Usages politiques des déclarations d’intérêts et de patrimoine lors d’un débat parlementaire 

Par Kévin Gernier

<b> Usages politiques des déclarations d’intérêts et de patrimoine lors d’un débat parlementaire  </b> </br> </br> Par Kévin Gernier

Lors d’un débat parlementaire portant sur la taxation des superprofits des grandes entreprises, des députés de l’opposition ont affirmé que des membres de la majorité se trouvaient en situation de conflit d’intérêts en raison de leur détention d’actions dans ces mêmes entreprises. Les échanges issus de ce débat ont été représentatifs de l’usage politique qui peut être fait du contenu des déclarations d’intérêts et de patrimoine publiées par la HATVP. Les arguments utilisés à cette fin peuvent être rattachées à deux types de registre qui ne devraient pas être mélangés : le « déontologique » et « l’idéologique ».

 

During a parliamentary debate about taxation of large companies’ super-profits, opposition members of Parliament accused majority members of being in a conflict of interests due to their shareholding in such companies. The resulting exchange of views reflected the possibility of a political use of the asset and interests declarations published by the High Authority for transparency in public life. Arguments used in this debate can be assigned to two types of repertoires which should not be mixed: the “ethical” one, and the “ideological” one.

 

Par Kévin Gernier, chargé de plaidoyer pour une association anti-corruption

 

 

 

Le 15 février, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) publiait les déclarations d’intérêts des députés de la XVIème législature, à peine deux jours avant la fin programmée d’un débat tendu sur la réforme des retraites à l’Assemblée nationale. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour un cocktail détonnant, qui n’a pas manqué d’exploser dans la dernière ligne droite du débat en séance publique du vendredi 17 février. Alors que les députés étudient des amendements de la NUPES visant à établir une taxe sur les superprofits des groupes pétroliers, la députée LFI Alma Dufour suggère dans une intervention orale l’existence d’un lien de causalité entre la détention d’action de Total Energie par la Présidente de l’Assemblée nationale, et l’opposition de son groupe parlementaire à la taxation de cette même entreprise.

 

Lors des échanges suivants, cette accusation de conflit d’intérêt s’élargit à l’ensemble des députés dont la détention d’actions d’entreprises du CAC 40 a été révélée par la récente publication de leur déclaration d’intérêts. Le contenu des déclarations d’intérêts, mais aussi de patrimoine, publiées par la HATVP a été utilisé politiquement pour fournir des arguments que l’on peut rattacher à deux types de registre. Le premier, que l’on peut qualifier de « déontologique », se fonde sur le droit, et plus particulièrement sur l’interprétation des articles 80-1 à 80-4 du Règlement de l’Assemblée nationale. Le second peut être qualifié « d’idéologique » et se fonde davantage sur des grilles de lecture sociologiques. Or, le mélange de ces deux registres a pu mener lors des débats à des confusions que nous tâcherons d’analyser.

 

 

Un usage déontologique à manier avec précaution

Premier constat : malgré l’opposition parfois radicale des points de vue qui ont été exprimés vendredi 17 février dans l’hémicycle autour de la question des conflits d’intérêts, pas une seule remise en cause du principe même de transparence n’a été formulée. Le traumatisme de l’affaire Cahuzac a été évoqué et semble justifier à lui seul le consensus politique qui s’est exprimé autour des obligations légales de transparence auxquelles sont désormais soumis les députés.

 

La remise en cause a plutôt porté sur l’usage politique qui peut être fait de la transparence. De nombreux députés de la majorité et du RN ont ainsi contesté les accusations déontologiques provenant du groupe LFI en les présentant comme des insultes visant des individus, voire des attaques pouvant nuire à la démocratie dans son ensemble. Ces interventions suggéraient que la transparence se suffit à elle-même pour garantir la probité des députés. Mais tel n’est pas le cas, et l’usage politique des données des déclarations d’intérêts est tout à fait légitime lorsqu’il vise à soulever un éventuel conflit d’intérêts. La remise en cause de la légitimité de cet usage par certains députés, qui la rattachent à tort à une inadmissible atteinte à l’honneur, est significative des progrès qu’ils restent à accomplir en matière de diffusion d’une culture déontologique à l’Assemblée nationale.

 

La légitimité de cet usage n’autorise néanmoins pas les députés à se substituer au déontologue. Les députés LFI ont en effet pu mêler vendredi dernier à leurs interrogations déontologiques légitimes des appréciations définitives sur l’existence d’un conflit d’intérêts, tel que défini par l’article 80-1 du Règlement de l’Assemblée nationale, pour les députés détenteurs d’actions de grandes entreprises. En cohérence avec ces appréciations, ces députés ont également demandé l’application des mesures prévues par le règlement dans une telle situation, c’est-à-dire le recours à une déclaration orale ou écrite d’intérêts préalablement à toute intervention, voire le déport total de la décision où il existerait un conflit d’intérêts. Mais pour éviter toute instrumentalisation politique de ces dispositions, le règlement prévoit qu’il revient bien à la responsabilité individuelle de chaque député d’estimer s’il est en situation de conflit d’intérêts, avec la possibilité de saisir le déontologue pour un avis déontologique sur sa situation personnelle en cas de difficulté d’analyse.

 

On peut regretter qu’aucun député-actionnaire n’ait saisi le déontologue préalablement à une participation à un débat et un vote portant sur la taxation d’entreprises dont il détiendrait des parts. Ou, dans l’hypothèse où une telle demande d’avis a bien été formulée et que le déontologue a estimé qu’il n’y avait pas conflit d’intérêts, on peut regretter que son avis n’ait pas été publié pour éclairer des députés se trouvant dans une situation similaire. En effet, en l’absence d’un principe de publicité des avis du déontologue, c’est sur le député que repose la responsabilité d’une éventuelle publication (article 80-3-1 du Règlement de l’Assemblée nationale).

 

Si les députés LFI étaient catégoriques sur l’existence d’un conflit d’intérêts, les précédents avis du déontologue de l’Assemblée nationale sont moins formels. On se souvient ainsi du cas du député Jacques Maire sous la précédente législature, rapporteur d’un autre projet de réforme des retraites et détenteur de 400 000 euros d’actions chez Axa qui pouvaient bénéficier de la mise en œuvre d’un système de retraite par répartition. Mis en cause par LFI là aussi à l’époque, celui-ci avait fini par saisir tardivement la déontologue qui avait estimé qu’il pouvait occuper ses fonctions de rapporteurs avec quelques mesures de transparence renforcées néanmoins.

 

Autre possibilité, le déontologue peut constater à la suite d’un signalement ou de sa propre initiative le manquement d’un député à ses obligations déontologiques, et en informer le député concerné ainsi que le Président (article 80-4 du règlement). Cette possibilité de signalement n’a cependant pas été évoquée lors des débats, et d’ailleurs la figure même du déontologue n’a jamais été évoquée non plus ce qui est regrettable. En l’absence d’applicabilité du délit de prise illégale d’intérêts sur le vote des députés, et donc de possibilité de recours au juge pénal, le déontologue est en effet le seul acteur impartial en mesure d’intervenir pour trancher de telles accusations. On peut lire là aussi une marge de progrès certaine pour la culture déontologique des députés qui ont désormais complètement intégré l’exigence de transparence mais moins celle de déontologie.

 

Le risque qui peut découler de cette instrumentalisation excessive de la question déontologique est que cela finisse par nuire à la déontologie elle-même en rendant l’appréciation du conflit d’intérêts relative à chaque camp politique qui aura beau jeu de réfuter l’interprétation réalisée par son adversaire. Les élus peuvent jouer un rôle de signalement en la matière, mais pas d’arbitrage.

 

 

Un usage idéologique à réhabiliter

La contrepartie du mouvement de « déontologisation » de la vie politique à l’œuvre depuis une décennie est qu’il peut parfois phagocyter des débats proches mais bien distincts. Ce phénomène s’est manifesté lors des échanges parlementaires de vendredi dernier. Le répertoire juridique de la déontologie parlementaire est en effet pertinent pour l’analyse de situations individuelles, mais pas pour celle d’un collectif politique. Dans ce dernier cas, le répertoire de « l’idéologie » se fondant sur des grilles de lecture sociologiques s’avère bien plus opérant.

 

Or, alors même que l’objet originel du débat portait sur la répartition des richesses issus des revenus du travail et du capital, et les accusations sur la propriété de ce capital par certains députés, bien peu de députés se sont risqués à la mobilisation d’arguments idéologiques, peut-être par crainte d’être qualifiés de marxistes par leurs adversaires. Seul le député LFI Jean-François Coulomme mobilise brièvement un argumentaire sur un registre uniquement sociologique, sans considérations déontologiques, avec l’expression suivante qui relève d’une conception plutôt déterministe (holiste) de la société : « votre gouvernement pratique la défense de classe qui vous rend solidaires de toutes les personnes situées au-dessus des classes supérieures ». Toutes les autres interventions de députés retombent dans le registre déontologique avec les accusations individuelles de conflits d’intérêts, provoquant immanquablement des réparties de même niveau en réaction, notamment sur le patrimoine millionnaire de Jean-Luc Mélenchon.

 

La mobilisation d’arguments sociologiques est pourtant peu pertinente quand elle vise les individus, et elle ne devient légitime que quand elle porte sur un collectif. A cette fin, la publication dans un format « open data » de certaines déclarations d’intérêts et de patrimoine par la HATVP ont fourni des ressources précieuses pour ce type d’analyse. Le sociologue Etienne Ollion a ainsi pu établir un classement des groupes parlementaires selon les revenus passés de leurs députés.

 

Le nombre de ministres millionnaires du gouvernement actuel, 19 au total, est un autre fait objectif qui a pu être établi grâce à la publication des déclarations de patrimoine des membres du Gouvernement, et son usage répété par des députés LFI en tant qu’argument politique lors des débats de vendredi est tout à fait légitime.

 

Pour s’opposer à l’interprétation holiste de ces faits proposée par les députés LFI, les députés de la majorité ont d’abord cherché à resituer le débat dans le répertoire déontologique, en dénonçant des accusations outrancières, mais ce recadrage relève davantage de la diversion que de l’argument de fond. Plus brièvement, ils ont aussi cherché à mobiliser des arguments du répertoire idéologique. Le député MODEM Erwan Balanant évoque ainsi durant le débat des « parcours cohérents » pour décrire le contenu des déclarations d’intérêts des députés, les élus ayant acquis durant leur carrière professionnelle passée des intérêts en cohérence avec les valeurs du groupe politique auquel ils appartiennent. Il semble se rattacher ainsi à une grille de lecture qui relève davantage de l’individualisme méthodologique, en opposition aux interprétations holistes davantage prisées par la tradition politique à gauche. Pour s’opposer à la lecture déterministe, d’autres députés ont plutôt invoqué le principe quasi « magique » de la représentativité qui fait de chaque député un représentant de la Nation toute entière, et donc en capacité de mettre de côté ses caractéristiques sociales pour décider en surplomb de la société. Libre à chaque député d’adhérer à l’interprétation de son choix, et c’est bien le rôle du débat parlementaire de confronter des visions idéologiques antagonistes sur des faits objectivement constatés.

 

Que faut-il conclure des échanges du 17 février ? Tout d’abord que les déclarations d’intérêts et de patrimoine sont bien plus que des formalités administratives, et qu’elles sont désormais des objets politiques à part entière. Il faut se féliciter de cette évolution, qui contribue à ancrer la transparence et la déontologie dans la tradition politique française. Il faut cependant rester vigilant aux usages illégitimes de ces déclarations qui risquent au contraire de contribuer à une remise en cause de ces principes essentiels.

 

 

 

Crédit photo: Eddie Junior