Le « flair des douaniers » sous contrainte constitutionnelle Par Julien Mouchette

La déclaration d’inconstitutionnalité, le 22 septembre dernier, de l’article 60 du Code des douanes a suscité de vives réactions de la communauté douanière. Cet article constitue l’un des principaux fondements de l’action des services de la surveillance des douanes en ce qu’il permet, notamment, les fouilles des véhicules et des personnes. Or, jamais réécrit depuis sa création en 1948, l’article tient en une phrase de 37 mots, ce qui laisse, a priori, une grande liberté aux douaniers dans la détermination de leur contrôle : trop grande ? Si, depuis, la Cour de cassation a pu combler les manques de la loi par sa jurisprudence, le Conseil a eu l’occasion de rappeler, dans sa décision, que des garanties jurisprudentielles ne peuvent compenser l’absence de garanties légales.
The declaration of unconstitutionality, on September 22, of article 60 of the Customs Code has caused strong reactions from the customs community. This article is one of the main ground for the action of the customs surveillance services. It allows, in particular, the inspection of vehicles and persons. However, the article has never been rewritten since its creation in 1948. It is contained in a sentence of 37 words, which gives a certain margin of discretion to customs officers in the determination of their controls: too much? Since then, the Court of Cassation has been able to fill in the gaps in the law through its jurisprudence. Nevertheless, the Constitutional Council had the opportunity to remind that jurisprudential limitations cannot compensate for the lack of legal limitations.
Par Julien Mouchette, Maitre de conférences à l’Université de Reims Champagne Ardenne
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 24 juin 2022 par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 60 du Code des douanes sur lequel reposent les opérations de fouilles des marchandises, des véhicules ou des personnes, dans sa rédaction issue du décret n° 48-1985 du 8 décembre 1948 portant refonte du Code des douanes. Dans sa décision n° 2022-1010 QPC du 22 septembre 2022, le Conseil constitutionnel l’a déclaré contraire à la Constitution[1].
« Colère et sidération », « choc et sidération », « coup de tonnerre », etc. Les communiqués des principaux syndicats nationaux des agentes et agents des douanes, faisant suite à la décision du Conseil constitutionnel du 22 septembre 2022, donnent le ton. Dans un contexte de crise de confiance de la communauté douanière (suppressions de postes, fermetures de services, etc.), ils expriment l’émoi d’une profession face à ce qui est perçu comme une remise en question de l’assise même de leur métier : leurs prérogatives de contrôle sans égales. Est ici en cause, la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 60 du Code national des douanes, dans sa rédaction actuelle, sur lequel reposent les opérations de fouilles des marchandises, des véhicules ou des personnes.
Dans sa décision, le Conseil a fait une application de sa jurisprudence, désormais bien établie, relative aux contrôles, fouilles et visites de véhicules et de personnes sur le fondement de la liberté personnelle garantie par les articles 2 et 4 de la DDHC de 1789, dont la liberté d’aller et venir et le droit au respect de la vie privée sont des composantes. Le Conseil ne conteste pas l’importance des contrôles douaniers, bien au contraire. En témoigne la modulation dans le temps des effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité, sans laquelle celle-ci aurait eu pour effet d’interdire toute opération de visite des marchandises, des moyens de transport et des personnes par les agents des douanes[2]. Mais, surtout, il commence par rappeler que la lutte contre la fraude en matière douanière participe d’un « objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions », ce qui justifie que les agents des douanes se voient conférer un droit de visite leur permettant d’interpeller et de fouiller des personnes dans un lieu public sans raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. Toutefois, il estime que l’article en question sur lequel repose cette prérogative ne précise « pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations, tenant compte par exemple des lieux où elles sont réalisées ou de l’existence de raisons plausibles de soupçonner la commission d’une infraction ».
L’inconstitutionnalité est dès lors établie : « le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d’une part, la recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, la liberté d’aller et de venir et le droit au respect de la vie privée ». Par cette décision, le Conseil invite, sans en détailler les modalités, le législateur à faire entrer les aspects du « métier » de douanier dans un cadre juridique légal tel que celui-ci a évolué ces dernières années au bénéfice des personnes et de leurs droits et libertés, principalement sous l’effet de la jurisprudence de la Cour de cassation, mais aussi, plus loin, celle de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH).
La survivance d’un droit de visite sans garantie légale
Les dispositions contestées confèrent aux agents des douanes un droit de visite qui ne trouve pas d’équivalent en droit français. En effet, l’article 60 du Code des douanes, dans sa rédaction initiale issue du décret du 8 décembre 1948[3] et jamais modifiée depuis, permet aux agents des douanes de « procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes ». Ce qui frappe ici est le laconisme du texte qui ne précise pas les conditions de réalisation de ces opérations de contrôle. À défaut d’autres dispositions complétant l’article 60, le fameux « flair des douaniers » ne trouve donc pas de limitations légales. Autrement dit, les douaniers peuvent décider de l’opportunité d’un contrôle sur la voie publique, de sa durée, de son ampleur – en tous lieux, en tout temps, de jour comme de nuit –, le tout sans avoir à en justifier préalablement, notamment par l’existence préalable d’un indice[4] ou par la présomption de la commission d’une infraction (contrairement aux contrôles d’identité, CPP, art. 78-2).
Cet article est à l’origine de très nombreux contrôles quotidiens visant à lutter contre les trafics de stupéfiants, de médicaments, de biens contrefaits, de biens de contrebande ou encore à contrôler les flux d’argent liquide, comme le montrent les faits à l’origine de la QPC : un contrôle effectué sur l’A20 qui a conduit à la découverte dans l’habillage d’une portière d’un véhicule d’une importante somme d’argent liquide. À titre indicatif, en 2021, les services de la surveillance de l’administration des douanes ont saisi un peu plus de 121 millions d’euros d’avoirs criminels[5]. Les motifs qui justifient le droit de visite spécifique des agents des douanes apparaissent peu discutables ; ce que n’a d’ailleurs pas manqué de souligner le Secrétariat général du gouvernement dans sa plaidoirie. Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs déjà eu l’occasion, dans de précédentes décisions, d’affirmer que la lutte contre la fraude douanière participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions[6].
Toutefois, il suffit de comparer avec des dispositifs proches de fouilles pour prendre la mesure du privilège dont bénéficiaient les douaniers jusqu’à la décision du Conseil. Comme a pu le présenter l’avocat du requérant, pour les contrôles opérés par les policiers et les gendarmes, en dehors de toute flagrance et même pour les infractions les plus graves d’atteinte aux personnes, il existe des dispositions particulières qui garantissent notamment l’accord du conducteur ou du propriétaire des bagages pour procéder à une fouille et, à défaut d’accord, la sollicitation du procureur de la République (V. CPP, art. 78-2-4). Or, en l’occurrence, l’article 60 se distingue par l’absence de mentions quant au déroulement des visites et aux modalités concrètes des contrôles opérés sur la voie publique (ex. le droit d’être informé de ses droits et notamment du droit de refuser le contrôle). Dès lors, et ainsi que le constate le Conseil : « les dispositions contestées permettent, en toutes circonstances, à tout agent des douanes de procéder à ces opérations pour la recherche de toute infraction douanière, sur l’ensemble du territoire douanier et à l’encontre de toute personne se trouvant sur la voie publique » (consid.8) ; auquel il convient d’ajouter sans l’accord de la personne concernée ni l’autorisation préalable de l’autorité judiciaire. À s’en tenir au texte seul, la personne contrôlée ne connaît pas la raison du contrôle ni combien de temps celui-ci va durer.
L’insuffisance des garanties jurisprudentielles
Dans l’arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 juin 2022, la Cour de cassation rappelait que l’article 60 avait donné lieu à une importante jurisprudence qui comblait les vides de la loi, enserrant de la sorte la mise en œuvre du droit de visite des agents des douanes de garanties particulières. La jurisprudence la plus récente précède de quelques mois la saisine du Conseil constitutionnel. Dans un arrêt du 23 février 2022, la chambre criminelle de la Cour a jugé que les agents des douanes ne pouvaient pas procéder à la fouille d’un véhicule en l’absence du propriétaire[7]. Le Conseil relève également qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que les agents des douanes « ne peuvent maintenir à leur disposition l’intéressé que le temps strictement nécessaire à leur mission et ne sont autorisés à recueillir que les déclarations faites en vue de la reconnaissance des objets découverts » (consid. 8). La référence dans le corps de la décision à la jurisprudence de la Cour de cassation indique que pour opérer son contrôle sur le fondement de la liberté d’aller et de venir (art. 2 et 4 DDHC 1789) et du droit au respect de la vie privée (art. 2 DDHC), le Conseil a tenu compte de ces garanties jurisprudentielles.
Toutefois, ainsi qu’il apparaît dans l’arrêt de renvoi, le caractère sérieux de la QPC consistait précisément dans le caractère suffisant de ces garanties lorsque, comme le signale la Cour de cassation, la procédure se distingue par l’absence de recours par voie d’action ouvert à la personne directement intéressée par le contrôle. Cela étant dit, ces garanties jurisprudentielles n’apportent pas de réponses quant à la question de la notification des droits aux personnes contrôlées qui ignorent souvent qu’elles peuvent refuser les fouilles ni à celle du statut des individus interpellés et des fouilles que la jurisprudence de la Cour de cassation, par ailleurs, assimile de plus en plus à des perquisitions[8]. Dès lors, ces garanties suffisent-elles « à assurer une conciliation équilibrée entre, d’une part, la liberté individuelle, le droit au respect de la vie privée et la liberté d’aller et venir, d’autre part, la lutte contre les fraudes transfrontalières et les atteintes aux intérêts financiers de l’État et de l’Union européenne » ?
Le Conseil ne répond pas sur le terrain des voies de recours dirigés contre les contrôles en question, mais uniquement sur celui de la liberté d’aller et venir et du droit au respect à la vie privée. S’il tient compte des garanties jurisprudentielles sur ce point, notamment par la mention de leur existence dans la décision, il en relativise fortement la portée. En effet, il ressort de la décision que ces garanties ne peuvent être assimilées à des garanties légales, lesquelles sont seules à même de garantir la conciliation équilibrée recherchée. En effet, si le législateur prévoit des dispositifs de contrôle intrusifs, possiblement justifiées par des considérations liées à la recherche d’infractions, c’est également au législateur d’en prévoir les conditions particulières pour leur exercice (consid. 9). Dans le cas contraire, les dispositions seront jugées « trop générales et discrétionnaires » (le flair du douanier, ici, c’est aussi bien à la tête du client[9]). En l’espèce, l’absence de toute mention dans la loi suffit à emporter l’inconstitutionnalité de la disposition, qu’importe le niveau des garanties jurisprudentielles.
Il est difficile de ne pas faire de liens avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits humains (CEDH), particulièrement avec l’affaire Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, jugée le 12 janvier 2010[10]. En effet, dans cet arrêt, la Cour a eu à juger de la conformité à l’article 8 de la Convention d’un pouvoir d’interpeller et de fouiller des personnes dans un lieu public sans raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. Pour rappel, l’article 8 prévoit, entre autres, que les ingérences d’une autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale doivent être « prévues par la loi ». Or, la Cour de Strasbourg a jugé contraire à l’article 8 de la Convention ledit pouvoir en ce qu’il n’était ni suffisamment encadré ni entouré de garanties légales adéquates contre les abus ; considérant, dès lors, que l’ingérence qu’il emportait n’était donc pas « prévue par la loi »[11].
À cet égard, il convient de relever la maladresse, toute particulière, avec laquelle le représentant du Gouvernement, lors de l’audition devant la Conseil, a répondu à une question du conseiller François Seners sur le sujet des garanties légales. Ce dernier s’interrogerait sur la persistance d’absence de telles garanties malgré deux interventions législatives sur les compétences douanières. Le représentant du Gouvernement n’a pas pu répondre précisément, mais a néanmoins tenu à rappeler que les pratiques actuelles sont « entourées de garanties jurisprudentielles » et, d’autre part, de signaler la mise en place par l’administration des douanes de « dispositions de droit souple interne qui encadrent de façon très enserrée ces contrôles »[12]. On peut douter du caractère effectif de garanties « souples », mais surtout s’étonner d’une référence malhabile au « droit souple » dans des matières aussi sérieuses, surtout lorsque la question portait sur les garanties légales[13].
La réécriture de l’article 60 : quelles garanties légales ?
Si la Direction générale des Douanes et des droits indirects (DGDDI) « redoutait » la décision du Conseil, elle s’attendait également à une décision plus précise quant au sens de la réécriture de l’article 60. Or, le Conseil se contente de déclarer l’article contraire à la Constitution et de décaler la date de l’abrogation au 1er septembre 2023, donnant ainsi un délai de presque un an au législateur pour revoir sa copie. Le commentaire, publié quelques jours après la décision, ne contient pas plus de développements sur le sens de la réforme ; si ce n’est les quelques aspects déjà évoqués dans la décision à savoir que des conditions propres à circonstancier l’application de l’article 60 « auraient notamment pu consister, par exemple, à délimiter des lieux ou zones géographiques dans lesquels un tel pouvoir peut s’exercer, ou encore à déterminer des motifs particuliers justifiant que ce pouvoir puisse, sans considération de lieu, être mis en œuvre ».
Le Conseil ne se place pas sur le terrain des voies de recours des contrôles douaniers comme semblait le suggérer l’arrêt de renvoi de la Cour de cassation, laquelle signalait dans sa présentation l’absence de recours par voie d’action ouvert à la personne directement intéressée par la mise en œuvre de ce droit de visite.
Dans sa plaidoirie, l’avocat du requérant semblait proposer d’orienter les travaux vers une judiciarisation des contrôles douaniers sous la tutelle de l’autorité judiciaire, notamment, en s’inspirant de l’article 78-2-4 du Code de procédure pénale, impliquant la sollicitation du procureur de la République ; et, dans l’attente des instructions du procureur, de permettre un contrôle ne pouvant excéder trente minutes. Cette piste n’a été ni retenue ni évoqué par le Conseil ; ce qui a, d’ailleurs rassuré la Direction générale, soucieuse de ne pas entraver l’action des douaniers. D’ailleurs, dans ce sens, depuis 1999, la jurisprudence constitutionnelle relative aux contrôles, fouilles et visites des bagages, véhicules et personnes, qui ne sont pas des mesures privatives de liberté au titre de l’article 66 de la Constitution[14], n’exige pas nécessairement l’intervention d’un juge judiciaire pour la conduite de ces opérations ; même si ces opérations peuvent impliquer l’usage de moyens de contrainte – le requérant, en l’espèce, ayant été menotté le temps de la vérification.
Faut-il dès lors néanmoins s’attendre à un changement de paradigme pour les services des douanes ? Plus vraisemblablement, on se dirige vers une « petite » réécriture. En effet, la référence faite à la jurisprudence de la Cour de cassation dans le corps de la décision s’apparente à une invitation à l’inscrire dans la loi. Cette issue serait sans doute ce qui conviendrait le mieux aux agents des douanes, ne bousculant pas des pratiques ayant déjà en partie intégrés ces principes jurisprudentiels, puisque la plupart ont déjà été traduits dans des notes de service.
À suivre…
[1] Décision n° 2022-1010 QPC du 22 septembre 2022, M. Mounir S. [Droit de visite des agents des douanes
[2] les conséquences devant être tirées des déclarations d’inconstitutionnalité émises dans le cadre des QPC, ce qu’il a fait, sans complexe ni excès, dès ses premières décisions V. not. Cons. const., déc. no 2010-1 QPC du 28 mai 2010, no 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010, et no 2010-14/22 QPC du 30 juin 2010.
[3] Décret n° 48-1985 du 8 décembre 1948 portant refonte du code des douanes, annexé à la loi n° 48-1973 du 31 décembre 1948 de finances pour 1949, JORF, 1 janvier 1949.
[4] Cass. crim., 16 janvier 1995, n° 84-81.722 ; 5 avril 2018, n° 17-80.285.
[5] DGDDI, Bilan annuel de la douane 2021, mars 2022, p. 5.
[6] V. not. CC, décision no 2013-357 QPC du 29 novembre 2013, Société Wesgate Charters Ltd, cons. 7
[7] Crim. 23 févr. 2022, FS-B, n° 21-85.050.
[8] Cass. crim., 21 mars 2012, n° 12-90.006 ; 13 juin 2012, n° 12-90.025 ; Cass. crim., 19 décembre 2018, n° 18-83.297 ; 13 juin 2019, n° 18-83.297 ; 18 mars 2020, n° 19-84.372.
[9] Plaidoirie de l’avocat requérant devant le Conseil constitutionnel.
[10] CEDH, 12 janvier 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, aff. 4158/05.
[11] CEDH, 12 janvier 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, aff. 4158/05, § 87.
[12] Conseil constitutionnel, Affaire n° 2022-1010 QPC, Date d’audience : 13/09/2022 [URL : https://www.dailymotion.com/video/x8dnisc].
[13] Aurait-il été acceptable d’évoquer l’existence de notes de services pour justifier d’un encadrement suffisant avant l’introduction du concept de droit souple ? Voilà, sans doute, un des effets pernicieux de ce concept dans son usage par l’administration.
[14] Décision n° 2016-606/607 QPC du 24 janvier 2017, M. Ahmed M. et autre (Contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République), paragr. 17.