Le tribunal constitutionnel espagnol : chronique d’une crise de crédibilité

Par Víctor J. Vázquez

<b> Le tribunal constitutionnel espagnol : chronique d’une crise de crédibilité </b> </br> </br> Par Víctor J. Vázquez

Le présent billet décrit le contexte et les enjeux de la crise du tribunal constitutionnel espagnol dont le point culminant est la décision du 19 décembre 2022, sans précédent jusqu’à présent en Espagne, prise par une majorité de 6 juges contre 5, de suspendre le processus législatif d’une proposition de loi. Cette véritable crise de crédibilité trouve ses racines dans un mouvement de dévaluation institutionnelle et illustre la politisation de la nomination des membres de la juridiction constitutionnelle, ce qui conduit à s’interroger plus globalement sur son avenir.

 

This post describes the context and the issues at stake in the crisis of the Spanish Constitutional Tribunal, which culminated in the decision of 19th of December 2022, unprecedented until now in Spain, taken by a majority of 6 judges against 5, to suspend the legislative process of a law proposal. This real crisis of credibility is rooted in a latent movement of institutional devaluation and illustrates the politicization of the appointment of the members of the constitutional jurisdiction, thus questioning its future more globally.

 

Par Víctor J. Vázquez, Faculté de droit, Université de Séville

                                                                     

 

 

Introduction[1]

Il n’est pas facile de contextualiser, pour un lecteur étranger pourtant attentif au droit constitutionnel espagnol, l’actuelle crise de crédibilité que traverse la justice constitutionnelle en Espagne. Il est désormais peu original, dans ces cas, d’emprunter la question « Quand le Pérou est-il allé en enfer ? » posée par le personnage principal du roman de Vargas Llosa, Conversation dans la cathédrale, pour exprimer l’idée qu’il est difficile de faire remonter l’origine de la crise institutionnelle dont souffre, dans ce cas, le Tribunal constitutionnel espagnol, à un moment précis et à une cause unique. J’essaierai, cependant, dans ces lignes, d’atteindre un objectif moins ambitieux, celui de clarifier le contexte de la dernière polémique affectant notre juridiction constitutionnelle, laquelle a eu, comme point culminant, la décision du 19 décembre 2022 — , sans précédent jusqu’à présent en Espagne — prise par une majorité de 6 juges contre 5, de suspendre le processus législatif d’une proposition de loi[2].

 

 

Les origines de la dévaluation institutionnelle

Il est pour cela nécessaire de rappeler la composition du Tribunal constitutionnel espagnol. Organe composé de 12 magistrats nommés, en application de la Constitution, selon la répartition suivante : 4 par le Congrès, 4 par le Sénat, 2 par le Conseil général du pouvoir judiciaire (ci-après CGPJ), et 2 par le gouvernement. En d’autres termes, les trois branches du gouvernement participent à la sélection des juges. La Constitution prévoit également que la durée du mandat des magistrats est de neuf ans, renouvelés par tiers, tous les trois ans. Ainsi, en principe, les deux magistrats désignés par le CGPJ, ainsi que les deux nommés par le gouvernement, constitueraient un tiers et, jusqu’à présent, les nominations ont toujours été effectuées simultanément par l’organe directeur des juges et le gouvernement national. A cette occasion, néanmoins, cette synchronisation n’a pas eu lieu en raison d’une crise institutionnelle affectant le CGPJ lui-même.

 

En Espagne, le CGPJ est composé de 20 membres (appelés vocales en espagnol), présidés par le président du Tribunal suprême, qui, à la suite d’une réforme de 1985 de la loi organique du pouvoir judiciaire[3], sont nommés dans leur totalité à la majorité des 3/5 par le Congrès des députés et le Sénat. Chacune des deux chambres élit donc dix membres. Six d’entre eux sont parmi les juges et magistrats en activité, et quatre parmi les juristes au prestige reconnu. La durée de leur mandat est de cinq ans et ils ne peuvent être renouvelés. À l’heure actuelle, et c’est une circonstance particulière, l’organe directeur des juges est en fonction depuis plus de quatre ans, c’est-à-dire depuis l’expiration du mandat des membres, sans que celui-ci n’ait été renouvelé. La principale force d’opposition, le Parti populaire [parti de droite NdLR], a ainsi rendu effectif le blocage qui lui permet d’obtenir la majorité qualifiée requise pour la nomination des membres du CGPJ. Ce blocage a une justification politique, à savoir que la composition actuelle du CGPJ lui est idéologiquement favorable, puisque lors du dernier renouvellement, elle était majoritaire dans les deux chambres.

 

En tout état de cause, il existe également un débat sous-jacent en Espagne sur la question de savoir si ce ne devrait pas être les juges, et non les chambres, qui désignent la majorité des membres du Conseil général du pouvoir judiciaire. Cela serait plus conforme à la lettre de la Constitution et aussi aux recommandations formulées par différentes instances européennes concernant la gouvernance du pouvoir judiciaire et son indépendance.

 

En réaction à cette circonstance, qui remet en cause la légitimité même du CGPJ en tant qu’organe constitutionnel dans l’exercice de ses fonctions, une réforme a été approuvée par la loi organique 4/2021, du 29 mars, qui interdit au CGPJ, une fois son mandat expiré, de procéder à des nominations dans le cadre de ses compétences. Cette loi a ensuite été modifiée, par la loi organique 8/2022 du 27 juillet, pour établir une exception afin que le CGPJ en fonction puisse nommer ses deux juges au Tribunal constitutionnel[4].

 

La raison de cette deuxième modification n’était autre que de permettre au gouvernement actuel [de gauche] de faire de même avec ses deux magistrats, étant donné que, la Constitution établissant que les membres du Tribunal sont renouvelés par tiers, il y avait un doute sur le fait que le Tribunal constitutionnel lui-même vérifierait la nomination des deux nouveaux magistrats désignés par le gouvernement au cas où le CGPJ ne le ferait pas. L’article 159.3 de la Constitution espagnole dispose que « les membres du Tribunal constitutionnel sont nommés pour une période de neuf ans et sont renouvelés par tiers tous les trois ans ». Une partie de la doctrine constitutionnelle a ainsi fait valoir que, dans le cas où le gouvernement nommerait ses deux magistrats sans que le CGPJ fasse de même, ils ne pourraient pas entrer en fonction étant donné que l’article 159.3 de la Constitution prévoit expressément que le Tribunal est renouvelé par tiers. Une autre partie, dont je fais partie, considère que la Constitution elle-même fait une distinction entre la compétence du gouvernement et celle du CGPJ pour la nomination des magistrats, et qu’une interprétation raisonnable de la constitution nous conduit à rejeter l’idée que l’incapacité du CGPJ à remplir sa responsabilité constitutionnelle, —celle de nommer deux magistrats à la Cour constitutionnelle —, ne peut empêcher le Gouvernement d’agir conformément au devoir que lui impose la Constitution, en nommant alors les deux magistrats. Si l’on considérait que le non-respect de la Constitution par le CGPJ empêchait le gouvernement d’exercer sa compétence dans ce domaine, on reconnaîtrait alors un droit de veto à l’organe directeur des juges à l’encontre du pouvoir exécutif, droit qui serait sans aucun fondement constitutionnel.

 

Le lecteur ne peut ignorer que ce renouvellement du Tribunal constitutionnel présentait un intérêt particulier pour l’exécutif espagnol, étant donné que la nomination des deux magistrats modifierait l’équilibre actuel du pouvoir entre les « conservateurs » et les « progressistes », à un moment où le tribunal doit se prononcer sur des recours qui concernent des lois d’une importance particulière, comme celles encadrant l’euthanasie, l’interruption volontaire de grossesse ou la réforme du travail. Il ne faut pas non plus négliger le fait que les deux magistrats nommés par le gouvernement ont un profil politique clair, puisqu’il s’agit du premier Garde des sceaux (pour éviterle mot Premier ministre) de cette législature, juge de carrière, et d’une professeure de droit constitutionnel qui a également occupé des fonctions au ministère de la Présidence pendant la législature actuelle.  

 

Dans ce contexte, les deux magistrats ont été nommés sans que le CGPJ ne nomme les siens, de sorte que sont nées des spéculations selon lesquelles le Tribunal constitutionnel ne procéderait pas à la vérification des magistrats, maintenant ainsi, avec le mandat de quatre magistrats ayant expiré, la « majorité conservatrice » alors en fonctions au Tribunal. La réaction de l’actuelle coalition gouvernementale – entre le Parti socialiste et Podemos —  à cette possibilité a finalement déclenché l’un des désaccords institutionnels les plus importants entre le Tribunal constitutionnel et le pouvoir législatif au sein de la démocratie espagnole.

 

 

La crise de crédibilité

La mèche allumant ce conflit se trouve dans la double proposition que le groupe socialiste et le groupe Podemos ont présentée pour la réforme tant de la Loi organique du pouvoir judiciaire que de la Loi organique du Tribunal constitutionnel lui-même, dans le but de surmonter la situation de blocage décrite ci-dessus. Concrètement, la réforme du Pouvoir Judiciaire affecterait la majorité requise pour que le CGPJ nomme ses deux juges au Tribunal constitutionnel. Celle-ci passerait d’une majorité de 3/5 à une majorité simple, en vertu d’une procédure éliminant le besoin d’un quorum et établissant en premier lieu, un délai de cinq jours pour que chaque membre du Conseil propose un candidat au poste de juge, puis un délai de trois jours pour que le président du Conseil convoque une session plénière pour un vote au cours duquel chaque membre ne peut soutenir qu’un seul candidat. Ce texte prévoit également une responsabilité de toute nature, « y compris pénale », en cas de non convocation de la session plénière.

 

En second lieu, la modification de la loi relative au Tribunal constitutionnel est également envisagée afin de supprimer en priorité la procédure actuelle de vérification de l’aptitude des juges par le Tribunal. De la même manière, la proposition de réforme établit que, si après neuf ans et trois mois du mandat des juges proposés par le CGPJ et le gouvernement, « l’un de ces deux organes n’a pas fait sa proposition, les juges nommés par l’organe qui a rempli son devoir constitutionnel seront renouvelés ».

 

Comme on peut le constater, il s’agit de deux réformes touchant le noyau institutionnel de l’État. Elles ont, disons, une dimension constitutionnelle sans équivoque, et la vérité est que de nombreuses voix doctrinales ont mis en doute la constitutionnalité des deux mesures, tant celle qui réduit la majorité requise pour la nomination des juges par le CGPJ, que celle excluant la nomination simultanée des juges par le CGPJ et le gouvernement.

 

Quoi qu’il en soit, cette proposition de réforme a soulevé un problème procédural ou formel antérieur. Elle a été déposée non pas dans une proposition de loi, mais dans deux amendements introduits dans la phase finale de la procédure d’une réforme du code pénal avec laquelle, de toute évidence, les deux amendements n’ont aucun lien significatif. À cet égard, il convient de noter que le Tribunal constitutionnel espagnol a soutenu à plusieurs reprises la doctrine selon laquelle les amendements introduits dans les propositions de loi qui n’ont aucun lien significatif avec le texte légal violent le droit d’exercer un mandat de représentation (art. 23.2 CE), en relation avec le droit des citoyens à la représentation politique (23.1 CE). Sur ce fondement, le groupe parlementaire du PP a déposé un recours en amparo contre la décision du bureau de la commission législative de la justice d’admettre ces amendements pour examen. Dans ce recours, outre la demande de constater la violation de leur droit à exercer un mandat représentatif, ils ont demandé au Tribunal constitutionnel, sur le fondement de l’article 56.1 de sa loi organique, de décréter des mesures conservatoires et, inaudita parte, de suspendre la procédure législative.

 

Le Tribunal constitutionnel espagnol, par ordonnance du 19 décembre 2022[5], a accepté l’admission du recours et a admis favorablement, à titre de précaution, la demande de paralyser l’examen des amendements au Sénat, considérant l’existence d’un periculum in mora. Selon la majorité de la juridiction, si les amendements étaient autorisés et la loi adoptée, un arrêt confirmant l’amparo ne pourrait en aucun cas rétablir le droit des parlementaires à exercer leur mandat représentatif. Le Tribunal a compris que sa doctrine sur l’inconstitutionnalité des amendements dépourvus de lien significatif était claire et que, en l’espèce, il y avait suffisamment d’éléments pour suspendre les deux amendements en question.

 

Le résultat, en tout cas, est que pour la première fois, le Tribunal constitutionnel espagnol a ordonné au législateur, plus précisément au Sénat, de suspendre une procédure parlementaire de législation en cours. Cinq de ses juges, ainsi qu’une bonne partie de la doctrine constitutionnelle, ont considéré qu’avec cette ordonnance de mesures conservatoires, le Tribunal s’est engagé sur un terrain institutionnel qui lui est étranger, transformant un recours parlementaire de protection en une sorte de contrôle préalable de constitutionnalité, non prévu dans notre système juridique, et remettant ainsi en cause tant le contenu essentiel de l’autonomie parlementaire que la place très centrale qu’occupent les Cortès générales dans le système politique. Le porte-parole du gouvernement, ainsi que les présidents du Congrès et du Sénat, ont publié un communiqué dès l’annonce de la décision du Tribunal, dans lequel ils ont fait savoir qu’ils s’y conformaient, mais non sans exprimer en termes sévères leur désaccord et la gravité du précédent.

 

Dans les jours ayant précédé et immédiatement suivi l’arrêt de la Cour, il n’était pas rare de lire dans l’opinion publique espagnole l’expression de « coup d’État » pour faire référence non seulement à la décision des juges, mais aussi aux réformes mêmes du CGPJ et du Tribunal constitutionnel que l’on tentait d’introduire par le biais d’amendements. Bien sûr, l’utilisation d’un langage aussi dramatique n’est pas justifiée, mais il est vrai que la crise de crédibilité du Tribunal constitutionnel espagnol est évidente. Un CGPJ qui n’a toujours pas été renouvelé après l’expiration de sa légitimité il y a plus de quatre ans a finalement nommé les deux magistrats auxquels il a droit, de sorte qu’ils ont pu entrer en fonction ainsi que les deux personnes nommées par le gouvernement. Les épisodes décrits ci-dessus ont consolidé dans l’opinion publique l’idée selon laquelle le juge de la loi est une sorte d’organe de représentation politique, où les magistrats se distinguent par leur appartenance partisane au camp conservateur ou progressiste. La façon dont cette institution résistera aux questions importantes sur lesquelles elle devra bientôt se prononcer reste, malheureusement, inconnue.

 

 

 

 

Traduction par  Géraldine Giraudeau, Professeure de droit public, Université Paris-Saclay (UVSQ)

[1] La Rédaction du blog remercie chaleureusement la professeure Géraldine Giraudeau pour avoir sollicité le Professeur Vasquez et pour avoir traduit de façon diligente son texte de l’espagnol en français

[2] La presse française s’est fait l’écho de cette décision retentissante ; voir par exemple, « Espagne : la crise institutionnelle atteint son paroxysme », Le Monde du 22 déc. 2022.

[3] Ley Orgánica 6/1985, de 1 de julio, del Poder Judicial ; https://www.boe.es/buscar/doc.php?id=BOE-A-1985-12666.

[4] Ley Orgánica 4/2021, de 29 de marzo, del Poder judicial, para el establecimiento del regimen juridico aplicable al Consejo general del Poder Judicial en funciones, https://www.boe.es/eli/es/lo/2021/03/29/4; y Ley Orgánica 8/2022, de 27 de julio, del Poder judicial, para el establecimiento del regimen juridico aplicable al Consejo general del Poder Judicial en funciones, https://www.boe.es/eli/es/lo/2022/07/27/8.

[5] Auto 177/2022, de 19 de diciembre de 2022 (BOE núm. 17, de 20 de enero de 2023 : https://hj.tribunalconstitucional.es/docs/BOE/BOE-A-2023-1773.pdf.