Nouvelle-Calédonie : qui décide maintenant ?

Par Eric Descheemaeker

<b> Nouvelle-Calédonie : qui décide maintenant ? </b> </br> </br> Par Eric Descheemaeker

Un an après la troisième et dernière « consultation sur l’accession à la pleine souveraineté » de la Nouvelle-Calédonie, la question que la plupart des observateurs se pose est : quel nouveau statut pour l’île (au sein de la République française) ? En réalité, il en existe une seconde, préalable, au moins aussi importante : qui va en décider ? 25 ans après l’accord de Nouméa, on considère souvent, de manière au moins implicite, que ce sont les Néo-Calédoniens eux-mêmes. Ce billet argumente, au contraire, que c’est le peuple français dans son entier, dans la mesure où il est le seul souverain et où toute délégation de souveraineté qu’il aurait pu consentir aux Calédoniens dans le passé a désormais pris fin.

 

On 12 December 2021, the third and final (non-binding) referendum on New Caledonia’s independence was held in the French Pacific territory. The choice of the Caledonian electorate having been to remain within the French Republic, the question now being raised is, What’s next (in institutional terms)? This note concerns itself with a different, and logically prior, question: Who is to decide? It is often assumed, if only implicitly, that it is for the Caledonians themselves. The argument put forward here is that this is mistaken: it is for the French people as a whole to decide. There is no reason to believe that it has ever consented to delegating its sovereign power beyond the 2021 vote.

 

Par Eric Descheemaeker, Professeur de droit à l’université de Melbourne

 

 

 

Lors de la troisième consultation sur la « pleine souveraineté » de la Nouvelle-Calédonie qui eut lieu le 12 décembre 2021, les indépendantistes avaient boycotté le scrutin, de sorte que la victoire du « Non » à l’indépendance fut acquise à une majorité de 96,50% des votants. Il s’agissait de la dernière des consultations prévues par l’accord de Nouméa (1998). Un peu plus d’un an après, la question de l’avenir institutionnel du « Caillou » est de nouveau bloquée puisque les indépendantistes ont cette fois boycotté la réunion annuelle de son « Comité des signataires », organisée place Beauvau en septembre 2022. Leur stratégie est assez transparente : en délégitimant les résultats d’un processus d’autodétermination dont ils avaient espéré une autre issue, ils tentent de récupérer sur le tapis vert ce qu’ils n’ont pas pu obtenir dans les urnes.

 

Si cette impasse a un mérite, c’est de montrer qu’il n’y a pas une, mais deux questions qui se posent aujourd’hui. La première, bien sûr, est celle du nouveau statut de l’île au sein de la France. « Au sein de la France » puisque l’option de l’indépendance a été rejetée ; « nouveau » car la Nouvelle-Calédonie est régie par des dispositions conçues comme temporaires : celles de la loi organique du 19 mars 1999, issue de l’accord de Nouméa et constitutionalisée en tant que « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». Celles-ci n’ont pas de date d’expiration particulière mais vont nécessairement devoir être revues, ne serait-ce que parce que certaines mesures, comme le retrait partiel du droit de vote à certains citoyens français résidant sur l’île, contraire aux principes constitutionnels les plus fondamentaux, n’avaient été validées par les instances françaises et internationales qu’en tant qu’elles étaient, précisément, « transitoires » – dans l’attente d’une réponse à une question (indépendance ou non ?) qui est désormais connue. Pourtant, ce qui nous intéresse ici est la seconde question, qui en est le préalable mais que personne n’a l’air de se poser : à qui appartient-il de décider ?

 

 

Souveraineté et délégation de souveraineté

Il y a évidemment une dimension politique à la réponse, le politique faisant en dernière instance le droit ; mais cela ne veut pas dire que celle-ci ne soit pas soumise à certains paramètres juridiques déterminés. Le premier d’entre eux, aussi fondamental qu’aisément perdu de vue, est le fait qu’il n’existe sur le territoire de la République française – pays transcontinental s’étendant sur treize fuseaux horaires, de Cayenne à Papeete, de Paris à Mamoudzou, de Miquelon à Nouméa – qu’un seul souverain : le peuple français, indivisible. L’art. 3 al. 1-2 de la Constitution ne saurait être plus clair à cet égard : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple (…) ne peut s’en attribuer l’exercice ».

 

De ces dispositions, il découle nécessairement que, contrairement à ce que les trois consultations ayant eu lieu en Nouvelle-Calédonie en 2018, 2020 et 2021 ou les discussions depuis (la réunion du « Comité des signataires », en tout cas ceux s’étant déplacés) pourraient suggérer, l’avenir de la Nouvelle-Calédonie n’appartient pas aux Calédoniens ; il appartient – a priori – à tous les Français. Pour le dire différemment, si mandat était donné aux « Calédoniens » (quel que soit le sens donné à ce mot, question complexe et controversée, mais distincte) de décider par eux-mêmes, ce ne pourrait être que par délégation de souveraineté du peuple français dans son ensemble : autrement, une « section du peuple » – les Néo-Calédoniens – se serait « attribuée l’exercice » de la souveraineté nationale.

 

D’où viendrait alors, si tant est qu’elle existe ou ait existé, cette délégation de souveraineté ? Il ne peut pas s’agir des accords de Matignon-Oudinot (1988) ou Nouméa (1998) qui, constitutionnellement, sont des objets juridiques non identifiés dépourvus de valeur contraignante. Inconnus de la nomenclature constitutionnelle – sans rapport, bien sûr, avec les « accords » du droit international – ils s’interprètent a priori comme des déclarations du gouvernement français mettant des mots sur une intention politique. Aucune déclaration, même signée par un Premier ministre, ne saurait produire ce genre d’effets juridiques.

 

Mais pas plus ne pourrait-elle venir, cette délégation, du seul Parlement national. Aux termes de l’art. 53 de la Constitution, une « cession (…) de territoire » – en l’occurrence la Nouvelle-Calédonie, de la France à un nouvel Etat indépendant – ne peut avoir lieu « qu’en vertu d’une loi », mais aussi avec « le consentement des populations intéressées ». Lesquelles ? Logiquement, à la fois les Calédoniens, tels qu’ils auraient été définis, et le peuple français dans son ensemble, lui aussi évidemment « intéressé » par la perte d’une partie de son territoire : consentement forcément donné « par la voie du référendum » et non « par ses représentants », sans quoi la distinction de l’art. 53 entre « une loi » et « le consentement des populations intéressées » se verrait privée d’effet.

 

 

Le référendum du 6 novembre 1988

D’où l’importance du référendum, largement oublié aujourd’hui, qui eut lieu le 6 novembre 1988, lors duquel les électeurs français – tous les électeurs français, « de métropole, d’outre-mer et de l’étranger » – ont approuvé « le projet de loi (…) portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie » (37% de votants, 80% de oui), entérinant ainsi les accords de Matignon qui, quelque mois plus tôt, avaient décidé (politiquement, pas juridiquement) de l’organisation d’un « scrutin d’autodétermination » dix ans plus tard. Lors de ce scrutin, les Calédoniens – au sens des Français de Nouvelle-Calédonie inscrits sur une liste électorale spéciale – auraient décidé par eux-mêmes de l’avenir, indépendant ou pas, du territoire. En ce sens, le référendum de 1988 peut s’analyser comme une ratification ex ante par le corps électoral français du résultat des urnes calédoniennes ; autrement dit, un mandat donné aux Calédoniens de décider pour l’ensemble des Français. Votre décision sera la nôtre.

 

Est-ce que cela veut dire que les résultats de 2018, 2020 et 2021 ont été approuvés à l’avance par le peuple français souverain ? Non, pour deux raisons. D’une part, ce qui fut approuvé à l’époque était la loi du 9 novembre 1988 (issue de l’accord de Matignon), qui prévoyait un scrutin d’autodétermination en 1998. Or, celui-ci n’a jamais eu lieu : à la place, l’accord de Nouméa a décidé de repousser la décision finale d’une vingtaine d’années. Cette décision, là encore politique, fut ratifiée juridiquement par le Parlement via la loi organique du 10 mars 1999, organisant une série d’une, deux, voire trois « consultation[s] sur l’accession à la pleine souveraineté » : celles qui, précisément, ont eu lieu en 2018, 2020 et 2021. En ce sens, on peut dire que ces scrutins étaient déjà en dehors de la délégation de souveraineté consentie en 1988.

 

D’autre part, il est très clair que ces trois consultations n’étaient pas des référendums contraignants (le terme « référendum » est d’ailleurs soigneusement évité pour ne pas prêter à confusion). Un éventuel « Oui » aurait donc dû, pour que la Nouvelle-Calédonie devînt indépendante, être ratifié non seulement par un vote du Parlement à Paris mais également, pour les raisons expliquées, par un nouveau référendum national[1]. En tout état de cause, ce référendum de 1988 ne peut plus justifier aujourd’hui aucune limitation au principe fondamental de la souveraineté du peuple français, à l’exclusion de toute autre, sur l’intégralité du territoire national et en toute espèce : y compris, donc, concernant l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Tout mandat qui aurait pu être donné à une « section du peuple » a désormais expiré.

 

 

La souveraineté populaire est-elle aujourd’hui limitée au regard de la Nouvelle-Calédonie ?

Certes, à partir du moment où une « cession de territoire » n’est plus envisagée, un référendum n’est plus requis par l’art. 53 : le Parlement national peut décider par lui-même (réuni en Congrès, s’agissant d’une révision du Titre XIII de la Constitution). La question est de savoir s’il existe toujours aujourd’hui, en droit, des limites à son pouvoir ; notamment, pour revenir à la question de départ, s’il y a des raisons de croire que les décisions futures doivent être prises, fût-ce indirectement (avant d’être ratifiées), par les Calédoniens eux-mêmes plutôt que par le peuple français tout entier, « par ses représentants [ou] par la voie du référendum ».

 

Ici, il ne semble pas faire de doute que la réponse doit être négative. Non seulement, bien sûr, le Parlement pourrait changer, en suivant les formes nécessaires, les règles du jeu édictées par ses prédécesseurs (par une loi, loi organique ou révision constitutionnelle) ; mais rien dans les textes actuels ne continue à déléguer aux Calédoniens, au-delà du scrutin de 2021 (la dernière étape qui était prévue), le droit de décider – même au sens, non contraignant, de ces consultations – au nom du peuple français tout entier[2]. La seule disposition sur laquelle on pourrait éventuellement se fonder serait celle de l’accord de Nouméa, selon laquelle, en cas de triple non, « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée »[3] : disposition exceptionnellement vague, mais sur laquelle on pourrait se fonder pour tenter de déduire que les décisions futures appartiennent toujours à ces « partenaires politiques » – autrement dit les partis calédoniens, aussi bien indépendantistes que non indépendantistes, ainsi que le gouvernement français (dont on comprend mal le rôle qu’il est censé tenir : représenter les intérêts des Français non-calédoniens ? Ou bien présider aux discussions entre Calédoniens ?).

 

Cette disposition est complexe à interpréter[4], mais ce n’est pas l’essentiel : l’essentiel est qu’elle n’a pas été reprise par la loi organique de 1999. Elle ne figure donc que dans l’accord de Nouméa qui, encore une fois, n’a en lui-même aucune valeur contraignante (non seulement juridique, pour les raisons expliquées, mais même morale : personne ne suggère que, politiquement, l’exécutif de 2023 soit lié par celui de 1998). On peut éventuellement reprocher à un gouvernement de se dédire lui-même, ou de contredire un exécutif de la même couleur politique, mais certainement pas d’avoir une autre politique qu’un de ses prédécesseurs un quart de siècle plus tôt – sinon la notion même de démocratie n’aurait plus de sens[5].

 

 

« Décalédoniser » la question calédonienne

Juridiquement, donc, il ne fait aucun doute que la Calédonie n’est pas (ou n’est plus) l’affaire des Calédoniens : pas plus que la Bourgogne n’est l’affaire des Bourguignons. Ce point est fondamental, car si venait à s’installer l’idée selon laquelle les décisions institutionnelles relatives à la Nouvelle-Calédonie appartiendraient par nature aux « Calédoniens » – encore une fois, quel que soit le sens donné au mot – alors naîtrait une forme de norme constitutionnelle non-écrite selon laquelle certains territoires disposeraient ainsi d’eux-mêmes (la Nouvelle-Calédonie ? Toutes les collectivités d’outre-mer ? Les territoires ultramarins dans leur ensemble, y compris les DOM ? La Corse aussi ? Mais dans ce cas, pourquoi pas la Bourgogne ?).

 

De tels territoires seraient alors, de facto, « pleinement souverains » : or, c’est précisément ce que les électeurs calédoniens ont refusé d’être en 2018, 2020 puis 2021. Déléguer, ne fût-ce que dans les faits, les décisions concernant la Nouvelle-Calédonie aux Calédoniens eux-mêmes revient à les traiter comme ce qu’ils ne sont pas, et ont refusé d’être de jure, à savoir « souverains » – ce qui du même coup reviendrait à cesser de considérer la République française comme étant « indivisible ». L’idée selon laquelle leur avenir n’intéresserait qu’eux-mêmes est d’ailleurs parfaitement fausse : un Français de Paris ou Dijon (ou Cayenne ou Melbourne) a autant de légitimité à s’exprimer sur l’avenir de cette partie de son propre pays qu’est la Nouvelle-Calédonie que ses concitoyens de Nouméa ou de Ponerihouen.

 

Du reste, politiquement, « décalédoniser » les affaires calédoniennes ne serait pas forcément une mauvaise chose. Bien sûr les Calédoniens ont le droit, comme tout un chacun, de faire entendre leur voix ; et il est évident qu’ils méritent d’être écoutés avec une attention particulière vu leur connaissance du sujet. Mais cela ne veut pas dire que les « partenaires politiques » locaux soient les mieux à même de décider de ce qui est bon pour la France dans son ensemble – seule question qui devrait importer aux décideurs politiques nationaux (exécutif ou législatif) – ; à vrai dire, il n’est pas même certain qu’ils prendraient les meilleures décisions pour la Nouvelle-Calédonie elle-même, tant l’absence de distance d’avec soi-même crée toutes sortes de biais de perception (surtout dans un contexte aussi conflictuel).

 

Pas plus, donc, que la Bourgogne ne devrait être laissée aux Bourguignons – ou, qui en douterait, Paris aux Parisiens – la Nouvelle-Calédonie ne devrait-elle être laissée aux Calédoniens. Quelle que soit l’évolution du statut de l’île, c’est à l’ensemble de la collectivité nationale, juridiquement aussi bien que politiquement, d’en décider. C’est d’ailleurs là le sens de ce « Non » à l’indépendance trois fois exprimé dans les urnes par les Français de Nouvelle-Calédonie.

 

 

 

[1] Difficulté supplémentaire : les représentants du peuple auraient en principe dû donner effet à la volonté de leurs représentés – le peuple français dans son ensemble, donc – et non pas des Calédoniens. En pratique il est difficile de douter qu’ils se seraient sentis liés par le choix de ces derniers ; mais en théorie rien ne leur aurait interdit de répondre que cette indépendance n’était pas la volonté de cette autre « population concernée » qu’est le peuple français.

[2] Il ne s’agit pas de dire que le Titre XIII de la Constitution, la loi organique de 1999 ou tout autre norme aurait « expiré » ; simplement que tous leurs effets « délégateurs » se situent désormais dans le passé.

[3] Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998, JORF no 121 du 27 mai 1998, p. 839 (point 5).

[4] P.ex., qui sont les « signataires » en question ; comment sont-ils redéfinis au fur et à mesure que le temps passe ? Si réellement ces gens décident au nom de tous les Français, la question est fondamentale ; mais personne ne semble s’y intéresser. 

[5] Il ne s’agit pas de dire que l’accord de Nouméa est « caduc », comme on le dit parfois. Juridiquement, il est difficile de comprendre comment un texte qui ne produit pas d’effet pourrait devenir « caduc ». Politiquement, en revanche, il est a priori caduc depuis le remplacement de M. Jospin par M. Raffarin en 2002.

 

 

Crédit photo : Jean-Paul Beaudeau, CC BY-NC-ND 2.0