Le système constitutionnel russe, miroir de la Cinquième République Par Eugénie Mérieau
La Russie est souvent qualifiée de « régime autoritaire », de « dictature », voire de « régime totalitaire », servant en cela de contre-modèle aux démocraties libérales. Or, il est bon de rappeler que l’hyperprésidentialisme russe, pas toujours si univoque, tient beaucoup à ses institutions d’inspiration largement française – en particulier de la pratique gaullienne de la Ve République. À l’heure où les deux hyperprésidentialismes nucléaires se font face, les dérives autoritaires du régime russe offrent un éclairage sur la tentation autoritaire inhérente au « régime semi-présidentiel ».
Russia is often characterized as an “authoritarian regime”, “dictatorship”, or even “totalitarian regime”, and is being used as a counter-model to liberal democracies. It must however be reminded that Russian hyperpresidentialism stems from its institutions, directly inspired by the French Fifth Republic.
Par Eugénie Mérieau, Maitre de conférences en droit public à l’Université Panthéon-Sorbone
L’autoritarisme russe est-il directement lié à la nature semi-présidentielle de son arrangement constitutionnel ? Nombreux sont les politistes à l’affirmer[1]. L’histoire constitutionnelle soviétique est riche de deux constitutions pionnières : la Constitution dite « de Staline », de 1936, considérée alors comme l’une des plus progressistes et participatives de son époque, et la Constitution dite « de Brejnev », en 1977, ayant vocation à réaffirmer le leadership du Parti communiste sur le système politique et juridique soviétique. En 1978, la République socialiste fédérative de Russie adopte une nouvelle constitution, sous l’empire de laquelle elle traversera la dissolution de l’URSS[2]. De 1991 à 1993, elle se dote d’un nouveau texte constitutionnel sous l’égide du nouveau président, Boris Eltsine. Ce texte, symbole de la rupture avec le communisme, vise à projeter l’image d’une Russie résolument européenne et démocratique en répondant aux standards libéraux de l’Occident. La Constitution de 1993 fait une large place au respect du droit international, y compris des droits de l’homme, et consacre les principes de la séparation des pouvoirs, de l’État de droit et du respect de la démocratie. Pour rompre avec l’héritage soviétique tout en se donnant les moyens de mener des réformes profondes et parfois brutales, la Russie se dote d’un régime semi-présidentiel largement inspiré de la Ve République (I) ; c’est sous la présidence de Vladimir Poutine que son caractère hyperprésidentiel se dessine véritablement à la faveur de plusieurs révisions constitutionnelles (II).
I. Le régime « semi-présidentiel » russe : sa conception en 1993
Le choix du « modèle français » : Les institutions de la Ve République sont perçues comme un bouclier contre le parlementarisme, trop faible et instable, et le présidentialisme, facteur de blocages institutionnels et source de tentations autoritaires.
Le contexte : fascination pour la « démocratie autoritaire » du général De Gaulle
En décembre 1993, après près de deux ans d’un processus constituant ayant donné lieu à des affrontements parfois violents entre partisans d’un régime parlementaire et soutiens d’un régime présidentiel, c’est un projet mixte, celui de Boris Eltsine, dernier Président du Soviet Suprême et premier président de Russie, qui est adopté par référendum par le peuple russe. Le projet est rédigé par son conseiller juridique Sergei Shakrai, qui s’était inspiré, selon ses dires, du « modèle français à la demande de Boris Eltsine »[3]. Il fallait créer un président fort et un gouvernement stable, capable de tenir l’assemblée, pour lui donner les moyens d’imposer de nombreuses réformes impopulaires sans se heurter à des blocages parlementaires, le tout en liquidant l’héritage soviétique pour s’ancrer dans le camp européen et démocratique. La Ve République, dans sa pratique gaullienne, fascine Boris Eltsine[4], qui demande, plus qu’un copier-coller du texte, une codification de sa pratique : le Président obtient les pouvoirs de légiférer par ordonnances et d’initier des projets de lois (art. 90), de faire adopter des lois par référendum (art. 84), de déclarer la loi martiale (art. 87) et l’état d’urgence (art. 88).
Le double-rejet du parlementarisme et du présidentialisme : le parlementarisme rationalisé
Au cours du processus constituant, le rejet du parlementarisme se cristallise, au sein du camp présidentiel, par réaction à l’ancien principe de souveraineté parlementaire communiste. Le Président se voit donc doté, contre la toute-puissance du Parlement, de l’arme de la dissolution discrétionnaire à la française (art. 109 – mais néanmoins encadrée, cf. infra). Le rejet du présidentialisme quant à lui s’explique par la volonté d’éviter toute tentation autoritaire sous le nouveau régime, potentiellement pour passer outre des blocages institutionnels. Le Président ne se voit pas moins octroyer un veto législatif sur le modèle américain (art. 107). Pour neutraliser l’autoritarisme tout en donnant à l’exécutif les moyens de gouverner, ont été inclus la motion de censure à l’égard du gouvernement (art. 117), à la française, et l’impeachment du président (art. 93), à l’américaine. La Constitution de 1993 met donc en place un régime parlementaire « rationalisé », complété par des procédures typiques du régime présidentiel américain.
La mise en place d’un régime parlementaire dualiste : Le Premier Ministre russe, appelé le « Président du gouvernement », est de jure doublement responsable devant le Président (art. 83) et l’Assemblée (art. 111).
La double-responsabilité du Premier ministre devant le Président et l’Assemblée
Le président nomme le Premier ministre, nomination soumise à un vote de confiance du parlement à la majorité simple (art. 111 : « le Premier Ministre est nommé avec le consentement de la Douma »). Le même article en précise les modalités : la Douma peut rejeter le candidat au poste de Premier ministre à la majorité simple du nombre total de députés à la Douma, mais si elle rejette trois fois de suite le candidat proposé par le Président, alors ce dernier peut répliquer par une dissolution de la Douma et la nomination d’un Premier ministre de son choix. Cet encadrement de la confiance semble s’inscrire dans un logique bien connue du parlementarisme rationalisé. De la même manière, la motion de censure est également encadrée : elle sera sans effet si elle n’est pas suivie dans les 90 jours d’un second vote. Ainsi à la Douma, des motions de censure sont parfois adoptées uniquement en première lecture pour marquer un désaccord avec le gouvernement, sans que cela n’emporte véritablement de conséquence. Par ailleurs, le Président « décide » d’accepter ou de refuser la démission du gouvernement (art. 83, art. 117).
L’encadrement du pouvoir de dissolution du Président
Le président dispose du pouvoir propre de dissolution. La procédure de dissolution est elle aussi encadrée. Selon l’article 109, la Douma peut être dissoute par le Président seulement dans les cas prévus aux articles 111 et 117, c’est-à-dire lorsque la Douma s’oppose au choix présidentiel du Premier ministre trois fois de suite, et si elle dépose deux motions de censure en l’espace de trois mois. Par ailleurs, selon l’article 109(3), le président ne peut dissoudre l’Assemblée l’année suivant les élections législatives. Le parlement ne peut pas non plus être dissous dans les six mois précédant une élection, présidentielle ou législative, ce qui signifie que sur la durée du mandat présidentiel –initialement de 4 ans- le président ne peut dissoudre le parlement que pendant 2 ans et demi. Ainsi, force est de constater que la dissolution, arme présidentielle de domestication du Parlement, est très encadrée en Russie.
Comme en France sous la Ve République, plusieurs mécanismes, notamment l’étanchéité entre gouvernement et Parlement via le régime des incompatibilités (art. 97 (3)), éloigne le « régime semi-présidentiel » du régime parlementaire pour le rapprocher du régime présidentiel, voire, via la pratique d’un président « au-dessus » des partis, d’une monarchie – dans tous les cas, créant de facto une hyperprésidence.
II. L’hyperprésidence : la pratique du régime et ses évolutions
La pratique du régime semi-présidentiel : La pratique du régime favorise encore davantage l’établissement d’un rapport de subordination entre le Premier ministre et le Président, sauf en cas de cohabitation, où le centre du pouvoir se déplace alors vers le Premier ministre.
Rapport de subordination du Premier ministre vis-à-vis du Président et « succession » à la présidence
Le rapport entre le Premier ministre et le Président est ambivalent ; si le poste de Premier ministre peut être le fusible qui « saute » en cas de réforme impopulaire, le paratonnerre protégeant le président d’une perte de popularité, il est également un tremplin vers le poste de Président ; néanmoins, pour ce faire, le Premier ministre doit être entièrement subordonné au Président, comme ce fut le cas avec Vladimir Poutine (1999-2000) puis Dimitri Medvedev (2005-2008 – alors non pas Premier ministre mais vice-Premier ministre). Un Premier ministre trop autonome avec des velléités présidentielles est immédiatement remplacé, comme par exemple le premier premier ministre de Boris Eltsine, Viktor Chernomyrdin, remplacé par Sergei Kiriyenko lui-même renvoyé dans les cinq mois après sa nomination, à la suite d’une réforme impopulaire. Son successeur, Yevgeny Primakov, fut lui-même renvoyé après avoir annoncé publiquement ses ambitions présidentielles. Il fut remplacé par Sergei Stepashin qui connut le même sort pour les mêmes raisons. Finalement, c’est Vladimir Poutine qui remplaça Sergei Stepashin, le seul des Premier ministre de Boris Eltsine à ne pas avoir montré d’ambition présidentielle, et le seul à avoir accédé à la présidence.
Expériences de « cohabitation » : le pouvoir exécutif entre les mains du Premier ministre
Les motions de censure et les refus d’investiture furent nombreux au cours de la présidence de Boris Eltsine. La première motion de censure à l’égard du gouvernement de Chernomyrdin est déposée moins d’un an après l’adoption de la Constitution, le 27 octobre 1994. En 1998, Eltsine essaie de remplacer Kiriyenko par son prédécesseur Chernomyrdin ; néanmoins, la Douma vote à deux reprises contre sa re-nomination. Plutôt que de dissoudre la Douma en cas de troisième refus de vote de confiance de cette dernière, Elstine se soumet et nomme Primakov, le candidat de la Douma (et non celui du Président), instaurant une sorte de « cohabitation » entre ce dernier et Eltsine, qui dura de 1998 à 1999. Pendant cette période, les pouvoirs étaient davantage exercés par Primakov que par Eltsine[5], en accord avec la lettre de la Constitution, qui confie au seul gouvernement l’exercice du pouvoir exécutif (art. 110). À ce jour, le parlement n’a jamais été dissous par le Président – la tentative de 1993 ayant mené à une grave crise constitutionnelle, l’envoi de chars sur le parlement et l’ouverture d’une procédure d’impeachment contre Boris Eltsine pour haute trahison.
La révision constitutionnelle de 2020 : La révision constitutionnelle de 2020, bien que renforçant les pouvoirs de V. Poutine, s’inscrit dans une dynamique ambivalente visant à « rééquilibrer les institutions » et actualiser le texte pour l’aligner sur la pratique du régime.
De la révision de 2008 à celle de 2020 : un rééquilibrage au profit du Parlement ?
Depuis son adoption, la Constitution russe a connu plusieurs révisions. En 2008, une révision constitutionnelle étend le mandat présidentiel de quatre à six ans, et celui de la Douma de quatre à cinq ans, tout en accroissant significativement les prérogatives de la Douma, dans une réforme présentée comme ayant vocation à rééquilibrer les institutions au profit de l’Assemblée[6]. Cette réforme annonce la grande révision constitutionnelle de 2020, portée par Vladimir Poutine, et approuvée par référendum à près de 78% des suffrages exprimés. Cette dernière révision représente la modification de près d’un tiers de la Constitution russe originale, couvrant de nombreux aspects institutionnels, sociaux et économiques, au niveau national ainsi qu’en ce qui concerne le rapport au droit international[7]. Elle réaffirme l’obligation d’investiture du Premier ministre par la Douma et encadre encore davantage la procédure (art. 83). Elle réduit également le nombre de mandats présidentiels – mais tout en ne s’appliquant pas à Vladimir Poutine.
La révision de 2020 : un renforcement du pouvoir exécutif
Avant la révision de 2020, l’article 81.3 de la Constitution russe disposait : « La même personne ne peut pas être élue président de la Fédération de Russie pour plus de deux mandats consécutifs ». L’amendement a supprimé le terme « consécutifs » et ajouté que la disposition concernant la limitation des mandats « s’applique à toute personne ayant occupé et/ou occupant le titre de Président de la Fédération de Russie, sans prendre en considération le nombre de mandats, pendant lesquels il a occupé/occupe cette position au moment de l’entrée en force de l’amendement à la Constitution de la Fédération de Russie ». Cette disposition permet de « nullifier » les mandats déjà effectués par Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev. Les amendements de 2020 ont également clarifié la répartition des rôles entre le gouvernement et le Président : l’article 110 de la Constitution précise désormais que si « le pouvoir exécutif appartient au gouvernement », ce dernier s’exerce « sur impulsion du Président ». Le droit discrétionnaire du Président de révoquer son Premier ministre a également été clarifié : l’article 83(a) révisé lui donne encore plus explicitement cette prérogative.
Depuis l’accession de V. Poutine à la présidence, le régime russe a souvent été caractérisé comme « superprésidentiel ». Ceci a été rendu possible par la supermajorité dont il a dispose à la Douma à partir des élections législatives de 2003, grâce au parti Russie Unie (dont il n’est pas officiellement membre) qui put former une coalition réunissant près de deux tiers des 450 sièges à la Douma. Le régime politique russe rappelle par bien des aspects la Ve République, notamment en ce qui concerne les rapports entre le Président et le Premier ministre. Si la Constitution russe de 1993 établit textuellement la responsabilité du Premier Ministre devant le Président, elle le rend également véritablement responsable devant l’Assemblée avec l’obligation de l’investiture parlementaire – tout en encadrant drastiquement le droit de dissolution présidentiel. In fine, l’exemple russe rappelle la pertinence de la catégorie souvent contestée de « régime semi-présidentiel », en rappelant les dangers inhérents à ce type de régime parlementaire de facto ou de jure dualiste (hors cohabitation) portant en germe la tentation hyperprésidentialiste voire autoritaire.
[1] On trouvera de nombreuses références dans : Timothy J. Colton et Cindy Skach (2005), “A Fresh Look at Semipresidentialism : The Russian predicament”, 16 Journal of Democracy 3, pp. 114-126.
[2] Sur ce point voir Raphaëlle Lirou (2009), La Russie entre fédération et empire : contribution à la définition constitutionnelle de l’État russe, Paris : LGDJ, pp. 210 et suiv.
[3] Victoria Schwartz (2009), “The Influences of the West on the 1993 Russian Constitution”, 32 Hastings International & Comparative Law Review, p. 125.
[4] Ibid., p. 124.
[5] Kimberly A. McQuire (2012), “President-Prime Minister Relations, Party Systems, and Democratic Stability in Semipresidential Regimes: Comparing the French and Russian Models”, 47 Texas International Law Journal, pp. 427 – 454.
[6] Jane Henderson (2022), The Constitution of the Russian Federation : A Contextual Analysis, Hart, p. 139 et suiv.
[7] Pour un résumé en français, voir Elena Kremanskaïa, Tamara Kouznetsova, Nikita Moltchakov, Inna Rakitskaïa (2021), Le droit constitutionnel russe, Paris : Tallandier, pp. 189 et suiv.
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