La directive du Chancelier Scholz : une rupture avec la collégialité de la décision ?

Par Aurore Gaillet

<b>La directive du Chancelier Scholz : une rupture avec la collégialité de la décision ?</b></br></br> Par Aurore Gaillet

Le 17 octobre 2022, le Chancelier fédéral allemand, Olaf Scholz, s’est expressément fondé sur sa compétence de direction du gouvernement fédéral (art. 65 al. 1 LF) pour autoriser la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires encore en service. Tendant à trancher un conflit entre les partis de la coalition gouvernementale, ce procédé contraste avec le caractère collégial souvent associé au parlementarisme allemand. Il rappelle également la faible normativité des questions relevant de la régulation interne au gouvernement.

 

On 17 October 2022, the German Federal Chancellor, Olaf Scholz, expressly used his competence as head of the federal government to authorize the continued operation of the remaining nuclear power plants. This procedure, which aimed to resolve a conflict between the parties in the government coalition, contrasts with the collegiate nature often associated with German parliamentary government. It also reminds of the limited normativity of internal governmental regulation issues.

 

Par Aurore Gaillet, Professeure de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole

 

 

La culture politique du compromis et le caractère fondamentalement collégial du gouvernement allemand sont souvent érigés en modèle, y compris en France, et plus encore dans la configuration actuelle, caractérisée par une majorité relative et fragile à l’Assemblée nationale. Le récent choix du Chancelier fédéral allemand, Olaf Scholz, de recourir à une autre méthode pour trancher un conflit, illustre cependant les difficultés du modèle, dans un contexte général dominé par les incertitudes économiques et politiques. Il rappelle aussi la faible normativité des questions relevant de la régulation interne au gouvernement.

 

 

Un procédé inédit pour une période d’instabilité

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale de 1949, le parti politique dont est issu le chancelier a toujours dû – à une exception près (1957-1961) –, s’associer à un ou plusieurs partenaires pour constituer une majorité. Cette situation, notamment liée au mode de scrutin (proportionnelle personnalisée), se concrétise par la conclusion d’« accords » ou de « contrats » de coalition[1]. Ceux-ci traduisent des compromis, parfois difficiles et longs à entériner, mais qui constituent ensuite la base du travail gouvernemental et le texte de référence en cas de conflit interne à la coalition. C’est ainsi que le gouvernement issu des dernières élections de septembre 2021 repose sur un accord, conclu le 7 décembre 2021, par les membres de la coalition au pouvoir : le parti social-démocrate (SPD), les Libéraux (FDP) et les Verts – cette coalition étant dite « feu tricolore » en raison des couleurs associées à chacune des formations politiques.

 

En matière de politique énergétique, le contrat contient d’ambitieuses mesures, répondant à l’intitulé « Oser plus de Progrès », choisi par la coalition gouvernementale. Celle-ci affirme plus spécialement sa détermination à « mainten[ir] la sortie du nucléaire en Allemagne » et de « contin[uer] à exclure l’énergie nucléaire »[2], s’inscrivant ce faisant dans la lignée des choix politiques arrêtés en 2011 par le gouvernement d’Angela Merkel. Les trois centrales nucléaires allemandes encore en service devaient cesser de fonctionner à la fin de l’année 2022.

 

C’était cependant sans compter avec la crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine, laquelle a conduit, en Allemagne peut-être plus encore qu’en France, à reconsidérer certains choix fondamentaux. Livraisons d’armes à un pays en guerre, augmentation sans précédent des dépenses en matière de défense[3], adaptation de la politique énergétique d’un modèle qui demeure fortement dépendant des approvisionnements extérieurs : entre février et septembre 2022, trois discours successifs du chancelier Scholz (leader du SPD) ont insisté sur le « changement d’époque » (Zeitenwende) en cours. Nulle surprise à constater que l’ampleur des enjeux met également au défi la solidité d’une coalition conclue dans des temps différents. C’est ainsi que, s’agissant de la question de la fermeture des centrales nucléaires, les Verts avaient, lors de leur Congrès annuel des 14-16 octobre 2022, réaffirmé solennellement leur position réservée (réouverture limitée dans le temps, de deux centrales seulement), tandis que les Libéraux demeuraient favorables à une prolongation de l’exploitation des trois centrales, jusque fin 2024.

 

 

Directive individuelle et triptyque du parlementarisme allemand

Face à l’écueil des discussions internes, le Chancelier fédéral Olaf Scholz s’est résolu, le 17 octobre 2022, à édicter une « directive » ou « ligne directrice » pour autoriser la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires encore en service jusqu’au printemps 2023. Dans une lettre formellement adressée aux ministres fédéraux Steffi Lemke (ministre de l’Environnement, Verts) Robert Habeck (ministre de l’Économie et du Climat, Verts) et Christian Lindner (ministre des Finances, FDP), il a annoncé publiquement le prochain dépôt d’un projet de loi à cet effet, en recourant expressément à son pouvoir d’édicter des lignes directrices (Richtlinien). Il se fonde à cet effet sur l’article 1er du règlement intérieur du gouvernement fédéral (GOBReg)[4], lequel reprend en substance l’article 65 al. 1 de la Loi fondamentale (LF). Le recours à ce procédé inédit n’a pas manqué de susciter des discussions outre-Rhin. Sans que celles-ci soient particulièrement virulentes ou nombreuses, elles sont toutefois intéressantes pour la compréhension, tant de l’organisation du travail gouvernemental dans le cadre de la Loi fondamentale, que de la pratique du compromis allemand.

 

Selon l’art. 65 al. 1 LF, repris par le § 1 GOBReg, le chancelier fédéral « fixe les grandes orientations de la politique et en assume la responsabilité ». Ce fondement juridique l’autorise-t-il à prendre des décisions contraignant les partenaires de sa coalition ? Les controverses suscitées par la question se comprennent à la lecture combinée des articles de la Loi fondamentale. Si un « principe du chancelier » (Kanzlerprinzip) est parfois déduit de l’alinéa 1er de l’article 65, celui-ci est en effet complété par un principe dit de l’autonomie ministérielle (Ressortprinzip), déduit de l’alinéa 2 et par un principe de « collégialité » (Kollegialprinzip), issu de l’alinéa 3. Selon ce dernier, il revient à l’organe collectif qu’est le « gouvernement fédéral » de « tranche[r] les divergences d’opinions entre les ministres fédéraux »[5]. Déjà présent dans la Constitution de Weimar de 1919 (art. 55 et s.) et dans la Constitution prussienne de 1920 (art. 46 et s.), le triptyque formé par ces principes est un classique du droit constitutionnel allemand. Leur articulation relève néanmoins amplement des conditions politiques en présence.

 

Dans le cadre de la Loi fondamentale de 1949, l’importance du caractère collégial du fonctionnement du régime parlementaire est souvent rappelée. Les conflits internes sont alors avant tout à résoudre par des voies politiques (compromis et, en cas d’échec, retrait de la coalition et démission des membres du gouvernement). Pour autant, le chancelier fédéral allemand est bien plus qu’un primus inter pares et ses attributions constitutionnelles assurent une indéniable dimension individuelle au « principe du chancelier » : c’est lui qui, fort de la légitimité que lui accordent les députés du Bundestag (art. 63 LF)[6], propose la nomination des ministres au Président fédéral (art. 64 al. 1 LF) et assume la responsabilité gouvernementale pour l’ensemble de la politique du gouvernement fédéral (art. 67 LF). Partant, au-delà de sa traduction classique visant les « grandes orientations » de la politique générale, le terme « Richtlinien » de l’article 65 al. 1 LF n’exclut pas l’exercice d’une compétence spéciale permettant au chancelier d’édicter des directives pour régler des questions spécifiques et concrètes (Richtlinienkompetenz)[7]. Sa mise en œuvre demeure cependant sujette à interprétation, principalement politique[8].

 

 

Autorité ou fragilité ?

Les précédents historiques sont peu nombreux, mais ils sont instructifs pour analyser le recours à cette compétence « de directives ». Pour la seule année 1956, le Chancelier Adenauer (CDU) y avait par exemple fait appel à deux reprises : une fois pour rappeler « à Messieurs les ministres fédéraux » que « la gestion durable [des] relations avec la France n’est possible que par la voie de l’intégration européenne »[9], une fois pour sommer son ministre des Finances Ludwig Erhard (CDU) de ne pas se dissocier de sa politique en matière de réforme des retraites : en tant que « ligne directrice de [s]a politique », celle-ci devait être considérée comme « obligatoire pour tous les membres du cabinet »[10]. C’était aussi rappeler que, à ses yeux, il n’y avait pas de distinction étanche entre autorité individuelle (du chancelier) et gouvernement collectif (de la coalition).

 

À l’inverse, dans un contexte de crise énergétique et de signes précoces de fragilité de la « coalition tricolore », la décision d’Olaf Scholz de s’appuyer expressément sur l’article 65 al. 1 LF peut être comprise comme visant à donner un signal d’autorité politique, contrastant aussi avec le style d’Angela Merkel, souvent louée pour son leadership consensuel – parfois au risque d’un certain immobilisme. Mais l’on peut aussi rappeler que la seule évocation, par cette dernière, de la possibilité de recourir à une directive, avait failli provoquer une crise de coalition avec la CSU dirigée par Horst Seehofer.

 

Si la directive peut ainsi être une arme dangereuse, ne pas y recourir peut aussi être un facteur de fierté. Telle fut, à tout le moins, l’interprétation du chancelier Helmut Schmidt (SPD), lorsqu’il se prévalut, dans un discours tenu le 9 septembre 1982, de ne pas en avoir fait usage, huit années de mandat durant – à l’heure de l’usage répété de l’article 49 al.3 de la Constitution en France, on pourrait rapprocher cette « fierté » de celle affichée, en leur temps, par les Premiers ministres François Fillon (2007-2012) et Jean-Marc Ayrault (2012-2014), rappelant leur capacité à gouverner sans passer par cet article controversé.

 

Si l’on revient en Allemagne et à Olaf Scholz, son choix demeure malaisé à interpréter. Fragilité ou autorité ? Choix individuel ou recherche d’un nouveau procédé pour préserver les qualités de négociateur et de médiateur, souvent associées aux chanceliers allemands ? Telle que présentée le 17 octobre 2022, la « ligne directrice » doit en définitive être considérée comme celle de l’ensemble du Gouvernement. C’est à celui-ci qu’il revient désormais de présenter le projet de loi au Bundestag – le chancelier fédéral ne dispose d’aucun moyen juridique de mise en œuvre de sa compétence d’orientation. Pour l’heure, les ministres en conflit n’ont pas démissionné. D’aucuns ont même pu identifier, dans le choix d’une forme écrite et publique pour annoncer l’activation de la compétence de direction du Chancelier, une directive seulement « apparente »[11]. Au-delà d’un signe d’autorité visant à mettre un terme à un conflit sensible, il s’agirait alors de protéger ses ministres Verts, notamment à l’égard de leur propre parti – et plus encore de la base de celui-ci, plus radicalement attachée aux fondamentaux de leur identité politique.

 

 

Endosser la responsabilité et préserver sa coalition ? Le choix politique peut être risqué, dans un contexte de majorité étroite et dans lequel d’autres décisions importantes seront à prendre. Si le texte de la Loi fondamentale offre d’intéressantes voies pour trouver des compromis, apparents ou explicites, la combinaison de ses dispositions est aussi fonction des forces politiques en présence. Tel est spécialement le cas pour les questions relatives à l’organisation du gouvernement et de la gouvernance[12], encore peu « saisies » par la jurisprudence de Karlsruhe. Il demeure des domaines de normativité institutionnelle[13] où le juge constitutionnel n’est d’aucun secours. Le compromis politique, en sa qualité de « droit gouvernemental »[14], régissant l’organisation intérieure du gouvernement, en fait partie.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] A. Le Divellec, Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, Paris, L.G.D.J, 2004, p. 168 et s.

[2] https://www.spd.de/fileadmin/Dokumente/Koalitionsvertrag/Koalitionsvertrag_2021-2025.pdf, p. 43, 47 et 51.

[3] En juin 2022, l’article 87a LF a ainsi été modifié pour autoriser une augmentation sans précédent des dépenses en matière de défense : « Pour renforcer les capacités en matière de défense et de coopération interalliée, l’État fédéral est autorisé à créer un fonds spécial de 100 milliards d’euros ». V. par ex. à ce sujet : J. Hellermann, « Das Sondervermögen Bundeswehr, der Bundeshaushalt und die Schuldenbremse », VerfBlog, 2022/6/03, https://verfassungsblog.de/das-sondervermogen-bundeswehr-der-bundeshaushalt-und-die-schuldenbremse/.

[4] (1) Le chancelier fédéral détermine les lignes directrices de la politique intérieure et extérieure. Celles-ci sont obligatoires pour les ministres fédéraux, qui doivent les mettre en œuvre de manière autonome et sous leur propre responsabilité dans leur domaine d’activité. En cas de doute, la décision du chancelier fédéral doit être sollicitée.

(2) Le chancelier fédéral a le droit et le devoir de veiller à l’application des lignes directrices.

[5] « Dans le cadre de ces grandes orientations, chaque ministre fédéral dirige son département de façon autonome et sous sa propre responsabilité » (art. 65 al. 2 LF) ; « Le gouvernement fédéral tranche les divergences d’opinions entre les ministres fédéraux. » (al. 3).

[6] V. par ex. à ce sujet : J. Lennartz, « Die Unfähigkeit zu überzeugen: Zum Bestimmen der Richtlinien durch Bundeskanzler Scholz », VerfBlog, 2022/10/19, https://verfassungsblog.de/die-unfahigkeit-zu-uberzeugen.

[7] H. Maurer, « Die Richtlinienkompetenz des Bundeskanzlers », Festschrift Werner Thieme, Cologne-Berlin, Carl Heymann, 1993, p 123-140.

[8] M. Schröder, « Art. 65 » in H. v. Mangoldt, F. Klein, C. Starck, Grundgesetz, t. 2, München, Beck, 7e éd., 2018, n° 16 ; R. Herzog, « Art. 65 » inG. Dürig, R. Herzog, R. Scholz, Munich, Beck, 98e éd., 2022, n° 2-28.

[9] Schreiben Bundeskanzler an die “Herren Bundesminister”, 19 janvier 1956.

[10] Lettre du 26 octobre 1956.

[11] A. Thiele, « Die scheinbare Richtlinie: Zur Verfassungsmäßigkeit der Entscheidung des Bundeskanzlers, auf eine gesetzliche Ermöglichung des Weiterbetriebs der noch laufenden Kernkraftwerke hinzuwirken », VerfBlog, 2022/10/17, https://verfassungsblog.de/die-scheinbare-richtlinie/.

[12] V. déjà à ce sujet : E.-W. Böckenförde, Die Organisationsgewalt im Bereich der Regierung. Eine Untersuchung zum Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, (1964), 2e éd., Berlin, Duncker & Humblot, 1998.

[13] A. Le Divellec, « Le droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers Portalis, 2019/1 (n° 6), p. 91-105. V. de manière générale, le n° 24 de la revue Jus Politicum, consacré au « Droit politique » (http://juspoliticum.com/numero/Le-droit-politique-face-a-la-Cinquieme-Republique-77.html).

[14] M. Caron, Droit gouvernemental, Paris, L.G.D.J., 2020.

 

 

Crédit photo : Sandro Halank, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons