Constitution cherche responsable – Ou comment déformer les problèmes de droit constitutionnel

Par Gregory Bligh

<b> Constitution cherche responsable –  Ou comment déformer les problèmes de droit constitutionnel </b> </br> </br> Par Gregory Bligh

D’après une idée récemment émise et discutée dans les médias, l’avis du Conseil d’État du 18 octobre 2022 (relatif aux conditions de cumul de mandat du Président de la Polynésie française) permettrait désormais d’interpréter l’article 6 de la Constitution de manière compatible avec une troisième élection consécutive du Président de la République. Tant cette suggestion que les modes de réfutation déployés nous semblent caractéristiques d’une conception réductrice des problèmes de droit constitutionnel vidés de leur dimension politique. Cette approche a pour conséquence délétère de reléguer au second plan la dynamique politique de la responsabilité gouvernementale, élément pourtant essentiel de notre liberté.

 

It has been recently debated in the media whether the Conseil d’État advisory opinion of 18 October 2022, concerning the limitation of consecutive terms of the President of French Polynesia, might offer firm ground for a renewed interpretation of Article 6 of the French Constitution. According to this view, it might be legal, in a certain set of circumstances, for the President of the Republic to run for a third consecutive term. The entire debate is vitiated by a characteristic, reductive understanding of constitutional law devoid of any political dimension. One of the main problems of such an approach is that it forces into the background the political dynamics of government responsibility – a crucial element of our freedom.

 

Par Gregory Bligh, Maître de conférences à Sciences Po Lyon (CERCRID)

 

 

 

Préparant récemment une conférence à destination du grand public, nous avons été surpris de découvrir que la notion de régime « semi-présidentiel », qui ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté universitaire, est d’un emploi très fréquent dans ce que l’on pourrait appeler le vocabulaire technocratique et médiatique. Ainsi, l’expression est employée sur des sites d’informations destinés aux usagers du service public et dans les programmes scolaires d’éducation civique et de science politique[1]. Comme nous l’expliquerons, cela accompagne la diffusion d’une conception réductrice des problèmes de droit constitutionnel vidés de leur dimension politique (I). L’une de ses conséquences délétères est de reléguer au second plan la dynamique politique de la responsabilité gouvernementale, élément pourtant essentiel de notre liberté. Cette dynamique est trop aisément réduite à de simples procédures prévues par le texte de la Constitution (II).

 

Cette tendance nous semble être illustrée de manière éclatante par l’ensemble des prises de positions suscitées, de toutes parts, par une idée émise le 24 novembre dernier par Jean-Jacques Urvoas dans le cadre d’un déjeuner avec le bureau de l’Association de la presse ministérielle[2]. Il soutient, suivant l’avis du Conseil d’État du 18 octobre 2022 (relatif aux conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française), que l’article 6 de la Constitution pourrait désormais être interprété de manière compatible avec une troisième élection consécutive de l’actuel Président de la République. Tant cette suggestion que les modes de réfutation déployés nous semblent problématiques (III).

 

 

I. Le fétiche de la séparation des pouvoirs

Peut-être la diffusion surprenante du qualificatif énigmatique de régime « semi-présidentiel » (initialement proposé par Maurice Duverger) dans les ministères et dans le discours médiatique n’est-il pas étranger au fait qu’Olivier Duhamel, qui enseignait jusque récemment la matière à Sciences Po Paris, accordait une place importante à la notion dans son analyse des institutions de la Ve – certes, pour s’en éloigner, lui préférant la notion de « présidentialisme »[3]. Mais peut-être la raison véritable se trouve-t-elle dans le sentiment de sécurité que procure l’expression aux partisans d’une certaine conception du libéralisme politique : nos institutions se conformeraient à un modèle particulier de la séparation des pouvoirs et de l’exercice démocratique[4]. Or, d’une part, cette notion ne veut rien dire, ou du moins rien de suffisamment précis pour justifier un emploi répandu parmi les universitaires (à « moitié » « présidentiel » – quelle moitié ? à moitié quoi d’autre ? quelle moitié de cette autre chose ?). D’autre part, elle invite à projeter sur nos institutions une grille d’analyse tirée du système états-unien pouvant laisser penser que notre liberté politique repose sur l’existence de quelconques « freins et de contrepoids » (checks and balances). Nous trouvons peut-être là l’une des sources du problème que nous cherchons à mettre en lumière.

 

La survie du fétiche de la séparation des pouvoirs pour caractériser les institutions de la Ve République peut paraître curieuse si l’on songe que nous vivons sous un régime d’unité politique du gouvernement et du Parlement. Celle-ci rend difficile à localiser une quelconque « séparation des pouvoirs » législatif et exécutif. En effet, notre Constitution est dotée d’institutions parlementaires – dont elle déforme profondément, certes, le fonctionnement. Or, comme dans tout régime parlementaire, le rôle des partis politiques a pour effet de porter au gouvernement des cadres de la formation qui a obtenu une majorité de sièges aux élections législatives. Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif tombent alors, en fait, sous le contrôle de l’équipe dirigeante d’un même parti politique. La « séparation des pouvoirs » se limite, au mieux, à l’absence de confusion des compétences juridiques du Parlement et du Gouvernement. Bien entendu, la Ve République présente la particularité d’avoir pour leader de la majorité parlementaire un chef de l’État élu au suffrage universel direct. Ainsi, le gouvernement reste politiquement aligné sur la majorité à l’Assemblée nationale, mais il est composé de membres choisis par le Président de la République (art. 8 Const.) qui ne pourront pas conserver de siège au Parlement tant qu’ils exercent des fonctions gouvernementales (art. 23 Const.). Mais cela ne remet pas en cause la « fusion presque complète des pouvoirs législatif et exécutif » (W. Bagehot) à laquelle on assiste sous des institutions parlementaires. Cela en déplace simplement le bénéfice au profit du chef de l’État qui dirige l’action gouvernementale en vertu de la « captation présidentielle » (A. Le Divellec) des pouvoirs du gouvernement.

 

Pourquoi s’évertuer à parler de séparation des pouvoirs ? Parce que certains constitutionnalistes considèrent la garantie des droits et l’organisation de la séparation des pouvoirs comme les fonctions essentielles du droit constitutionnel (O. Gohin, D. Rousseau). Il devient alors nécessaire de trouver une séparation des pouvoirs dans la réalité institutionnelle afin de pouvoir se déclarer « libre », quitte à ce que cela découle, de manière circulaire, des notions employées pour la décrire. Le risque est alors, d’une part, que la notion de constitution se distingue difficilement d’une conception formelle de l’État de droit qui pourrait en réalité s’accommoder de l’exercice du pouvoir dans des formes simplement valides. Il ne s’agit pas de faire de faux-procès à des auteurs soucieux de la liberté politique. Il s’agit de suggérer ici que de tels enjeux ne peuvent être appréhendés qu’à l’aide d’outils qui permettent de distinguer les bons et mauvais usages politiques du pouvoir. D’autre part, cette démarche nous paraît procéder d’une vision réductrice du droit : des dynamiques politiques sont réinterprétées (sous prétexte de description « du » droit constitutionnel) à l’aune des outils mobilisés (et mobilisables) pour porter une affaire devant un juge.

 

 

II. Effacement de la dynamique politique de la responsabilité gouvernementale

Cela rend invisible le rôle crucial que joue la responsabilité politique du gouvernement dans la modération de l’exercice du pouvoir. C’est à nos yeux le facteur premier de notre liberté dont il faut saisir correctement les ressorts par-delà les mécanismes formels de l’État de droit. Rappelons l’exigence centrale de la liberté, selon René Capitant, sous des institutions parlementaires :

« Un gouvernement parlementaire est un gouvernement qu’on interpelle, qu’on force à s’expliquer, qu’on éprouve constamment au feu de la critique, qu’on baigne de lumière et de publicité.[5]»

 

S’il faut adapter le propos au contexte de la captation présidentielle, nous notons qu’il apparaît évident, pour Capitant, qu’un pouvoir responsable est un pouvoir qui rend des comptes. Voilà le cœur de la responsabilité, le rouage central de la modération dans l’exercice du pouvoir politique.

 

Or, une conception réductrice de la responsabilité aura vite fait d’y voir, non la question politique d’un pouvoir « qu’on force à s’expliquer, qu’on éprouve constamment au feu de la critique », mais la conséquence juridique des procédures prévues à l’article 49. C’est ce qui pourrait sembler découler de l’article 20 (al. 3) de la Constitution (« [Le Gouvernement] est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50 »). Cette rédaction de l’article 20 est délétère, car l’article 49 auquel il renvoie ne codifie pas la responsabilité du Gouvernement, mais les procédures de mise en cause de sa responsabilité. Le constituant de 1958 avait sans doute de bonnes raisons de souhaiter instaurer une présomption de confiance en faveur du gouvernement. Si l’on peut considérer que la défiance de la chambre basse ne peut être tacite et ne peut résulter que du vote d’une motion de censure, on ne peut pas en conclure que le gouvernement s’est adéquatement acquitté de l’obligation politique de rendre des comptes du simple fait que l’opposition n’a pas exprimé sa défiance dans une forme juridiquement définitive. Never say never, mais nous avons désormais la confirmation par les faits qu’une motion de censure ne peut aboutir. Pas même la surprenante convergence de circonstance entre les oppositions le 24 octobre n’a permis de voter la défiance lors du troisième des sept recours récents à l’article 49 al.3[6]. Réduire l’étude de la responsabilité politique à des moyens procéduraux ne peut avoir d’autre effet que d’aggraver l’irresponsabilité du pouvoir exécutif.

 

 

III. Sur la surprenante hypothèse d’un troisième mandat consécutif d’Emmanuel Macron

Fort bien, mais est-ce à dire que les outils conceptuels de la responsabilité politique ne peuvent converger avec ceux de l’État de droit dans une critique générale de la pratique du pouvoir ? Nous ne le pensons pas réellement. Pour illustrer cette difficulté, partons du débat en cours suscité par la suggestion (depuis confirmée) du constitutionaliste et ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas[7]. Selon lui, l’avis du Conseil d’État du 18 octobre 2022 (relatif aux conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française) ouvrirait la voie à ce que l’actuel Président de la République puisse concourir à un troisième mandat consécutif s’il était amené à dissoudre l’Assemblée et présenter sa démission avant la fin de son mandat, car alors son second mandat ne serait pas allé à son terme[8]. De telles circonstances avaient été réalisées dans le cas du Président de la Polynésie française. Des constitutionnalistes, immédiatement consultés dans les médias, ont expliqué pourquoi une telle lecture devrait être rejetée. Bien entendu, nous prendrons des précautions vis-à-vis de positions rapportées dans la presse[9]. Cependant, face à la gravité de l’hypothèse soulevée par M. Urvoas, nous souhaitons dire un mot sur le fait que l’ensemble des éléments d’argumentation relayés révèlent la même conception réductrice du droit constitutionnel.

 

Les contradicteurs de M. Urvoas insistent sur le fait que l’article 6 de la Constitution n’est pas rédigé de manière identique à l’article 74 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française. Dans le cas de la Constitution, la précision de la durée du mandat figure dans la disposition portant sur les modalités de l’élection du Président de la République (art. 6, al. 1 : « Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct »), et non dans celle portant sur la limitation du cumul de mandats consécutifs (al.2 : « Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs »). Dans la loi de 2004, la précision de la durée du mandat du Président de la Polynésie française fait partie des critères de la règle de limitation du cumul des mandats successifs (art. 74, al.3 : « Le Président de la Polynésie française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans successifs. ») ; les modalités de son élection au suffrage universel indirect sont réglées ailleurs (art. 69). Ce serait là l’importante différence – celle qui ne rendrait pas illégal un troisième mandat pour le Président de la Polynésie française lorsque son second mandat n’est pas parvenu au terme de 5 ans, mais qui rendrait clairement illégale une même manœuvre pour le Président de la République. Le simple fait que ce dernier est engagé dans un deuxième mandat consécutif suffirait donc pour que soit remplie la condition précisée à l’article 6 (al. 2). D’un point de vue strictement technique, nous rejoignons cette lecture. Mais le sujet réel de la controverse est l’hypothèse d’un Président qui chercherait à contourner la limitation du cumul des mandats et le contexte politique explosif que cela impliquerait !

 

Lisons en creux ce qui ressort des objections dont la presse se fait le relais : la raison pour laquelle Emmanuel Macron ne pourrait se présenter pour un troisième mandat consécutif n’est pas d’ordre politique. Elle n’est pas que cela constituerait un abus si manifeste de pouvoir que le Président serait amené à découvrir les limites politiques effectives de son autorité. Or, un troisième mandat consécutif serait sans doute placé sous le signe d’une défiance et d’une impopularité significatives. Non, le problème est que l’interprétation de la loi de 2004 par le Conseil d’État n’est, toute chose considérée, « pas transposable » à l’élection du Président de la République car le texte de la Constitution ne le permet pas. On ne pourrait donc anticiper une telle interprétation de la part du Conseil constitutionnel.

 

Derrière l’apparence d’un débat tranché entre divers protagonistes se dessine une convergence dans l’approche de la discipline du droit constitutionnel. Tous acceptent de raisonner sur la Constitution comme on raisonnerait dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoirs. La vie des institutions est devenue affaire d’argumentation d’experts, exploitant textes et données dans un sens ou dans l’autre. Malheureusement, le juriste qui accorde une place trop importante à la séparation des pouvoirs et à l’État de droit au détriment des dynamiques politiques – dans le creuset desquelles se joue la conservation de notre liberté – y participe malgré lui. Car acceptera-t-il d’affirmer que le juge constitutionnel s’est trompé s’il refuse de déclarer illégale l’élection d’un Président de la République pour un troisième mandat ? Nous en doutons.

 

 

 

 

[1] Par ex., sur les sites vie-publique.fr et education.gouv.fr (ou encore eduscol.education.fr).

[2] Propos initialement rapporté par : S. Robert, « Le billet politique : Emmanuel Macron pourrait-il jouer les prolongations ? », France culture, 25 nov. 2022 ; N. Segaunes, « Un troisième mandat présidentiel pour Macron : est-ce totalement impossible ? », L’Opinion, 27 nov. 2022. L’idée fut réitérée par l’intéressé : J.-J. Urvoas, « Le Conseil d’Etat a-t-il rendu possible un troisième mandat d’Emmanuel Macron ? », Le club des juristes, 5 déc. 2022.

[3] O. Duhamel, « Une démocratie à part », Pouvoirs, n° 126, 2008.

[4] Par ex. D. Rousseau, « La démocratie continue : fondements constitutionnels et institutions d’une action continuelle des citoyens », La Confluence des droits, 11 fév. 2020 ; Radicaliser la démocratie, Paris, Seuil, 2015, chap. 3. Rousseau parle de « démocratie semi-présidentielle ». Il comprend cependant la démocratie à l’aune de la garantie des droits et de la séparation des pouvoirs. Elle se distingue donc difficilement de l’État de droit.

[5] R. Capitant, « La réforme du parlementarisme », Écrits d’entre-deux-guerres, Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2004, p. 329.

[6] J. Lamothe et M. Darame, « A l’Assemblée nationale, un gouvernement bousculé mais pas censuré », Le Monde, 25 oct. 2022.

[7] V. supra n. 2.

[8] Avis n° 405836, 18 oct. 2022, §5 : « Il s’en déduit que la disposition s’entend comme limitant à deux mandats successifs de cinq ans complets l’exercice de la présidence de la Polynésie et qu’une personne ayant exercé deux mandats successifs, dont l’un est inférieur à cinq années, peut légalement briguer un troisième mandat. » (nous soulignons)

[9] T. Le Meneec, « Emmanuel Macron aurait-il le droit de se présenter à un troisième mandat consécutif ? », France info, 2 déc. 2022 ; P. Sugy, « S’il démissionne, Emmanuel Macron pourrait-il se représenter pour un troisième mandat consécutif ? », Le Figaro, 30 nov. 2022 ; J. Pezet, « D’où vient le scénario d’un possible troisième mandat d’Emmanuel Macron ? », Libération, 3 déc. 2022.

 

 

 

Crédit photo: Présidence de la République du Bénin, CC BY-NC-ND 2.0