe avec la participation de 30% seulement des électeurs, dont 94,6% ont voté « OUI » au projet.

 

Ce processus constituant mené en solo va donner un fruit qui constitue une régression de la jeune et fragile démocratie[14] vers un régime autocratique avec un pouvoir présidentiel hypertrophié face à un parlement et un corps juridictionnel vulnérables. 

 

 

II – La constitution du 25 juillet 2022 : échec à la démocratie

Avant d’examiner le texte même de la constitution de 2022, il est sans doute important de rappeler un incident qui a accompagné la publication du projet de constitution par le président. Le Professeur Sadok Belaid, président de l’INCNP et président de sa commission juridique, publie le 3 juillet 2022 une lettre dans un quotidien tunisien où il déclare que le projet présidentiel n’a strictement rien à voir avec celui préparé par la commission, et ajoute que le texte proposé aux citoyens par le président est dangereux, qu’il prépare une dictature, ce qui ne manque pas d’aggraver le déficit de légitimité du processus constituant présidentiel.

 

Quant aux choix inscrits dans la constitution, sur la question des droits et libertés, une liste plutôt exhaustive et variée y est inscrite dans son chapitre II. On y retrouve un panorama de droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux. 

 

Si la limitation des droits et libertés est corsetée par l’article 55 qui institue une réserve de loi en la matière, le principe de nécessité dans un régime démocratique et celui de proportionnalité pour l’introduction des limites, l’article 5 de la constitution qui déclare que « l’Etat est tenu, dans la protection de la vie, des biens et de la liberté, de réaliser les finalités de l’Islam », a suscité beaucoup d’inquiétudes chez les citoyens, quant à la possibilité de l’irruption de la Chariaa dans l’ordre juridique tunisien et l’impact qu’elle pourrait avoir, notamment sur la garantie des libertés individuelles et sur l’égalité homme/femme.

 

Quant au schéma institutionnel choisi, il est plus dépouillé que celui de 2014 et est centré sur la présidence de la République.

Concernant l’organe législatif, une deuxième chambre, l’Assemblée Nationale des Régions et des Districts (ANRD), est prévue à côté de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP). Les membres de la première chambre sont élus au suffrage universel direct, ceux de la seconde viennent des assemblées régionales et des districts. Toutefois, l’ARP est fragilisée par l’introduction du pouvoir de retirer leurs mandats à ses membres par les électeur. 

 

Le président de la République chef de l’exécutif, détermine la politique générale de l’Etat et dispose de l’initiative des lois. Le chef de gouvernement et son équipe, désignés par le seul président ne font qu’assister ce dernier dans la mise en œuvre de ses choix.

 

Toutefois le président de la République n’est pas politiquement responsable devant le Parlement. C’est le gouvernement qui l’est. Le Parlement, qui n’intervient pas dans la constitution du gouvernement, peut voter une motion de censure contre lui s’il s’écarte de la politique tracée par le président.

 

Des contrepouvoirs émergeants de la constitution de 2014, qu’étaient les cinq instances constitutionnelles indépendantes, ne subsiste qu’un seul, celui chargé d’organiser les élections. La décentralisation traitée dans un chapitre qui se résume à un article unique, met fin à un pouvoir local complexe, doté d’une large autonomie adossée au principe de libre administration. 

 

Sur la question des garanties de l’Etat de droit, on observe là aussi une régression par rapport à la constitution de 2014, notamment sur le rôle que peuvent y jouer les juges. En effet, les garanties d’indépendances apportées aux magistrats par le Conseil Supérieur de la Magistrature sont devenues hypothétiques avec la substitution à cette institution de conseils sectoriels, un pour chaque ordre de juridiction et le renvoi à la loi la détermination des cas dans lesquels les juges peuvent être révoqués ou faire l’objet d’une procédure disciplinaire. La Cour Constitutionnelle se composera désormais exclusivement de juges, nommés par le président parmi les plus anciens dans leurs grades dans chaque ordre juridictionnel (3 dans l’ordre judiciaire, 3 dans l’ordre administratif et 3 dans l’ordre financier). Ces juges en fin de carrière, exerceront leur mandat jusqu’à l’âge de la retraite. Mais le plus préoccupant, c’est que cette Cour a vu deux des compétences les plus importantes reconnues à celle prévue par la constitution de 2014 disparaitre.

 

Le président de la République déjà non responsable politiquement devant le Parlement ne peut plus faire l’objet d’une motion de révocation par ce dernier, pour violation grave de la constitution, motion sur laquelle il revenait à la Cour Constitutionnelle de trancher. De même qu’il n’appartient plus à cette haute juridiction (ni à aucun autre pouvoir d’ailleurs) de se prononcer sur le maintien de l’état d’exception une fois celui-ci instauré par le président. 

 

Le schéma institutionnel construit par la constitution de 2022 ramène la Tunisie à son modèle de gouvernement d’avant la révolution, qui ne se caractérise pas tant par la séparation des pouvoirs que par celle entre pouvoir et responsabilité.  

 

 

 

[1] https://legislation-securite.tn/law/105034, https://legislation-securite.tn/law/105038

[2] https://legislation-securite.tn/fr/law/105296

[3] https://legislation-securite.tn/fr/law/105201  

[4] H. Redissi (dir.), La transition bloquée, Tunis, éd. Diwen , 2022.

[5]Cet appel a été lancé particulièrement par l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), le premier syndicat et la plus importante force politique du pays.

[6] https://lapresse.tn/104411/yadh-ben-achour-a-la-presse-je-fais-partie-de-ceux-qui-sont-a-bout-de-patience/

[7] https://legislation-securite.tn/law/105067

[8] Sur le pouvoir pré-constituant cf. O. Beaud, La puissance de l’Etat, PUF, coll. Léviathan, 1994, pp. 267-276.

[9] Le Parlement sera dissout par le président de la République par un décret du 30 mars 2022, suite à une tentative de passage en force de 120 députés (sur un total de 117) qui ont appelé à une réunion plénière à distance en vue de prononcer la nullité de toutes les mesures prises par le président de la République depuis l’instauration de l’état d’exception le 25 juillet 2021. https://legislation-securite.tn/ar/law/105240

[10] Cette instance, prévue par la constitution de 2014 devait jouer le rôle d’une Cour Constitutionnelle provisoire jusqu’ à la mise en place de la cour constitutionnelle « permanente ».

[11] La majorité électorale est de 18 ans, cependant après un démarrage difficile de la consultation nationale, le président de la République ordonne de ramener à 16 ans l’âge de participation à la consultation.

[12] Une analyse de la consultation nationale et de ses résultats a été faite par l’ONG « Al Bawsala ». https://www.albawsala.com/ar/publications/articles/20224977 .

[13] https://legislation-securite.tn/fr/law/105267

[14] Sur le phénomène de dégradation des démocraties, cf. T. Groppi, V. Carlino et G. Milani, (Dir), Framing and Diagnosing, Constitutional Degradation : A Comparative Perspective, collection « Studi di Consulta Online, vol. 9, 2022.

 

 

Crédit photo : Houcemmzoughi, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons