La nouvelle loi turque criminalisant la désinformation : censure et interdiction de dissidence en ligne à l’approche des élections présidentielles et législatives Par Neslihan Çetin
La loi relative à la lutte contre la désinformation, dont l’initiative appartient au parti au pouvoir, contient des dispositions de grande portée visant à contrôler le journalisme en ligne et les réseaux sociaux. Cette loi controversée, autrement dit la loi de « censure » telle qu’elle est nommée par l’opinion publique est entrée en vigueur en octobre 2022. Son article 29 prévoit une peine d’emprisonnement d’un an à trois ans pour la diffusion des informations contraires à la vérité en réduisant à néant la liberté d’expression. Adoptée dans une période particulièrement tendue marquée par les élections prévues en 2023 et la répression systématique des voix dissidentes, la loi constitue une nouvelle étape du recul démocratique en Turquie.
The ruling party’s disinformation law contains wide-ranging provisions aimed at muzzling online journalism and social media. This controversial law, or « censorship law » as it is called by the public, came into effect in October 2022. Article 29 of the law stipulates imprisonment of between one and three years for disseminating untruthful information, thereby curtailing freedom of expression. Adopted at a particularly tense period marked by the upcoming elections in 2023 and the systematic repression of dissenting voices, the law constitutes a new stage of democratic backsliding in Turkey.
Par Neslihan Çetin, doctorante en droit public à l’Université Paris Panthéon-Sorbone et A.T.E.R. à l’Univeristé Paris-Est Créteil
La Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern a été critiquée pour avoir comparé, dans son récent discours aux Nations Unies, la liberté d’expression en ligne à une « arme de guerre »[1]. Elle considérait la dissidence comme un danger qui ne doit pas être toléré. En Turquie, avec l’adoption d’une loi criminalisant la « désinformation » à moins d’un an des prochaines élections présidentielles et législatives prévues en juin 2023, le gouvernement turc a aggravé les atteintes portées à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, toutes déjà en net recul avant même cette loi[2].
En dépit des motivations justifiées par la protection de la paix publique, la loi liberticide portant sur les réseaux sociaux et le journalisme en ligne, qui prévoit de punir d’un à trois ans de prison la « propagation d’informations contraires à la vérité », doit être évaluée à l’aune de l’objectif fixé par le gouvernement qui consiste à exercer un contrôle encore renforcé sur la presse et les réseaux sociaux pendant cette période marquée par les enjeux électoraux. En outre, ce projet de loi déposé fin mai au Parlement par les députés des partis au pouvoir (Parti de la Justice et du Développement – AKP et Parti de l’Action Nationaliste – MHP) ne constitue pas la seule atteinte au bon déroulement des élections à venir et à leur légitimité. Cette censure en ligne s’ajoute à la candidature du président de la République Recep Tayyip Erdogan en violation de la limitation du nombre de mandats prévue par la Constitution[3] et à la réforme controversée de la loi électorale adoptée en avril dernier[4].
I. L’article 29 de la loi : une disposition inconstitutionnelle qui ouvre la voie à tous les abus
La loi relative à la lutte contre la désinformation comporte plusieurs articles qui ont donné lieu à une vague de protestations de la population et des parlementaires. Parmi les dispositions contestées, l’article 29 mérite une attention particulière. Ce dernier dispose que « Quiconque diffuse publiquement des informations contraires à la vérité sur la sécurité intérieure et extérieure, l’ordre public et la santé publique du pays dans la seule intention de créer l’anxiété, la peur ou la panique au sein du peuple, d’une manière propre à perturber la paix publique, sera condamné à une peine d’emprisonnement de un à trois ans ». Une telle disposition aura nécessairement pour effet de limiter la liberté d’expression des citoyens sur internet.
Il convient d’abord de rappeler que la Cour constitutionnelle turque affirme le caractère fondamental de la liberté d’expression en ligne, corollaire de la démocratie[5] et ajoute que les interventions sur les sites internet touchent des millions d’utilisateurs individuels[6]. La Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) déclare quant à elle que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression[7] et que les sites internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et à faciliter la communication de l’information[8]. Or, tel qu’il est rédigé, cet article méconnaît non seulement la liberté d’expression, mais aussi ouvre la grande porte à l’arbitraire.
Méconnaissance de la liberté de pensée, d’opinion et de la liberté d’expression, protégées par la Constitution – La mention des « informations » et non pas des « opinions » dans la disposition n’enlève aucunement le problème de la porosité des frontières entre le fait et l’opinion, soulevée par Hannah Arendt qui affirme qu’ils « appartiennent au même domaine »[9]. Ainsi, elle montre éloquemment le danger qui se pose lorsqu’on est en présence d’un titulaire du pouvoir de dire la vérité quand elle écrit que « les chances qu’a la vérité de fait de survivre à l’assaut du pouvoir sont effectivement très minces ; elle est toujours en danger d’être mise hors du monde par des manœuvres […] »[10]. Surtout si l’on considère que le pouvoir judiciaire est devenu dépendant de l’exécutif ces dernières années, l’article 29 de la loi est contraire à l’article 26 de la Constitution qui consacre la liberté d’expression.
La disposition viole également l’article 25 de la Constitution qui garantit la liberté de pensée et d’opinion. En effet, cette nouvelle règle provoquera l’autocensure et entravera la circulation des informations et des idées dans la sphère publique. L’article 15 § 2 de la Constitution, intitulé « Suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux » interdit qu’une personne puisse être contrainte de révéler ses convictions ou blâmée ou accusée en raison de celles-ci même en temps de guerre, de mobilisation et d’état d’urgence. Par conséquent, il est encore plus difficile de justifier l’atteinte portée au droit garanti par l’article 25 en période ordinaire. D’ailleurs, la restriction de la liberté d’expression en l’espèce constitue la transposition d’une norme initialement prévue pour l’état de guerre à une période de temps ordinaire[11].
Formulation imprécise et la porte grande ouverte à l’arbitraire – Cette disposition met gravement en péril à la fois les activités des journalistes et la liberté d’information du public et est critiquée pour ses notions imprécises et peu rigoureuses – qui semblent bien évidemment être le résultat d’un choix délibéré.
L’absence de précision du contenu de la notion d’ « information contraire à la vérité » méconnait le principe de légalité des délits et des peines garanti par l’article 38 de la Constitution qui constitue une garantie contre l’arbitraire du pouvoir judiciaire. Cette situation va également à l’encontre du principe de limitation des droits fondamentaux par des motifs prévus par l’article 13 de la Constitution car la notion en question est employée dans une loi alors qu’elle ne figure pas dans la Constitution. De surcroît, dans la règlementation, alors que la notion d’ « informations trompeuses » est utilisée dans l’intitulé de l’article, celle d’ « informations contraires à la vérité » se trouve dans son contenu, ce qui révèle un manque sérieux de cohérence. En vertu de la nouvelle loi, l’acte constitutif de l’infraction est la « diffusion publique ». Cette absence de clarté quant aux actions qui seront considérées comme telles méconnait le principe de sécurité juridique.
On notera à ce propos que la Commission de Venise attire également l’attention sur ce point dans son avis rendu en urgence en déclarant que l’expression « « diffuser publiquement » est très large et peut s’appliquer à toute une série de circonstances, tant en ligne que hors ligne, qui peuvent aller d’une déclaration publique dans le contexte d’une conférence à un « like » ou un « retweet » dans le monde virtuel »[12]. En outre, pour qu’il y ait infraction, l’acte de diffusion doit avoir pour effet de « perturber la paix publique », une expression bien vague qui n’est pas précisée par le Code pénal. De même, l’acte doit être commis « dans la seule intention de créer l’anxiété, la peur ou la panique au sein du peuple ». Néanmoins la question de savoir comment déterminer l’intention de l’auteur de l’infraction reste en suspens et il est à peine utile d’ajouter que la mesure de l’anxiété, de la peur ou de la panique confère à l’autorité chargée de l’apprécier un pouvoir discrétionnaire totalement exorbitant. Enfin, la loi se limite, en apparence, à certaines catégories d’informations telles que « la sécurité intérieure et extérieure du pays, l’ordre public et la santé publique », mais sont en réalité « des formules fourre-tout susceptibles de couvrir tout contenu, toute information relevant de la sphère publique »[13].
On pourrait certes objecter que des ambiguïtés semblables figurent également dans les lois françaises relatives à la lutte contre la manipulation de l’information du 22 décembre 2018[14]. L’abondance de précisions apportées par le Conseil constitutionnel pour définir la fausse information n’en dit pas long sur ce qui est la vérité. On songe notamment à des qualifications juridiques de la fausse information qui est « manifestement » et « objectivement » « inexacte ou trompeuse » et diffusée d’une manière « artificielle ou automatisée et massive et délibérée » [15]. Mais la grande différence tient à la situation politique en Turquie et à ce qu’on peut appeler, sans risque d’exagérer, la dérive autoritaire du pouvoir. Il suffit de se rappeler du nombre total des poursuites pour le délit d’offense au président de la République, alors que la CourEDH avait déclaré cette disposition non conforme à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv.EDH) qui garantit la liberté d’expression. D’ailleurs, ces dernières années la CourEDH a jugé que de nombreuses dispositions du code pénal turc étaient imprévisibles et ne répondaient pas à l’exigence de sécurité juridique[16]. En outre, de nombreux observateurs indépendants ont constaté que la législation pénale et celle sur le terrorisme étaient utilisées pour le harcèlement judiciaire des dissidents[17]. On ne compte plus les journalistes et les universitaires punis et emprisonnés pour de véritables délits d’opinion. La récente loi ne peut être interprétée que comme une étape supplémentaire dans cette dérive, d’autant que son but politique consiste à peser sur les résultats de futures élections qui vont être décisives pour l’avenir du pays.
II. Autoritarisme numérique et monopole de vérité
En vue de répondre aux critiques quant aux risques d’entraves à la liberté d’expression, les autorités soutiennent que les pays européens, en particulier l’Allemagne et la France possèdent des législations semblables. Le même argument avait été utilisé lors de la révision constitutionnelle de 2017 qui a instauré un régime présidentiel à la turque, autrement dit un régime de fusion des pouvoirs. Cet argument a notamment été démenti par la Commission de Venise laquelle a précisé que « les pays européens cités comme source d’inspiration pour la criminalisation des « informations fausses ou trompeuses » ont en réalité introduit des obligations pour les plateformes internet concernant le contenu illégal »[18].
Si on cherche une source d’inspiration pour cette loi, il convient plutôt de se tourner vers les pays de l’Asie du Sud-Est, comme le Cambodge, Singapour, la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines. Autant d’États qui, ces dernières années, se sont dirigés vers l’autoritarisme numérique en adoptant le modèle chinois de censure extensive et de systèmes de surveillance automatisés[19]. Bien que ces lois visant à lutter contre la propagation de la désinformation soient souvent introduites sous le couvert de la protection du public, elles sont plus fréquemment instrumentalisées en vue d’interdire la dissidence et d’étiqueter comme fausses les informations désagréables pour le régime. Selon un rapport de Freedom House publié en 2018, dans près de la moitié des pays où la liberté sur internet a reculé – dont par exemple le Venezuela et le Cambodge – les limitations étaient liées aux élections[20]. En outre, la Commission de Venise a également exprimé ses préoccupations par les conséquences potentielles d’une telle disposition contraire à l’article 10 de la Conv.EDH, notamment dans la perspective de prochaines élections de 2023[21].
La lecture de l’article 29 de la nouvelle loi turque ne peut se faire sans prendre en compte l’atmosphère politique où l’expression des opinions les plus modestes et démocratiques des citoyens peut faire l’objet de sanctions. Les sondages d’opinion dont les résultats sont défavorables au gouvernement et à son candidat aux présidentielles ainsi que la situation économique dégradée en Turquie font office de signaux d’alarme d’une prochaine défaite d’Erdogan aux élections. Dans le contexte turc où les médias sont sous l’emprise du gouvernement et la transparence du processus électoral n’est pas assurée, les réseaux sociaux – Twitter notamment – sont un moyen alternatif indispensable pour accéder à l’information. L’adoption de cette loi à la hâte et sans discussion ni négociation avec les autres partis avant les prochaines élections reflète la tendance autoritaire du régime en matière numérique et menace les fondements même d’une société démocratique.
On peut d’ailleurs en donner une illustration toute récente. À la suite de l’explosion de la mine de charbon le 14 octobre dernier qui a causé la mort de plus de 40 personnes, le parti d’opposition a publié le rapport officiel de la Cour de comptes qui indiquait le risque d’explosion dès 2019. Le gouvernement a aussitôt contesté la véracité du rapport tout en déclarant que les personnes qui ont contribué à la diffusion de cette désinformation feraient l’objet d’une enquête judiciaire[22].
Il est donc très préoccupant d’observer que le gouvernement actuel veut établir en Turquie un monopole de la vérité fondé, d’une part, sur la criminalisation de la publication des informations dérangeantes et, d’autre part, sur la diffusion des mensonges officiels. On voit avec quelque effroi jusqu’où le gouvernement voudrait aller en vue de garantir sa propre survie.
[1] https://www.skynews.com.au/world-news/arderns-war-on-online-disinformation-is-a-thinlyveiled-attempt-to-ban-the-opinions-of-anyone-who-disagrees-with-her/news-story/5f31286c2bd79240c75547639171dc05. Accédé le 2 novembre 2022.
[2] Loi n° 7418, adoptée le 13 octobre 2022, entrée en vigueur le 18 octobre 2022, https://www.resmigazete.gov.tr/eskiler/2022/10/20221018-1.htm.
[3] Neslihan Çetin, « Erdogan peut-il se représenter ? », La Vie des idées, 18 janvier 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Erdogan-peut-il-se-representer.html. L’article 101 § 2 de la Constitution énonce que « Nul ne peut être élu président de la République plus de deux fois ». En vue de justifier sa candidature pour un troisième mandat présidentiel, le Président sortant soutient que la révision constitutionnelle de 2017 devrait être considérée comme une « nouvelle constitution » du fait de ses effets significatifs sur l’organisation des pouvoirs publics. Ainsi, il se prévaut de cette révision pour faire appliquer la théorie de « remise à zéro » de ses mandats.
[4] Loi n° 7393, adoptée le 31 mars 2022, entrée en vigueur le 6 avril 2022, https://www.resmigazete.gov.tr/eskiler/2022/04/20220406-1.htm.
[5] AYM, E.2015/76, K.2017/153, 15/11/2017, § 21.
[6] AYM, Youtube Llc Corporation Service Company ve diğerleri [GK], B. No: 2014/4705, 29/5/2014, § 40.
[7] CEDH, Cengiz et autres c. Turquie, n° 48226/10 14027/11, 01/12/2015, §52.
[8] CEDH, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09, 16/06/2015, §133.
[9] Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, (coll. Folio Essais) 1972, p. 303.
[10] Ibid, p. 294.
[11] L’article 323 § 1 du Code pénal turc, intitulé « Diffusion de fausses informations en temps de guerre » dispose que « Est condamnée à une peine d’emprisonnement de cinq à dix ans toute personne qui, en temps de guerre, diffuse des nouvelles ou des informations fausses, exagérées ou spécifiquement ciblées, destinées à inquiéter et à alarmer la population, à ébranler le moral du peuple ou à diminuer la résistance du pays à l’ennemi, ou qui exerce une activité susceptible de porter atteinte à l’intérêt national fondamental ».
[12] Avis conjoint urgent de la Commission de Venise et la Direction Générale des Droits de l’homme et de l’État de droit (DGI) du Conseil de l’Europe, Avis n° 1102 / 2022, 7 octobre 2022, § 47.
[13] Avis n° 1102 / 2022, 7 octobre 2022, § 49.
[14] Loi organique n° 2018-1201 et la loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018.
[15] Sur ce blog, Manon Altwegg-Boussac, « Vérité et sincérité v. liberté politique. Quelques observations sur Le dispositif anti-fake news en période électorale » : https://blog.juspoliticum.com/2019/03/21/verite-et-sincerite-v-liberte-politique-quelques-observations-sur-le-dispositif-anti-fake-news-en-periode-electorale-par-manon-altwegg-boussac/.
[16] Voir Taner Akçam c. Turquie pour l’article 301 du Code pénal turc (CPT) ; Vedat Şorli c. Turquie pour l’article 299 du CPT ; Selahattin Demirtaş c. Turquie (2) pour l’article 314 du CPT ; Işıkırık c. Turquie pour les articles 220 § 6 et 220 § 7 du CPT ; Ömür Çağdaş Ersoy c. Turquie pour l’article 125 § 3 du CPT.
[17] Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Rapport Annuel d’Activité 2020, CommDH(2020)1, § 40.
[18] Avis n° 1102 / 2022, 7 octobre 2022, § 31.
[19] The Rise of Digital Authoritarianism | Freedom House, accédé le 1er novembre 2022.
[20] Ibid.
[21] Avis n° 1102 / 2022, 7 octobre 2022, § 92.
[22] https://www.gazeteduvar.com.tr/ttk-sayistay-raporunu-yalanladi-nezaket-ziyaretiydi-haber-1584936. Accédé le 1er novembre 2022.
Crédit photo : G20 Argentina, CC BY 2.0