“Bastardi” ou l’action en diffamation de Meloni & Salvini contre Saviano

Par Franck Laffaille

<b> “Bastardi” ou l’action en diffamation de Meloni & Salvini contre Saviano </b> </br> </br> Par Franck Laffaille

Le romancier Roberto Saviano – auteur de Gomorra – est accusé de diffamation par Georgia Meloni et Matteo Salvini pour des propos tenus en 2020. Il avait alors qualifié le Ministre de l’intérieur et la leader de Fratelli d’Italia de « bastardi » à raison de leur politique anti-immigration. L’enjeu est classique : si la liberté d’expression et de critique politique est protégée par la Constitution, elle connait des limites inhérentes à l’interdiction de diffamer autrui et de porter atteinte à sa réputation. Reste qu’une question ne peut manquer de poindre : le recours récurrent au juge pénal n’est-il pas, pour le Pouvoir, une technique pour contraindre les adversaires politiques à une forme d’auto-censure ?

 

The novelist Roberto Saviano – author of Gomorrah – is accused of defamation by Georgia Meloni and Matteo Salvini for remarks made in 2020. He called “bastardi” the Minister of the Interior and the leader of Fratelli d’Italia for their anti-immigration policy. If the freedom of expression and political criticism is protected by the Constitution, there as some limits: the prohibition of defaming others and damaging their reputation. Still, a question cannot be evaded: isn’t going to court an instrument to counter political opponents to a form of self-censorship ?

 

Par Franck LaffailleProfesseur de droit public, Faculté de droit de Villetaneuse (IDPS), Université Sorbonne-Paris-Nord

 

 

 

Quand droit & politique s’entrecroisent, le droit occupe souvent une position ancillaire, vecteur procédural instrumentalisé par les protagonistes. Roberto Saviano – Salman Rushdie italien luttant non contre les fous de Dieu mais contre la camorra napolitaine – est assigné en justice par trois ministres de l’actuel Gouvernement (Gennaro Sangiuliano, Matteo Salvini, Giorgia Meloni). Les deux procès les plus médiatisés ont pour origine les propos tenus par Saviano en 2020[1] durant une retransmission télévisée : il dénonce la politique anti-immigration du Ministre de l’intérieur  d’alors (Salvini) et de Meloni (alors simple parlementaire, leader de Fratelli d’Italia). Après visionnage d’un documentaire montrant une mère endeuillée par la perte de son enfant de six mois (cf. le naufrage de son bateau d’infortune), Saviano qualifie Meloni et Salvini de « bastardi » (salauds, salopards).

 

Contentieux. Meloni et Salvini invoquent l’article 595 du code pénal[2] – le délit de diffamation – qui suppose la réunion de trois éléments cumulatifs : absence du sujet passif, communication des propos à plusieurs personnes, offense à la réputation d’autrui. Est censé recevoir application l’alinéa 3 – de cette même disposition – relatif à la diffamation aggravée opérée par « mezzo di stampa  (voie de presse) ». Aggravation il y a lorsque les paroles litigieuses sont écoutées par un nombre « quantitativement significatif » de personnes (Cour de cassation, pén., 8 juin 2015). La sanction est une peine de réclusion (de six mois à trois ans) ou une amende (non inférieure à 516 euros).

 

Saviano s’érige en héraut de la liberté d’expression menacé(e) par le « judiciarisme gouvernemental »[3]: une critique radicale (ou violente) du Pouvoir peut (ou) doit advenir, car c’est la condition même de la préservation du pluralisme des idées. Est invoquée – hiérarchie axiologique et normative oblige – une disposition constitutionnelle, l’article 21 de la Constitution de 1947 portant sur la liberté d’expression[4]. Sur ce fondement, il existe un « diritto di critica », droit de critiquer le Pouvoir. A défaut, la dialectique libérale-démocratique agoniserait. Ce droit de critique est inséparable du droit de chronique (« diritto di cronaca »[5]). En outre, Saviano insiste sur son statut de « scrittore » (écrivain) pour utiliser une sémantique (parfois) violente. Puisqu’il n’est pas  protégé par le bouclier de l’immunité parlementaire – contrairement à ses accusateurs – il devrait en sa qualité d’écrivain bénéficier d’une liberté d’expression la plus large possible et donc ne devrait pas subir les foudres d’une forme de censure préventive.

 

Pour Meloni et Salvini, le terme même de « bastardi » implique le dépassement de la frontière tracée par le législateur. S’il est loisible de condamner en termes virulents la politique anti-immigration de la Lega et de la Destra[6], le recours à l’insulte est – lui – condamnable. D’autant que les propos visés ne relèvent ni de l’ironie ni de la satire ; la critique politique radicale – qui est admissible – se conjugue ici avec une insulte, nécessairement radicale, — qui est inadmissible et pénalement répréhensible. Une telle insulte révélerait, selon eux, la volonté manifeste de porter atteinte à l’honneur et à la réputation (animus diffamandi).

 

Notons que Meloni et Salvini n’occupaient pas, au moment des faits, la même position constitutionnelle. Salvini – Ministre de l’intérieur – est membre d’un Gouvernement qui doit prendre à ce titre des décisions politiques (« l’indirizzo politico » en italien) dont la contrepartie est sa responsabilité politique devant le Parlemeni. Certes, Salvini a pris des arrêtés ministériels empêchant certains bateaux de rejoindre les ports italiens, mais il est loisible d’estimer que l’Exécutif est, indirectement, visé en tant qu’entité collégiale. En effet, on imagine mal un ministre avoir agi sans l’aval du président du Conseil car prévalait le principe de solidarité gouvernementale. Quant à Giorgia Meloni, elle était dans l’opposition au Gouvernement Conte (quand bien même elle partageait les vues de Salvini en la matière) ; les propos de Saviano concernent ici une personne, une élue, qui n’était pas en mesure de prendre des décisions politique ( de l’indirizzo politico). Reste à savoir si le juge se penchera sur la pertinence de l’interrogation suivante ; serait-il moins grave d’insulter le titulaire d’une fonction officielle (détenteur d’un pouvoir normatif administratif) qu’une femme-élue détentrice (seulement) d’un droit de vote personnel au Parlement ?

 

Le mot « bastardi » porte-t-il atteinte à la réputation d’autrui ? Saviano a-t-il fait montre de louable « continenza », ou au contraire de coupable incontinence sémantique ? Toute politique jurisprudentielle est en quête d’un équilibre  idoine (« bilanciamento ») : les termes retenus ne doivent pas être « non respectueux et attentatoires à la dignité d’autrui » (Tribunal de Rome, 21 septembre 2020). Pour être polémique, le droit de critique ne doit pas constituer une  « invective gratuite » (identique source jurisprudentielle). Il n’existe certes pas une exigence d’objectivité souligne la Cour de cassation ; cependant, ne sont pas acceptables « les attaques gratuites et les agressions arbitraires » (Cass., pén., 10 février 2011). Un raisonnement identique est suivi par la Cour constitutionnelle (décision n°150 de 2021) : si la liberté d’expression – notamment reliée au droit de critique et au droit de chronique des journalistes – « constitue la pierre angulaire de tout ordre démocratique », elle ne peut signifier atteinte à la « réputation » et à la « dignité de la personne ».

 

L’article 595 du code pénal prévoit la possibilité d’une peine d’emprisonnement. Dans l’hypothèse d’une condamnation, Saviano n’ira évidemment pas en prison. Une peine de détention pour ce type de délit ne peut être qu’exceptionnelle, seulement quand survient un hate speech ou un appel à la violence. Il est loin le temps où Guareschi – le père de don Camillo et Peppone – effectuait, en 1954, 409 jours de détention à San Francesco di Parma pour diffamation envers Alcide De Gasperi. La question est de savoir si Saviano sera condamné à une peine d’incarcération avec sursis et/ou à une sanction pécuniaire. « Bastardi » relèvement clairement de l’insulte. Cette dernière devient elle acceptable – rectius tolérable – sous le coup de l’émotion, survenant quelques secondes après une vidéo montrant une mère qui pleure la disparition de son nouveau-né ?

 

Il est un point mis en exergue par Saviano : si toute critique radicale visant le Gouvernement se traduit par une action civile et/ou pénale, l’Italie prendra le chemin de la « démocratura » (cf. les affres de la démocratie illibérale, version hongroise polonaise, ou encore turque). Il est implicitement fait référence au « chilling effect », à cette auto-censure découlant de la crainte d’être attrait en justice. Que valent la liberté d’expression et le droit de critique de la presse lorsque le Pouvoir (la remarque vaut pour nombre d’entreprises privées) adopte une stratégie contentieuse belliqueuse ? L’utilisation récurrente de la norme juridique pour endiguer la critique peut s’apparenter à une forme d’abus de droit, de contournement de l’esprit de la loi. Si l’on se penche sur le couple Saviano-Salvini, le conflit est bien antérieur à la présente « querella » : le leader de la Lega avait été encore qualifié de « buffone » et de “Ministro della Mala Vita” (référence implicite au séminal ouvrage – publié en 1910 – de Gaetano Salvemini[7]). Droit et politique s’étaient malencontreusement entrecroisés lorsque Ministre de la Justice, Salvini s’était interrogé (en 2018) sur la pertinence de maintenir une protection rapprochée au profit de Saviano. Au regard de la menace de mort pesant sur l’auteur de Gomorra depuis la publication du roman, de tels propos semblaient aussi dangereux qu’inconvenants. Auraient-ils été tenus envers un adversaire politique plus docile ? Ne sommes-nous pas au cœur même de cette déviance qu’est le « chilling effect » ? Il est pourtant des audaces et des courages suscitant l’admiration.

 

Quelle que soit l’issue contentieuse, le regard se tournera vers la Cour EDH. L’avocat de Saviano ne manquera pas de soutenir que la formule « bastardi » tend à se dissoudre dans le débat public d’intérêt général, si « nécessaire dans une société démocratique » (Cour EDH, 2004, Pedersen et Baadsgaard). En dénonçant la politique anti-immigration du Gouvernement – le refus de secourir des personnes en danger – Saviano assumerait une indispensable mission d’opposition au Pouvoir. Il s’agit là de la mission qui échoit à la presse, vigie et « chien de garde » (Cour EDH, 1996, Goodwin)[8]. Si un chien de garde n’aboie pas, il est inutile. Reste à savoir si « bastardi » s’apparente à un salutaire aboiement ou à une inacceptable morsure.

 

 

 

 

[1] Le délit pour diffamation par voie de presse doit être dénoncé dans les trois mois à partir du moment où les faits adviennent.

[2] Cet article 593-3 du code pénal n’est pas censuré par la Cour constitutionnelle dans la décision n°28 de 2021. La Cour censure l’article 13 de la loi n°47 de 1948, dite “loi sur la presse”. Cet article 13 obligeait le juge à prononcer obligatoirement une peine de détention et une sanction pécuniaire en cas de condamnation définitive pour diffamation par voie de presse, à raison d’un « fait déterminé ». La Cour constitutionnelle se réfère, avec insistance, à la jurisprudence de la Cour EDH.

[3] On entend par cette formule la dangereuse propension des organes politiques à utiliser les recours contentieux pour faire taire leurs adversaires.

[4] Article 21-1 C. : “Toute personne a le droit de manifester sa pensée par la parole, l’écrit ou tout autre moyen de communication ».

[5] Par « diritto di cronaca”, il faut entendre le droit d’informer – tel que découlant de l’article 21 C. (liberté d’expression) – sur des sujets d’intérêt public. Le « droit de chronique » fait partie des clauses d’exclusion d’imputabilité (article 51 du code pénal), notamment quand il prend la forme de la critique politique.

[6] Formule utilisée en Italie pour qualifier l’extrême-droite du MSI (Movimento Sociale Italiano) d’Almirante à FdI de Meloni (en passant par AN de Fini). Pour mémoire, Almirante – vénéré au sein de la Destra – était, à partir de 1938, secrétaire de rédaction de la revue raciste et antisémite « La difesa della Razza ».

[7] Dans cette ouvrage, Salvemini dénonce la politique menée pendant des années par Giolitti, inoxydable président du Conseil. L’ouvrage est aussi une réflexion sur la césure géographique et sociale Nord/Sud, à savoir « la question méridionale » (le Mezzogiorno).

[8] L’arrêt de référence est Sunday Times (Cour EDH, 1979). La formule « chien de garde » n’y figure pas. 

 

 

 

 

Crédit photo : Valter Braschi, CC BY-NC-2.0