Constitutionnaliser le secret professionnel de l’avocat : pourquoi le Conseil constitutionnel pourrait s’inspirer de la Cour de Karlsruhe

Par Maximilian Gerhold

<b>Constitutionnaliser le secret professionnel de l’avocat : pourquoi le Conseil constitutionnel pourrait s’inspirer de la Cour de Karlsruhe</b> </br></br> Par Maximilian Gerhold

Le 18 octobre, le Conseil d’État a renvoyé au Conseil constitutionnel une QPC sur la conformité à la Constitution de la « Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire », en se fondant notamment sur l’article 16 de la DDHC. Ce qui est ici en jeu, c’est le secret professionnel de l’avocat, dont le présent billet entend montrer qu’il est un droit et un devoir indissociable de la profession. Dès lors, le Conseil constitutionnel pourrait adopter la position de son homologue allemand en lui accordant un véritable fondement constitutionnel qui serait à chercher dans la liberté d’entreprendre.

 

On October 18, the Council of State referred a QPC on the constitutionality of the « Law for confidence in the judiciary » to the Constitutional Council, relying in particular on Article 16 of the DDHC. What is at stake here is the professional secrecy of the lawyer, which will be presented in this article as an inseparable right and duty of the profession. The Constitutional Council could therefore adopt the position of its German counterpart and give it a real constitutional basis, which would be found in the freedom to conduct a business.

 

Par Maximilian Gerhold, Docteur en droit[1], ancien assistant de recherche à la Chaire de droit public, droit des médias et de l’informatique à l’Université de Passau, Allemagne

 

 

L’État de droit repose aussi sur la profession d’avocat. Il n’est pas anodin que le théoricien allemand du Rechstaat Rudolf von Gneist (1816-1895) ait, en 1867, prôné l’indépendance de l’avocat et de la profession en tant que « première revendication de toutes les réformes judiciaires en Prusse »[2]. Toute réglementation de cette profession concerne l’intérêt général et les droits fondamentaux du client. Ainsi, pour Patrick Wachsmann, « le combat pour les droits de l’homme et celui pour la dignité de l’avocat se confondent »[3]. Le secret professionnel joue à ce titre un rôle prépondérant dans la réalisation de la fonction de l’avocat à l’État de droit.

 

 

L’avocat : un acteur à protéger

 La protection de l’avocat prend la forme d’une protection institutionnelle et collective par l’Ordre[4]. Mais cela n’enlève rien à la nécessité de prendre en compte les droits fondamentaux protégeant les individus[5]. D’où l’importance[6] de l’affaire de la « Loi pour la confiance dans l’institution judiciaire ». Depuis le renvoi de la QPC qui donne l’occasion de ce billet, il revient au Conseil constitutionnel de se prononcer sur cette loi, déjà connue pour les débats politiques et juridiques houleux dont elle a fait l’objet, y compris parmi les avocats et leurs instances représentatives. À l’origine de l’affaire actuelle se trouve une circulaire du ministère de la Justice, publiée le 28 février 2022, présentant les dispositions de ladite loi. C’est cette circulaire que l’Ordre des avocats au barreau de Paris a déférée au Conseil d’État. Ce dernier a décidé de renvoyer une QPC[7] portant sur la constitutionnalité des articles 56-1 et articles 56-2 du Code de procédure pénale, lesquels rendent le secret professionnel du conseil inopposable aux mesures d’enquête ou d’instruction lorsque celles-ci sont relatives à certaines infractions.

 

Le secret professionnel de l’avocat englobe les activités de conseil et de défense. Le droit ordinaire est très précis à ce sujet (article 66-5 de la Loi du 31 décembre 1971). Au niveau du droit constitutionnel, le secret uni (de la défense et du conseil) n’est pas protégé dans son ensemble : les droits de la défense (article 16 DDHC), lorsque leur champ d’application est ouvert, protègent le secret professionnel[8]. En outre, le droit au respect de la vie privée (article 2 DDHC) peut également inclure le secret – la perspective du client est ainsi mise en avant. Dans d’autres contextes, en particulier en matière du conseil, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se contente d’indiquer « qu’aucune disposition constitutionnelle ne consacre spécifiquement un droit au secret des échanges et correspondances des avocats »[9]. Cette situation constitutionnelle est délicate. Il est d’une part très difficile de distinguer clairement la défense du conseil, alors même que cette distinction est lourde de conséquences[10]. D’autre part, le Conseil constitutionnel a créé plusieurs objectifs à valeur constitutionnelle, s’ajoutant à l’article 12 de la DDHC, et qui protègent l’efficacité des poursuites pénales comme certains objectifs de politique fiscale. En les invoquant lors de la saisine du Conseil, on pourrait contester toute protection de droit ordinaire du secret du conseil, dépassant la stricte défense. C’est en se plaçant dans une telle perspective que le Conseil constitutionnel a censuré, en 2016, la protection étendue des sources des journalistes[11].

 

Le Conseil constitutionnel va-t-il saisir l’occasion de cette QPC n°2022-1030 pour étendre la protection du secret professionnel des avocats ? S’il choisissait ce chemin, il pourrait suivre l’une des voies proposées par la Cour de Karlsruhe qui prend très au sérieux la défense de l’État de droit.

 

 

Le secret professionnel en droit constitutionnel allemand : une liberté au service de l’État de droit

Les décisions du Conseil constitutionnel en rapport avec la liberté de l’avocat sont peu nombreuses, en comparaison de celles rendues par la Cour constitutionnelle fédérale allemande, dont la jurisprudence relative à la profession d’avocat est abondante, allant jusqu’à guider les grandes directives constitutionnelles propres à cette profession. Dans ses décisions concernant le secret professionnel, la Cour constitutionnelle fédérale recourt à une conception finaliste de la liberté qui met l’accent sur la fonction sociale du droit fondamental et sur les dimensions objectives. La liberté professionnelle (article 12 al. 1 de la Loi fondamentale) confère une protection à son titulaire afin qu’il puisse exercer une fonction pour la cause du client. La priorité n’est pas l’épanouissement personnel dans la vie professionnelle, mais la réalisation des droits fondamentaux du client.

 

Cette jurisprudence, aussi subtile que riche, pourrait être très facilement transposée par le juge constitutionnel français. En effet, les deux ordres juridiques conçoivent la profession de manière relativement similaire, en insistant sur l’indépendance envers l’État, le client et la société, sur le statut libéral et réglementé et sur l’intégration fonctionnelle, et non statuaire, dans l’administration de la justice (« auxiliaire de justice » ; « Organ der Rechtspflege »). Le regard comparatif franco-allemand porté sur le secret professionnel permet dès lors de développer une vision constitutionnelle plus globale du secret professionnel.

 

Analyser la protection constitutionnelle du secret professionnel, suppose d’être conscient de ses finalités. Incontestablement, le client en bénéficie. Il est donc tout à fait justifié que l’accès de l’État à ses secrets porte atteinte à ses droits fondamentaux. Au-delà, il y a un intérêt général à préserver le secret professionnel. Dans l’État de droit, il existe un véritable besoin d’une profession en mesure de défendre confidentiellement les intérêts d’autrui. Ainsi, la Cour constitutionnelle fédérale rappelle régulièrement « que l’engagement professionnel [de l’avocat] relève de l’intérêt de la société à une bonne administration de la justice à l’État de droit (…) Sous l’empire du principe de l’État de droit, pour des raisons d’égalité des armes, le citoyen doit disposer d’une profession tenue au secret à laquelle il peut se confier »[12].

 

Pour autant, et c’est ce qui nous semble faire la différence cruciale avec le débat français, la Cour de Karlsruhe ne nie pas la réalité selon laquelle l’État, en s’immisçant dans cette relation entre l’avocat et le client, porte également atteinte à l’épanouissement professionnel de l’avocat. C’est ici qu’il faut comprendre l’intérêt de reconnaître de véritables droits fondamentaux à l’avocat. La Cour constitutionnelle fédérale rattache ce devoir à la protection du droit fondamental de la liberté professionnelle de l’avocat. Celui-ci doit préserver les intérêts de son client dans toutes les situations. Sans secret professionnel, il n’y a pas d’exercice de la profession d’avocat. « La condition pour l’accomplissement de cette mission est un lien de confiance entre l’avocat et son client. L’intégrité et la fiabilité, le droit et le devoir de se taire sont les conditions de base pour que cette confiance puisse s’établir. »[13] C’est pourquoi il serait contraire à la liberté professionnelle que le législateur abroge ces dispositions, car il méconnaîtrait alors la garantie du droit fondamental. Voilà ce qui distingue également la liberté professionnelle de l’avocat des autres. Ainsi, le fait que les vétérinaires n’ont pas le droit de refuser de témoigner n’est pas contraire à leur liberté professionnelle[14].

 

Pour s’approcher des droits fondamentaux de l’avocat que l’on invite ici à mieux prendre en compte, on peut distinguer plusieurs niveaux d’analyse. D’un côté, il est certainement judicieux de ne pas voir d’atteinte aux droits fondamentaux dans le fait que l’avocat soit tenu au secret professionnel. Les intérêts du client sont une limite absolue de la liberté de l’avocat, de sorte que l’exploitation des secrets du client, par exemple à des fins publicitaires, ne peut pas être couverte par la liberté professionnelle.[15] D’un autre côté, ce qui constitue une atteinte à la liberté professionnelle, c’est l’intervention extérieure de l’État. Dans ce cas, l’avocat peut être contraint de divulguer aux autorités publiques des informations couvertes par le secret. Le législateur le fait sortir de son rôle traditionnel d’allié du client et lui commande de servir en tant qu’« auxiliaire du pouvoir exécutif »[16]. C’est précisément ce qui fragilise la confiance des justiciables et compromet les conditions d’exercice de la profession. Et c’est aussi cela qui nous semble justifier la protection de l’avocat par la liberté professionnelle. La Cour constitutionnelle fédérale a poussé cette réflexion plus loin, en soulignant clairement les effets dissuasifs dans sa décision sur l’accès aux données de connexion des avocats[17]. La crainte que l’État puisse accéder à des informations confiées est en soi suffisante pour mobiliser les droits fondamentaux, car elle dissuade les « coupables comme les innocents » de se confier à un avocat – ce qui nuit, de toute évidence, à l’exercice de la profession.

 

 

La Constitution française protège-t-elle le secret du conseil ?

Ainsi, la question actuellement posée au Conseil constitutionnel français pourrait lui donner l’occasion exceptionnelle d’offrir une véritable protection constitutionnelle au secret du conseil. Pareille conception le conduirait à répondre par l’affirmative à la QPC dont il est saisi, en infléchissant sa position de 2015. Une telle inflexion de la jurisprudence ne serait pas un cas exceptionnel, dès lors que la protection des sources journalistiques a également été rattachée par le Conseil constitutionnel à un droit fondamental général (la liberté des médias, article 11 DDHC) en 2016[18], même si celui-ci a estimé qu’aucune disposition constitutionnelle ne consacrait spécifiquement un droit au secret des sources des journalistes. En 2015, une protection constitutionnelle avait d’abord été refusée en des termes identiques à ceux du secret professionnel de l’avocat (dans la même décision), sans placer le secret explicitement sous la protection de l’article 11[19]. N’est-il pas temps que le Conseil constitutionnel abandonne sa position centrée sur les droits de la défense pour opérer une double consécration du secret professionnel et s’inspire utilement du droit constitutionnel allemand ?

 

La liberté économique et professionnelle est protégée en droit constitutionnel allemand et français. La seule différence réside aujourd’hui dans le fait que la Cour de Karlsruhe reconnaît l’intérêt propre de l’avocat au secret professionnel, ce que le Conseil n’a pas fait aussi explicitement jusqu’à présent. Pour parvenir à une protection étendue, englobant la défense comme le conseil, il suffirait, selon nous, de retenir également la liberté d’entreprendre (article 4 DDHC), dès lors qu’il s’agit d’une condition essentielle de la pratique professionnelle. Le Conseil a, du reste, clairement rappelé que l’activité de l’avocat dans le domaine du conseil relevait de l’article 4 DDHC[20]. Dans ce cas, il se rapprocherait du fondement retenu par la Cour de Karlsruhe qui met l’accent sur l’art. 12 de la LF. Le secret professionnel devrait être protégé dans son ensemble par le truchement de ce droit fondamental.

 

L’autre pilier doit être le droit de recours qui est déduit de l’article 16 DDHC. Le juge des référés du Conseil d’État a souligné l’importance de la relation de confiance entre l’avocat et son client pour l’effectivité de la protection juridictionnelle[21]. En l’espèce, il a été constaté qu’une disposition de police sanitaire portait atteinte à cette relation de confiance, non pas de manière ciblée, mais bel et bien de fait en renvoyant le client à des moyens de communication à distance, parce qu’aucune dérogation du couvre-feu n’avait été prévue pour la consultation d’un avocat. Si cette atteinte au secret représentait même l’objectif du législateur, comme dans le cas des articles 56-1 et 56-2 du Code de procédure pénale, la situation devrait être soumise au même droit fondamental. Dès qu’une affaire est ou pourrait devenir litigieuse, ce droit fondamental est pertinent à un tel stade précoce, bien avant l’introduction d’un recours, et s’ajoute à la position de l’avocat fondée sur la liberté d’entreprendre.

 

Ces deux droits fondamentaux (liberté d’entreprendre et droit au recours) constituent ainsi un socle fort pour le secret professionnel et dispensent de délimiter la défense et le conseil. Les droits de la défense sont susceptibles, selon les circonstances, de renforcer cette protection du côté du client, mais ils ne sont pas la seule protection. Cette solution reconnaît l’importance du secret professionnel, à la fois devoir de l’avocat et droit du client.

 

 

La solution proposée, ici d’une brève analyse comparée, ne débouche pas sur un secret professionnel absolu ou sur un privilège corporatif. Comme toute garantie fondée sur un droit fondamental, elle peut céder au cas par cas si les motifs poursuivis par le législateur ont un poids suffisant en droit constitutionnel. Le principe de proportionnalité est la référence et il n’empêche pas le législateur d’effectuer une conciliation entre la liberté de l’avocat, les droits fondamentaux du justiciable et les impératifs légitimes de l’État.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Il a soutenu le 10 octobre 2022 une thèse en cotutelle intitulée « L’exercice de la profession d’avocat au service de l’État de droit. Une étude franco-allemande des droits fondamentaux », dirigée par les professeurs Aurore Gaillet (Université Toulouse 1 Capitole) et Kai von Lewinski (Passau). – L’auteur souhaite saisir cette occasion pour remercier chaleureusement ses deux directeurs de thèse pour leur soutien indéfectible.

[2] R. von Gneist, Freie Advocatur : Die erste Forderung aller Justizreform in Preußen, Julius Springer, Berlin 1867.

[3] P. Wachsmann, « L’image de la profession d’avocat dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in: Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 761.

[4] Pour une telle perspective, v. notamment N. Noto-Jaffeux, L’indépendance de l’avocat, PUAM, Aix, 2022.

[5] C.f. Th. Carrère, Le droit constitutionnel de l’avocat, RFDC 2019, n°4, supplément électronique, p. 19.

[6] Ce n’est pas pour rien qu’en France, le secret professionnel – et ainsi la question de sa garantie constitutionnelle – est souvent au cœur d’affaires judiciaires à portée politique.

[7] Décision de renvoi: CE, ordonnance du 18 octobre 2022, n°463588, 463683, Ordre des avocats au barreau de Paris, Ordre des avocats au barreau des Hauts-de-Seine.

[8] CC, décision du 5 août 2015, n°2015-715 DC, cons. 63, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.

[9] CC, décision du 24 juillet 2015, n°2015-478 QPC, cons. 16, Association French Data Network et autres (Accès administratif aux données de connexion).

[10] Aussi longtemps que le client ne soit pas en garde à vue ou n’ait pas le statut de témoin assisté, il n’y a régulièrement pas encore de défense : Cass. Crim., arrêt du 22 mars 2016, n°15-83.205.

[11] CC, décision du 10 novembre 2016, n°2016-738 DC, cons. 17, Loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.

[12] BVerfG, décision du 30 avril 2004, 2 BvR 1520, 1521/01, BVerfGE 110, 226 (252).

[13] BVerfG, décision du 30 avril 2004, 2 BvR 1520, 1521/01, BVerfGE 110, 226 (252).

[14] BVerfG, décision du 15 janvier 1975, 2 BvR 65/74, BVerfGE 38, 312 (324, 325).

[15] Néanmoins, c’est la position d’éminents auteurs, par exemple : Ch. Wolf, « Freiheit des Rechtsanwalts – Grundrecht des rechtlichen Gehörs », in : Festschrift für Hans-Peter Schneider, Nomos, Baden-Baden, 2008, p. 417.

[16] N. Noto-Jaffeux, op. cit., p. 622; c.f. pour la doctrine allemande J.-A. Kämmerer, Verschwiegenheit von Steuerberatern – ein grundrechtlich geschütztes Gut, DStR 2020, p. 2894.

[17] BVerfG, décision du 12 avril 2005, 2 BvR 1072/02, BVerfGE 113, 29 (47)

[18] CC, décision du 10 novembre 2016, n°2016-738 DC, cons. 17, Loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.

[19] CC, décision du 24 juillet 2015, n°2015-478 QPC, cons. 16, Association French Data Network et autres (Accès administratif aux données de connexion).

[20] CC, décision du 29 décembre 2013, n°2013-686 DC, cons. 91, Loi de finances pour 2014.

[21] CE, ordonnance du 3 mars 2021, n°449764, Ordre des avocats au barreau de Montpellier.