Interrogations sur la pérennité d’une institution : la Couronne britannique

Par Arthur Gaudin

<b> Interrogations sur la pérennité d’une institution : la Couronne britannique </b> </br> </br> Par Arthur Gaudin

Récemment, la Monarchie britannique a été confrontée à plusieurs changements politiques internationaux susceptibles de l’affecter, tels que le choix de la Barbade d’instaurer un régime républicain, la désignation d’un ministre « délégué à la République » en Australie et l’abrogation du serment au Roi Charles III par l’assemblée législative de Québec. Ainsi, par-delà la disparition de la Reine Elizabeth II, ces événements interrogent la pérennité de la Couronne en tant qu’institution.

 

Recently, the British Monarchy has been facing international political changes that may affect it, such as the choice of Barbados to become a republic, the appointment of an Assistant Minister for Republic in Australia and the abrogation of the oath to King Charles III by the Quebec legislature. More than the demise of Queen Elizabeth II, these events question the Crown as an institution.

 

Par Arthur Gaudin, Docteur en droit qualifié aux fonctions de Maître de conférences en droit public

 

 

Le 8 septembre 2022, la Reine du Royaume-Uni, Elizabeth II, disparaissait, mettant fin à un règne d’une longévité exceptionnelle qui avait débuté le 6 février 1952. Fidèlement à la logique institutionnelle, après la mort de la Reine, Charles, son fils, est devenu Roi (Charles III), conformément à la la filiation dynastique, et il sera couronné le 6 mai 2023. Ainsi, l’adage « the Queen is dead, long live the King » ne fut, une nouvelle fois, pas démenti. Cette succession illustre la nature profondément ambivalente de toute institution, ici la Monarchie, comprenant, d’une part, une forme incarnée privilégiée, la personne du monarque, et, d’autre part, une forme abstraite, la Couronne. Dans cette relation, l’abstraction a pour fonction de stabiliser et pérenniser le pouvoir, perturbé régulièrement par le décès ou le retrait de son titulaire physique. Une telle construction revêt une importance d’autant plus grande au Royaume-Uni que sa culture juridique en a élaboré la version la plus raffinée[1].

 

Pourtant, la pérennité de la Couronne est interrogée à l’aune de plusieurs événements récents qui mettent plus précisément en question son rayonnement international. En effet, le monarque du Royaume-Uni est aussi monarque de quatorze autres États nommés royaumes du Commonwealth (Commonwealth realms)[2], qui sont autant d’anciennes colonies. Malgré leur indépendance, et contrairement aux anciennes colonies devenues des États républicains[3], ces États ont choisi de faire du Roi régnant au Royaume-Uni leur chef d’État, héritage symbolique de l’empire britannique. Quoique distinctes de la Couronne britannique, ces Couronnes conservent un lien avec celle-ci par leur origine et leur personnification. Ainsi, la remise en cause de la détention héréditaire du pouvoir par un monarque d’origine britannique interroge la pérennité de la Couronne. Un tel questionnement heurte frontalement le postulat d’immortalité sous-tendant cette construction abstraite. Or, si toute institution a pour vocation de perdurer par-delà les titulaires physiques du pouvoir, aucune institution ne peut prétendre à être établie infiniment. La longue durée, voire la perpétuité, ne rime pas avec l’éternité comme en attestent d’illustres exemples passés tels que l’Empire romain, la Monarchie française ou, plus récemment, l’Union soviétique. Sur le plan théorique, Hobbes, l’un des grands artisans de la construction institutionnelle du pouvoir politique, n’a d’ailleurs jamais prétendu le contraire[4]. Ainsi, prenant au sérieux l’hypothèse de la mortalité des institutions, il s’agit d’exposer les signes perceptibles de l’érosion de la Couronne (I) afin d’en comprendre les motifs (II).

 

 

1. Les signes d’érosion institutionnelle de la Couronne

Trois événements récents attirent particulièrement l’attention sur l’effritement de la Couronne et méritent d’être mis en perspective les uns par rapport aux autres : l’accession de la Barbade à la République, la nomination d’un ministre délégué à la République en Australie et l’abrogation du serment au Roi par l’assemblée législative de Québec au Canada.

 

Premièrement, le 30 novembre 2021, la Barbade, État des Caraïbes et membre du Commonwealth dont la Reine d’Angleterre était le chef d’État, a rejeté le régime monarchique britannique pour devenir une République[5]. Suite à cette décision parlementaire et non référendaire, une Présidente de la République de Barbade a été désignée par un suffrage indirect. En l’occurrence, la première Présidente de la Barbade n’est autre que Sandra Masson, anciennement gouverneur-général de l’île, qui jouait donc le rôle de représentante de la Couronne. Ce changement de régime n’induit pas une sortie du Commonwealth qui comprend d’autres Républiques antérieurement sous la tutelle du Royaume-Uni tel que l’Inde. Dans ce cas, les autorités de la Barbade ne reconnaissent le Roi qu’en tant que chef du Commonwealth et non plus en tant que Monarque de la Barbade.

 

Quelques mois plus tard, le 31 mai 2022, le Premier ministre australien, Anthony Albanese, nommait un « ministre délégué pour la République » (Assistant Minister for Republic)[6]. La désignation de Matt Thistlethwaite à ce poste interpelle moins que la dénomination retenue puisque l’Australie demeure une monarchie, dont le chef d’État est également Charles III. Cette initiative n’est pas neuve en Australie où eut lieu en 1999 un référendum visant à instaurer une République. Rejetée à 54%, la proposition de se défaire de la Monarchie constitue en un sens un précédent, mais plus ambitieux, à cette récente nomination du ministre délégué à la République. Cette dernière présente, en revanche, l’avantage d’installer dans la durée une voie plus douce de sortie de la monarchie en vue d’instiller cette possibilité dans l’esprit des Australiens.

 

Le dernier signe d’érosion de la Couronne britannique est donné par l’affranchissement du serment à Charles III par la province de Québec au Canada[7]. A l’origine d’une telle décision, trois députés québécois indépendantistes ont refusé de mettre un genou à terre, signe de déférence au nouveau Roi britannique qui est aussi Roi du Canada. Ce serment provient de la loi adoptée par le Parlement du Royaume-Uni en 1867 (British North America Act), devenue loi constitutionnelle suite à l’indépendance du Canada et au rapatriement de la Constitution en 1982. Il impose aux députés des assemblées législatives, incluant celles des provinces, de prêter serment au roi pour pouvoir y siéger. Or les députés québécois indépendantistes se sont limités au serment « au peuple du Québec ». Afin de résoudre cette crise et non seulement de permettre le retour des députés dissidents mais aussi de s’emparer de ce coup d’éclat, le ministre québécois des institutions démocratiques, Jean-François Roberge, a déposé une loi d’abrogation du serment obligatoire au Roi. Cette loi votée en urgence autorisait ainsi les députés indépendantistes à revenir dans le salon Bleu, salle de l’Assemblée nationale québécoise. Là encore, cette marque d’émancipation de la Couronne britannique n’est pas inédite au Québec car deux référendums sur la souveraineté de la province avaient été proposés et rejetés en 1980 et 1995.

 

 

2. Des motifs de l’érosion institutionnelle de la Couronne

Ces trois événements considérés dans leur ensemble semblent traduire une perte d’influence de l’institution monarchique britannique. Autrement dit, cette dernière subit une déperdition de la déférence et de la sacralité qui lui ont longtemps été attachées par les individus vivant sous son empire. Ces derniers s’en détournent car ils ne lui accordent plus autant de crédit, soit en devenant indifférents, soit en épousant d’autres croyances et d’autres références. Pour Bagehot, la monarchie repose particulièrement sur ce facteur émotionnel car, selon lui, « tant que la race humaine aura beaucoup de cœur et peu de raison, la royauté sera un gouvernement fort »[8]. La perte de crédit donne une explication générale de l’érosion de l’institution mais elle ne suffit pas à comprendre pourquoi la Couronne paraît se désacraliser. Deux motifs spécifiques au cas de la Monarchie du Royaume-Uni fournissent des moyens de compréhension d’un mouvement qui pourrait plutôt croître que décroître : la décolonisation entendue au sens large et, paradoxalement, le décès récent de la Reine Elizabeth II, incarnation de la Couronne.

 

D’abord, il est impossible de dissocier l’éloignement de la Monarchie britannique et l’histoire de ses relations avec les anciennes colonies que sont la Barbade, l’Australie et le Canada. Le motif de la décolonisation est explicitement avancé par les pouvoirs publics de l’île des Caraïbes : pour Sandra Masson, première Présidente, il s’agit de « laisser définitivement derrière nous notre passé colonial »[9]. L’ambassadeur de la Barbade, David Comissiong, le confirme : « le fait d’avoir le monarque anglais comme chef d’État était un anachronisme, une relique du passé colonial ». Ensuite, la mort de la Reine Elizabeth II constituerait un autre motif important d’érosion. Cet argument est paradoxal puisque l’institution est réputée perdurer par-delà son incarnation. Pourtant, il s’avère que l’incarnation est réciproquement une garantie de l’institution. Ce n’est pas un hasard si, quatre jours après le décès de la Reine, le Premier ministre des Bahamas annonçait un référendum imminent sur le devenir républicain de cet État du Commonwealth, emboîtant le pas de son voisin barbadien. En Australie, l’aura d’Elizabeth II était déterminante, sa visite en 2011 ayant entraîné un sursaut d’affection pour la Monarchie. La Première ministre australienne de l’époque, Julia Gillard, avait explicitement lié l’hypothèse d’une accession à la république avec la disparation de la Reine[10]. Ainsi, constatant que « tout référendum républicain du vivant de la Reine serait voué à l’échec », les républicains espéraient « que l’affection et la loyauté dont bénéficie la Reine ne se reporteraient pas nécessairement sur son successeur, le futur roi Charles »[11].

 

 

 

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La fin du règne d’Elizabeth II est donc susceptible d’emporter des conséquences qui excéderaient la mort de la Reine en tant qu’incarnation. Elle conduit à s’interroger sur la pérennité de l’institution monarchique dans sa globalité. Néanmoins, l’érosion, constatée à travers l’accession à la République de la Barbade, la nomination d’un ministre australien délégué à la République et l’abrogation du serment au Roi par l’assemblée législative québécoise, peut être relativisée. A travers ces événements, il semble que ce ne soit pas tant la Couronne britannique qui soit menacée d’effacement que les Couronnes des royaumes du Commonwealth, c’est-à-dire l’héritage impérial de la Monarchie. Dans ces conditions, la Couronne demeurerait plus que jamais britannique. Enfin, un frein ralentit substantiellement cette érosion : l’incertitude liée au modèle alternatif, en l’occurrence la République[12], qui réclame une révision profonde de l’architecture des pouvoirs et impose des dilemmes concrets quant à ses modalités de fonctionnement.

 

 

 

[1] « Nulle part, le concept de “Deux Corps du Roi“ n’a imprégné et dominé la pensée juridique de façon générale et aussi durable qu’en Angleterre où, sans parler d’autres aspects, cette notion eut aussi une fonction heuristique importante dans la période de transition de la pensée médiévale à la pensée politique moderne », E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Gallimard, Folio histoire, 2019, p. 504.

[2] Il s’agit des États suivants : Antigua-et-Barbuda, Australie, Bahamas, Belize, Canada, Grenade, Jamaïque, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Salomon, Tuvalu.

[3] A. Rodd, « Évolution de la souveraineté territoriale d’Élisabeth II », Pouvoirs, 2022/3, p. 42 et suiv.

[4] « Bien que rien de ce que les mortels construisent ne puisse être immortel si, toutefois, les humains avaient, comme ils le prétendent, l’usage de la raison, leurs États pourraient au moins être protégés des maladies qui les font périr de l’intérieur », T. Hobbes, Léviathan, Gallimard, Folio essais, 2000, p. 476.

[5] « En abolissant la monarchie, la Barbade “a fait sauter un verrou“ dans les Caraïbes », Le Monde, 4 janvier 2023.

[6] « L’Australie désigne symboliquement un “ministre délégué pour la République“ avant une possible sortie de la monarchie », Le Monde, 31 mai 2022.

[7] « Québec se débarrasse du serment au roi », Le Devoir, 9 décembre 2022.

[8] W. Bagehot, La Constitution anglaise, Germer Baillère, 1869, p. 75.

[9] « En abolissant la monarchie, la Barbade “a fait sauter un verrou“ dans les Caraïbes », op. cit.

[10] « I believe that this nation should be a republic. I also believe that this nation has got a deep affection for Queen Elizabeth. What I would like to see, as Prime Minister, is that we work our way through to an agreement on a model for the republic but I think the appropriate time for the nation to move to being a republic is when we see the monarch change. Obviously I’m hoping for Queen Elizabeth that she lives a long and happy life and having watched her mother I think there’s every chance that she will live a long and happy life. But I think that’s probably the appropriate point for a transition to a republic », « PM wants change of Monarchy before Republic », ABC News, 17 août 2010.

[11] A. Rodd, « Évolution de la souveraineté territoriale d’Élisabeth II », op. cit., p. 52.

[12] S. Murray, I. Richet, « L’avenir de l’Australie et de ses relations avec le Royaume-Uni : de la monarchie à la République ? », Pouvoirs, 2012/2.

 

 

 

Copyright House of Lords 2022 / Photography by Roger Harris / CC BY NC-ND2.0 Le 12 septembre 2022, les speakers de la House of Commons et de la House of Lords adressent, depuis Westminster, leurs messages de condoléances au Roi Charles III.