L’arrêt du 18 janvier 2023 : une leçon de droit de la Cour suprême d’Israël

Par Claude Klein

<b> L’arrêt du 18 janvier 2023 : une leçon de droit de la Cour suprême d’Israël </b> </br> </br> Par Claude Klein

Le présent billet décrit le problème juridique qu’a suscité la nomination au gouvernement de M. Netanyahou d’Arieh Dery, un homme politique déjà condamné pénalement et qui s’était engagé à ne pas se lancer de nouveau dans la vie politique. Dans son arrêt du 18 janvier 2023, la Cour suprême a enjoint le Premier ministre de se séparer de son ministre par une décision clairement motivée.

 

This post describes the legal problem that arose from the appointment to Mr. Netanyahu’s government of Arieh Dery, a politician with a previous criminal conviction who had pledged not to re-enter politics. The Supreme Court’s ruling of January 18, 2023, directed the Prime Minister to sever his minister in a clearly reasoned decision.

 

Par Claude Klein, Faculté de droit, Université hébraïque de Jérusalem

 

 

 

Prologue

Le 18 janvier 2023 la Cour suprême d’Israël (qui, comme Haute Cour de Justice en matière administrative siège en premier et dernier ressort) rendait un arrêt de 140 pages concernant la nomination d’Arieh Dery au gouvernement. Cet arrêt constitue une véritable leçon de droit. C’est cet arrêt que je veux présenter ici, mais, il convient de rappeler brièvement certains faits pour bien comprendre les enjeux.

 

Le 1er novembre 2022 les Israéliens se rendaient aux urnes pour la cinquième fois en trois ans. Le résultat de ces élections  a donné une certaine avance au Likoud, le parti de M. Netanyahou (32 sièges sur les 120 que compte la Knesset au total) : en s’associant comme prévu à trois partis religieux, celui-ci parvenait à former une coalition de 64 députés face à une opposition très divisée et diminuée[1]. Après plusieurs semaines de négociations Netanyahou parvenait à former un gouvernement, considéré le plus à droite depuis la création de l’État.

 

Très rapidement se posèrent certaines questions fondamentales : d’abord, des questions personnelles du fait du procès en cours contre le Premier Ministre[2] , ensuite,, du fait de la situation d’Arieh Dery, leader du parti Shas (parti ultra-orthodoxe séfarade) doté d’un dossier pénal complexe dont il sera question plus loin, et enfin, le nouveau gouvernement entend faire voter une réforme  totale  du système judiciaire : le mode de nomination des juges passerait aux mains du pouvoir politique tandis que les décisions de la Cour suprême contestant la constitutionnalité d’une loi pourraient être annulées par une loi de contournement prise à une certaine majorité par la Knesset. Par ailleurs, la Cour se verrait interdire d’avoir recours à la notion de « caractère non-raisonnable » d’un acte gouvernemental. Cette notion est devenue un véritable cas d’ouverture de contrôle des décisions. Elle est très critiquée par la droite qui soutient que la Cour serait « gauchiste » et infligerait ainsi son idéologie à la branche élue du peuple. Ce sont ces projets de réforme de la Cour suprême qui, au début de l’année 2023 font l’objet de grandes manifestations.

 

C’est avec cet arrière-plan très chargé qu’est intervenue la décision de la Cour du 18 janvier 2023.

 

 

Les faits de l’espèce : un ministre au passé controversé

Il s’agit de la nomination d’Arieh Dery au gouvernement (en fait, il avait été nommé à deux postes : l’Intérieur et la Santé). Ce dernier a été l’étoile montante du parti Shas, qui visait à défendre les droits des orthodoxes séfarades. Il avait réussi assez brillamment. Cependant en 1993 (sous le gouvernement de Rabin), il fut accusé de détournement de fonds. La Cour suprême avait, à l’époque, statué qu’un ministre accusé de certains délits ne pouvait plus rester en fonctions : il fut donc démis par Rabin[3]. Plus tard, il fut condamné et passa près de trois années en prison. Après une période de sept années (pendant lesquelles il était frappé d’une peine de « stigmatie » qui lui interdisait des fonctions politiques), il revint dans l’arène et fut à nouveau député puis ministre. L’affaire se complique en 2020-22 : il est à nouveau accusé (cette fois de problèmes fiscaux) et condamné à une nouvelle peine de prison (avec sursis). Or, pour obtenir ce sursis et échapper à une peine de prison ferme, il avait signé un « plea bargaining » avec l’accusation. Il reconnaissait les faits, mais s’engageait à se retirer de la vie politique : il démissionna de la Knesset de suite. Cependant, quelques mois plus tard eurent lieu de nouvelles élections. Il se présenta, fut élu (il était à nouveau tête de liste) comme il le 1er novembre 2022. Il fut nommé ministre, comme indiqué plus haut. C’est dans ces circonstance que la Cour suprême fut saisie (début janvier 2023) et rendit sa décision le 18 janvier.

 

L’examen de la requête fut confié (par la Présidente de la Cour) à une formation exceptionnellement grande de 11 juges[4]. La Cour avait aussi décidé que les débats devant cette formation (qui se tinrent le 5 janvier 2023) seraient ouverts au public par l’entremise de la télévision. De fait, les grandes chaînes locales de télévision permirent toutes de suivre la plus grande partie des débats (qui durèrent 6 heures au total).

 

Il convient encore de signaler qu’avant même la nomination du gouvernement, la nouvelle majorité avait réussi à faire adopter un amendement à la loi fondamentale sur le gouvernement, spécifiant qu’un candidat au poste de ministre, condamné  ne pouvait être empêché de prendre ses  fonctions qu’à la seule condition que sa condamnation l’ait été à de la  prison ferme, excluant ainsi le sursis (cet amendement avait été voté, précisément, pour permettre la nomination d’Arie  Dery : sa précédente condamnation ne pouvant plus être prise en compte).[5]

 

 

La décision de la Cour suprême

À la majorité de dix juges sur onze, la Cour a décidé qu’il devait être mis fin aux fonctions ministérielles d’Arieh Dery et elle enjoignait donc au Premier Ministre Netanyahou de prendre cette décision le 22 janvier 2023, soit quatre jours après la publication de l’arrêt. M. Dery fut officiellement démis de ces fonctions (M. Netanyahou dans sa lettre au ministre lui indiquait qu’il ferait tout pour le renommer, légalement, à d’autres fonctions …). Le seul juge[6] qui ne s’était pas joint à la majorité indiquait cependant, qu’à son avis, l’intéressé (Aryeh Dery) aurait dû (et peut encore) se présenter devant le Président de la Commission de contrôle des élections (un juge à la Cour suprême) et lui poser, selon la loi, la question de la « stigmatie ». S’appliquait-elle à lui ? On remarquera que pour ce juge, comme pour les autres juges, la question de savoir si la Cour suprême peut contrôler une loi fondamentale (on le sait l’une des grandes questions modernes du droit constitutionnel moderne : le contrôle de la constitutionnalité des amendements à la Constitution) n’était pas posée, mais, implicitement, il est ainsi indiqué qu’a priori cette discussion ne peut être écartée.

 

Pour une majorité de 7 juges la nomination d’Arieh Dery doit être considérée comme « non-raisonnable ». Cette motivation n’a fait que renforcer les attaques de la nouvelle majorité politique contre ce « cas d’ouverture ». En effet, pour celle-ci, comme on l’a indiqué plus haut, il s’agit là d’une motivation non-démocratique et biaisée car les hommes politiques apostrophent les juges en leur disant : « qui êtes-vous pour nous dire qu’une décision n’est pas raisonnable ? »

 

Le dernier motif évoqué par certains juges est plus technique : il concerne le fait que Dery avait déclaré lors de son dernier procès qu’il allait se retirer de la vie politique. Dans la décision rendue par le tribunal, celui-ci indiquait qu’il était tenu compte de ce retrait pour ne pas prononcer de peine ferme. On considère donc aujourd’hui que Dery a manqué à sa parole, qu’il aurait menti. Certes, il avait démissionné de la Knesset, mais très rapidement il est revenu…Trop rapidement sans doute…

 

Tels sont les éléments de cette importante décision qui ne fait qu’accentuer la pression exercée contre la Cour suprême par la nouvelle majorité. Dery a été démis de ces fonctions, mais le vrai combat sera celui qui concerne de la réforme de la Cour voulue par la majorité pourtant si courte de l’actuel gouvernement de Netanyahou. Certains imaginent déjà une course-poursuite entre l’adoption de lois brisant le pouvoir de la Cour et l’annulation de ces dispositions par la Cour elle-même…

 

À suivre…

 

 

 

[1] Le parti travailliste, véritable fondateur de l’État n’a plus que 4 sièges, alors que le parti de gauche Meretz n’est pas parvenu à atteindre le seuil électoral minimal fixé à 3,25%. Les deux partis arabes qui se présentaient en ordre dispersé n’ont pu obtenir que 10 sièges au total (alors qu’ils forment 21% de la population du pays. L’un de leurs partis n’a pas passé la barre. Rappelons que le mode de scrutin est celui de la proportionnelle intégrale : le pays ne forme qu’une seule circonscription, l’électeur met dans l’urne le nom du parti pour lequel il vote : celui-ci est symbolisé par une ou plusieurs lettres).

[2] Cette affaire a déjà été présentée dans Jus politicum. Le procès de M. Netanyahou se déroule devant le tribunal de district de Jérusalem : il pourrait durer plusieurs années….

[3] Cette jurisprudence est toujours en vigueur. Le grand paradoxe, à la limite de l’incohérence, est qu’elle ne s’applique pas au poste de Premier Ministre (la Cour avait rendu un arrêt en ce sens en 2021). M. Netanyahou peut donc être Premier Ministre, mais il ne peut pas être ministre…Cela pose des problèmes particuliers lorsqu’il y a une vacance ministérielle, même provisoire : M. Netanyahou ne peut occuper le poste…

[4] La Cour compte au total 15 juges. La plupart des cas sont examinés par une formation de 3 juges. Selon l’importance de la requête ou du recours, il peut y avoir des formations de 5, 7,0, 11 ou 13 juges.

[5] Rappelons que les lois fondamentales ont été considérées par une décision historique de 1995 comme supérieures à la loi ordinaire et permettant ainsi le contrôle de la constitutionnalité des lois (il n’y a eu  que 22 cas de ce type depuis 1995). Cependant, il est relativement facile de contourner cet obstacle puisque la majorité requise pour voter une loi fondamentale n’est pas clairement établie. Un amendement peut être voté à la majorité de 61 voix. C’est sans doute là, la plus belle  illustration de la théorie bien connue de l’aiguilleur de Georges Vedel.

[6] Une question très particulière à Israël est posée par la décision de ce juge : M. Elron est, en effet, le seul juge séfarade de la formation (et de la Cour suprême), face aux autres juges tous ashkénazes (sauf un juge arabe). Comme il s’agissait ici d’un homme politique séfarade portant le flambeau de son appartenance et de son combat, on imagine les commentaires à l’encontre d’une Cour jugée gauchiste et ashkénaze. Il est vrai que la sous-représentation des séfarades à la Cour pose problème.

 

 

 

Credit photo: Scottgun Flickr CC-BY-NC 2.0